Histoire des Canadiens-français, Tome III/Chapitre 1

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CHAPITRE I

1646-48.


Nouvelles seigneuries. — Colons nouveaux. — Réformes dans l’administration du pays. — Guerre des Iroquois. — M. d’Ailleboust gouverneur.

B
ien loin d’avoir plu aux Cent-Associés, la compagnie des Habitants leur portait ombrage, et comme les premiers s’étaient réservé la concession des terres, leurs amis croyaient que son influence dans les affaires du Canada ne serait aucunement diminuée par l’abandon du trafic. Cent vingt colons ne pouvaient lutter, croyaient-ils, contre la politique d’un cercle d’hommes bien établis en cour. Ils ne songeaient pas que les colons, fatigués des abus du passé, opposeraient une résistance aussi habile que courageuse.

L’automne de 1645, MM. Le Gardeur de Repentigny, Le Gardeur de Tilly et Jean-Paul Godefroy étaient partis pour la France, dans l’espoir de régler définitivement les conditions du nouvel état de choses. À Québec, les commis des Cent-Associés ne s’entendaient point avec les Habitants ; aussi voit-on que, dès le mois de janvier 1646, il y eut des désaccords où figurent Marsolet, Maheu et le jeune Robineau. Marsolet était un esprit indépendant qui ne voulait recevoir la dictée de personne ; Maheu, véritable habitant, s’inspirait des besoins du pays ; Robineau, fils d’un ancien membre de la compagnie des Cent-Associés, montrait déjà qu’il comptait faire du pays nouveau sa patrie d’adoption. Tous trois ont fondé des familles purement canadiennes. Cet esprit de résistance alarmait les fidèles de la grande compagnie ; mais rien n’était moins propre à le faire disparaître que l’ombrageuse conduite de ceux dont les habitants avaient à se plaindre : c’est pourquoi il se perpétua. Les Normands ont l’instinct de la liberté, prise dans de justes mesures ; c’est pourquoi le petit groupe de colons du Canada, tiré en majorité du nord de la France, surtout de la Normandie et du Perche, ne craignit point d’engager la lutte sur le terrain où on l’avait poussée. Nous en verrons les résultats à mesure que les événements se dérouleront sous nos yeux.

Des colons signalés pour la première fois en 1646, nous connaissons ceux qui suivent :

Urbain Baudry dit Lamarche, taillandier, de Luché ou Huché, Anjou, se maria (1647) avec Madeleine, fille de Gaspard Boucher. Sa descendance est fort nombreuse. Il s’établit aux Trois-Rivières ; une branche de cette famille porta le nom de Desbuttes  ; une autre branche a fourni à la ville de Montréal des marchands renommés et l’un de ses maires les plus remarquables.

Pierre Deschamps, laboureur, arrivé en 1646, mourut à Batiscan cinquante ans plus tard.

Pierre Lefebvre et sa femme, Jeanne Aunois, étaient aux Trois-Rivières en 1646. Leurs nombreux enfants ont fondé les familles de Bellefeuille[1], Belle-isle, Labaie, Denoncourt, Lacerisaie et Décoteaux. Jacques Lefebvre, fils de Pierre, fut le premier seigneur de la Baie-du-Febvre ou Saint-Antoine.

Marin Terrier dit Francheville, sieur de Repentigny, de Grandmesnil, Normandie, arrivé en 1646, épousa (1647) Jeanne Jallaut. Il fut tué par les Iroquois dans la banlieue des Trois-Rivières, en 1652. Son fils Pierre, secrétaire de monseigneur de Laval, était curé de la Rivière-Ouelle en 1690, et, à la tête de ses paroissiens, repoussa vigoureusement les Anglais de l’escadre de Phipps.

Gilles Hénard ou Énard, de Saint-Lazare, évêché de la Rochelle, arrivé (1646) au service des jésuites, épousa à Québec (1665) Marie de Bure dit Battanville.

Eustache Lambert, au service des jésuites, fit un second ou troisième voyage aux Hurons en 1646. On le voit à l’île d’Orléans et à Tadoussac avec le père Chaumonet (1651). Deux ans plus tard, il commandait une compagnie du camp volant. En 1656, à Québec, il épousa Marie Laurence, devint marchand, propriétaire d’une barque, et mourut à Québec en 1673. Nombreuse descendance.

Étienne de Lessard, de Sens, en Champagne, arrivé en 1646, épousa (1652) Marguerite Sevestre. Ses fils ont obtenu des seigneuries et ont fondé de nombreuses familles dans les districts de Québec et des Trois-Rivières.

Jules ou Julien Trottier, de Saint-Martin d’Igée, au Perche, marié vers 1630 à Catherine Loisel ou Loiseau, arriva dans le pays en 1646 et se fixa aux Trois-Rivières. Ses descendants, les Trottier des Ruisseaux et les Trottier de Beaubien, ont possédé des seigneuries et exercé des fonctions publiques au Canada, au Détroit, à Chicago et ailleurs.

Jean Véron, sieur de Grandmesnil, de Livano, Normandie, se maria à Québec (1646) avec Marguerite Hayet. Il fut tué par les Iroquois, aux Trois-Rivières, en 1652. Ses descendants ont fourni des notaires au Bas-Canada.

Pierre Le Petit, habitant établi avec sa femme, Catherine Desnoyers, sur les terres des jésuites à Beauport, où son fils Joseph, âgé de trois ans, fut enlevé par les Iroquois (1650).

Jacques Caulmont possédait une terre près du saut Montmorency (1646). En 1647, il la vendit aux hospitalières et partit pour les Hurons au service des jésuites.

Nicolas Macart dit Champagne, de Mareuil-sur-Aï, en Champagne, et qui était à Québec dès 1639, épousa[2] (1646), à Québec, la veuve de Jean Nicolet, qui lui donna une terre aux Trois-Rivières, mais il demeura à Québec. Il devint commis des Habitants et fit un voyage en France (1647). Son fils Charles devint conseiller du gouverneur.

Jean Mignot dit Chatillon, du diocèse de Bayeux, Normandie, était à Québec en 1646. Il y épousa[3] (1648) Louise Cloutier. L’un de ses enfants s’établit en Acadie et fut la tige de nombreuses familles.

Jean-Julien Petau, des Tours de Belan, Bretagne, était à Québec en 1646. L’année suivante, il y épousa Marie Peltier[4], veuve de César Gouin.

En 1637, il y avait, aux Trois-Rivières, un nommé Pierre Martin, commis du magasin et interprète des Hurons. C’est peut-être le même que Pierre Martin, de l’île d’Oléron, évêché de la Rochelle, qui se maria dans cette dernière ville (1642) avec Madeleine Panie, et que nous voyons au Canada quelques années plus tard.

Charles le Chevalier, chirurgien aux Trois-Rivières (1645-7), avait une fille, Anne, qui épousa Pierre Pinguet en 1659.

Antoine Martin dit Montpellier, soldat et cordonnier, de Xiste, ville de Montpellier, Bas-Languedoc, épousa à Québec, 1646, Denise Sevestre. Aux noces, « cinq soldats dansèrent une espèce de ballet. » Une branche de cette famille a pris le nom[5] de Beaulieu.

Guillaume Pelletier, jeune homme au service des jésuites en 1646 (défricheur et charpentier), devait être fils de Guillaume Pelletier, natif du Perche, marié, vers 1630, avec Michelle Morille, et que nous voyons syndic-adjoint de Beauport en 1653. En 1647, Antoine Pelletier, frère de Guillaume, se noya près de sa maison au saut Montmorency ; quelques semaines auparavant, il avait épousé Françoise Morin.

Paul Vachon, du Poitou, notaire, à Beauport, de 1646 à 1693, épousa (1653), à Québec, Marguerite Langlois. Très nombreuse descendance.

La famille de Lotbinière est, de tout le Canada, celle dont l’origine se retrace le plus loin en France, d’après l’abbé Tanguay. À partir de 1345, on la suit jusqu’à nos jours. Louis Théandre Chartier de Lotbinière, marié (1641) à Paris avec Marie-Élizabeth, fille de Louis Damours, arriva à Québec en 1646, devint lieutenant-général de la prévôté de cette ville, et laissa une belle descendance qui a continué dans les charges élevées, civiles et militaires, jusqu’au présent lieutenant-colonel de Lotbinière-Harwood, député-adjudant-général.

Au retour des navires, été de 1646, on apprit que la situation du Canada donnait lieu à nombre de commentaires et même de projets contradictoires. En attendant les résultats de cette agitation, M. Le Gardeur de Repentigny amenait des colons, dont la plupart, croyons-nous, sont signalés dans le passage qui précède. Une question nouvelle se présentait, savoir si on nommerait un évêque au Canada. Le siège épiscopal de Rouen croyait avoir droit à la gouverne religieuse de la colonie. Les jésuites pensaient autrement. Au premier moment, le choix tomba sur M. Thomas le Gauffre, de la société de Montréal ; mais ce digne prêtre mourut (1645) presque aussitôt, et la question se rouvrit d’elle-même. Il est à remarquer que les pères jésuites avaient approuvé ce choix, et que, sans la mort du titulaire, la création du premier évêché canadien n’eût soulevé ni dispute ni tiraillement, comme cela devait avoir lieu une douzaine d’années plus tard. Dès le mois d’octobre 1646, la mère de l’Incarnation exprimait la pensée que « les révérends pères jésuites ayant planté le christianisme en Canada, il semble qu’il y a de la nécessité qu’ils le cultivent encore quelque temps, sans qu’il y ait personne qui puisse être contraire à leurs desseins ». Nous ne savons pas en quoi un évêque pouvait être contraire aux desseins des pères jésuites ; mais il est visible que ceux-ci entendaient conserver seuls les missions du Canada. Comme la société de Montréal avait exprimé le désir d’avoir dans la colonie des prêtres séculiers et même un évêque, c’était aux démarches de l’un de ses principaux membres, M. de Maisonneuve, qu’était dû le consentement de Mazarin à ce sujet. En 1647, le ministre, pressé par certaines influences, recula devant la tâche de nommer un autre évêque, et le projet alla rejoindre les requêtes déjà anciennes des Canadiens qui demandaient le retour des récollets à titre de curés.

M. de Maisonneuve arriva de France à Québec le 20 septembre 1646. Un navire, qui le suivait de près, lui apporta la nouvelle de l’assassinat de son beau-frère et du mariage probable de sa mère. Sans monter à Montréal, il se rembarqua pour la France le 30 octobre.

M. Le Gardeur de Repentigny était arrivé à Québec le 23 septembre. Le ministre lui avait prêté, pour cette année, un navire nommé la Marquise, avec lequel il avait mis à la voile du port de la Rochelle. Quelque différend était survenu, en France, entre MM. de Repentigny et Olivier le Tardif au sujet du commerce. Le Tardif, revenu à Québec, le 17 octobre, se plaignit du traitement qu’on lui avait fait subir. Il y eut parmi les Habitants des divisions et des mécontentements, que les amis des Cent-Associés ne virent pas d’un mauvais œil. Certains officiers de la compagnie des Habitants prétendaient à une augmentation de gages ; M. de Maisonneuve s’y opposa, et, lorsque ce gentilhomme reprit la mer, il emmena en France MM. Giffard et Tronquet[6], qui paraissent avoir pris une part active à ces débats. M. de Repentigny, continué amiral, commandait les vaisseaux ; le 3 octobre, il avait marié sa fille, Madeleine, à Jean-Paul Godefroy. Les familles Leneuf, Le Gardeur, Robineau, Juchereau, Giffard et Godefroy commençaient à contracter des mariages qui les unirent de plus en plus et leur donnèrent bientôt l’apparence d’un family compact absolument canadien, par opposition aux ligues dont quelques membres des Cent-Associés avaient fait usage dans les dernières dix ou douze années.

Le 27 février 1647, dit le Journal des Jésuites, « il y eut un ballet au magasin ; c’était le mercredi gras : pas un de nos pères ni de nos frères n’y assista, ni aussi des filles de l’hôpital et des ursulines, sauf la petite Marsolet. » Marie Marsolet, née 1637, épousa (1652) Mathieu Damours. « On tenait M. Marsolet, et surtout sa femme, auteurs de la mutinerie des petits habitants », dit encore le Journal.

« L’année 1645, qui fut celle du changement de la traite, et que messieurs de la compagnie générale partagèrent la traite avec les Habitants, les seuls Habitants eurent pour leur part les quatre-vingt-dix-huit poinçons de castor ; et, en 1646, plus de cent soixante. Dans un poinçon il y a deux cents livres de castor, et la livre vendue dix francs — sans les peaux d’orignal, etc… Le 24 octobre 1645, partirent les vaisseaux, cinq en nombre, chargés à ce que l’on tient de vingt mille livres de castor pesant, pour les habitants, et dix mille livres pour la Compagnie générale, à une pistole ou dix ou onze francs la livre » (Journal des Jésuites).

Les habitants étaient en butte aux tracasseries de ceux qu’ils avaient pour ainsi dire supplantés. C’est l’histoire de tous les temps. Ils avaient aussi contre eux le singulier préjugé européen qui taxe d’incapacité les populations des colonies ; mais, dans le cas qui nous occupe, les Canadiens pouvaient se reposer sur de vigoureux champions, capables de faire triompher la juste cause qui les ramenait aux pieds du trône. Par malheur, la discorde s’était mise quelque peu dans le camp, au Canada, et des réformes devenaient nécessaires pour la bonne administration du pays. Les pouvoirs accordés au gouverneur-général, par sa commission en date du 6 juin 1645, se lisent comme suit : « Nous vous avons commis, ordonné et établi, commettons, ordonnons et établissons gouverneur et notre lieutenant-général, représentant notre personne à Québec et dans les provinces arrosées du fleuve Saint-Laurent et des autres rivières qui se déchargent en icelui, et lieux qui en dépendent en la Nouvelle-France, pour commander à tous les gens de guerre qui seront au dit pays, tant pour la garde des dits lieux que pour maintenir et conserver ce négoce, prendre soin de la colonie du dit pays, conservation et sûreté d’icelui sous notre obéissance, avec pouvoir d’établir sous vous tels lieutenans pour le fait des armes que bon vous semblera ; comme aussi, par forme de provision et jusqu’à ce qu’il y ait des juges souverains établis sur les lieux pour l’administration de la justice, vous donnons pouvoir, et aux lieutenans qui seront par vous établis, de juger souverainement et en dernier ressort, avec les chefs et officiers de la Nouvelle-France qui se trouveront près d’eux, tant les soldats qu’autres habitans des dits lieux ; tenir la main à l’exécution des dits arrêts et règlemens du conseil, faits pour l’établissement et conduite de la compagnie de la Nouvelle-France, et des accords faits entre la dite compagnie et les habitans des dits lieux ; et jouir par vous, durant les dites trois années à commencer du jour et date des présentes, de la dite charge, aux honneurs, autorités, prééminences, privilèges, droits, profits et émolumens qui y sont attribués[7]. »

C’était le gouvernement du « bon père de famille ».

Pour remédier aux abus qui commençaient à se commettre dans le cercle ou groupe de directeurs de la compagnie des Habitants, le conseil du roi passa, le 27 mars 1647, un règlement qui était une espèce de charte constitutionnelle octroyant certaines libertés aux colons. Le gouverneur en chef, le supérieur des jésuites et le gouverneur de Montréal composaient un bureau qui devait nommer l’amiral de la flotte, les capitaines et autres officiers de vaisseaux, ainsi que les commis et contrôleurs de la traite, tant en France qu’au Canada. Le commandant de la flotte et les syndics de Québec, des Trois-Rivières et de Montréal avaient entrée et séance à ce conseil, avec voix délibérative, pour y représenter seulement ce qui regardait les charges et les intérêts de leurs commettants. Les officiers ne pouvaient rester en fonction plus de trois années de suite. Les syndics, élus au scrutin, ne pouvaient garder leur mandat plus de trois années. Le conseil réglait les comptes et les gages, en toute matière qui concernait la traite. Les habitants pouvaient acheter des sauvages, au moyen des produits de leurs terres, des fourrures que les magasins de la compagnie leur payaient au taux fixé par le conseil. Sur les profits que ce commerce réaliserait en France, devaient être prélevés vingt-cinq mille francs par année pour les appointements du gouverneur-général et ceux de ses lieutenants à Québec et aux Trois-Rivières, ceux des officiers, des soldats et leur nourriture, pour entretenir et armer les forts de ces lieux et leur fournir des provisions de bouche ; de plus, un droit à soixante-dix tonneaux de fret. Soixante-dix hommes de garnison devaient être nourris aux frais du magasin. Une somme de dix mille francs était affectée au gouverneur de Montréal, avec trente tonneaux de fret, tant pour ses appointements et ceux de ses officiers et soldats, que pour l’entretien du fort de Villemarie, dans lequel serait maintenue une garnison de trente hommes. Cinq mille francs étaient accordés, chaque année, aux jésuites pour leurs missions. Nul autre navire que ceux de la compagnie des Habitants n’était autorisé à pénétrer dans le fleuve.

Le 21 juillet (1647), dans une assemblée générale tenue à Québec, ceux qui se plaignaient de la conduite des directeurs de la compagnie cassèrent l’élection de ces derniers, désignèrent le gouverneur-général pour avoir le soin de leurs affaires, et nommèrent Jean Bourdon procureur-syndic. Celui-ci présenta leur requête à M. de Montmagny, le 28.

Le règlement du 27 mars fut connu à Québec le 6 août, par l’arrivée de trois navires sous les ordres du sieur de Repentigny. Les jésuites consentirent à entrer au conseil, tout en décidant « le voyage de France d’un de nos Pères pour les affaires des ursulines, hospitalières, Iroquois et validité des sacrements de mariage, qu’on nous disputait par lettres venues de France cette année. » Le vaisseau que montait Jean-Paul Godefroy arriva le 14. Le règlement du 27 mars avait été publié le 11 août et mis de suite en opération ; mais les principales familles, qui avaient en main les affaires des Habitants depuis 1644, ne le voyaient pas d’un bon œil : il leur enlevait toute perspective de monopole. En pratique, observe M. Faillon, le gouverneur-général, par l’impossibilité de réunir les membres épars du conseil, pouvait être très souvent le seul arbitre des affaires, et représenter au fond tout le conseil.

Les personnes qui revenaient de France, cette année, apportaient quelques actes de concession de seigneuries. Les pères jésuites avaient désiré obtenir des terres à Montréal, mais la compagnie qui possédait cette île refusait de faire aux gens de main-morte d’autres concessions que celles qu’elle accordait aux habitants. M. de Lauson vint en aide aux jésuites. Le grand domaine de la Citière était encore inoccupé et appartenait à François de Lauson, qui paraît être né vers 1636, puisque son frère aîné, Jean, était de 1634 ou 1635 ; cependant, dans une pièce du 1er avril 1647, par laquelle il donne aux révérends pères jésuites la seigneurie de Laprairie, il s’intitule « conseiller du roi en sa cour du parlement de Bordeaux ». Devons-nous voir ici un simple titre honorifique, comme ceux des majors et des colonels de l’armée anglaise âgés de six mois ? — ce qui ne les empêche pas de faire leurs dents. Le 3 mai 1649, M. d’Ailleboust, alors gouverneur-général, étant à Montréal, mit les jésuites en possession de la seigneurie, en présence de Jean Bourdon et de François de Chavigny.

La compagnie des Cent-Associés conservait toujours son privilège sur les terres de la Nouvelle-France. Le 16 avril 1647, elle accorda les titres de cinq seigneuries :

À « Robert Giffard, seigneur de Beauport, coronaire et médecin ordinaire de Sa Majesté, et… de l’expérience et connaissance qu’il s’est acquises dans le dit pays, depuis longues années qu’il y a fait son séjour… deux lieues de terre… à prendre au même endroit de sa présente concession (Beauport) et rangeant icelle ou de proche en proche autant qu’il se pourra faire, sur dix lieues de profondeur dans les terres vers le nord-ouest… conformément à la coutume de Paris, que la compagnie entend être gardée et observée[8] partout en la Nouvelle-France… » Le 15 mai suivant, une décision, signée Lamy, Dupuys et Bégon, porte que cette concession étant « bornée d’un côté aux révérends pères jésuites et d’autre côté de celles concédées à la compagnie Beaupré[9]… » le sieur Giffard pourra prendre les terrains « non concédés, soit au nord soit au sud, ainsi qu’il sera désigné par M. de Montmagny[10]… » En conséquence, on lui donna l’espace (fief Saint-Gabriel) situé entre les fiefs nommés plus tard Saint-Ignace, Gaudarville, Fossembault et Hubert. Le 13 mars 1651, deux lieues et demie de cette concession furent passées aux Hurons de la Jeune-Lorette, et le reste accordé aux jésuites (2 novembre 1667) par Giffard, cinq mois avant son décès. L’Ancienne-Lorette, la Jeune-Lorette, Saint-Ambroise et Valcartier sont des paroisses de cette seigneurie.

À Pierre Lefebvre, un quart de lieue de front sur une lieue de profondeur, à la charge d’un denier de cens pour chaque arpent lorsqu’il sera en valeur seulement. À Nicolas Marsolet, une demi-lieue de front sur deux lieues de profondeur, sujet aux droits et redevances accoutumés et au désir de la coutume de Paris. Ces deux fiefs se fondirent plus tard (1669, 1676) dans la seigneurie de Gentilly, lorsque Michel Pelletier, sieur de la Prade ou de la Pérade, les acheta et se fit concéder une lieue et trois-quarts de terre avoisinant pour former cette seigneurie, qui mesura ainsi deux lieues et demie sur le fleuve et deux lieues dans les terres[11].

À René Robineau, sieur de Bécancour, une terre de deux lieues et un quart de front au fleuve, tenant du côté nord-est à la rivière Puante ou Saint-Michel (Bécancour) qui la sépare de la concession de M. Le Neuf (le fief Dutort), et du côté sud-ouest au fief Godefroy — sur deux lieues et un quart dans les terres, avec les îles, îlets et battures qui se trouvent tant dans la rivière Bécancour que dans la rivière Saint-Paul (rivière Godefroy)[12]. C’est la seigneurie de Bécancour.

À « Pierre Le Gardeur, écuier, sieur de Repentigny… l’expérience et connaissance qu’il s’est acquises au dit pays de la Nouvelle-France depuis qu’il y est établi… l’étendue et consistance des terres situées sur le fleuve Saint-Laurent, du côté du sud, vis-à-vis les Trois-Rivières, à prendre entre la Petite-Rivière d’un côté et la rivière Puante, à présent dite la rivière Saint-Michel ; d’autre côté voisinant du côté de la dite Petite-Rivière, les terres ci-devant concédées[13] au sieur Godefroy ; et du côté de la rivière Saint-Michel celles concédées au sieur Le Neuf[14]  ; la dite largeur sur le fleuve, sur pareille profondeur dans les terres, et compris en la dite profondeur le lac qui se rencontre en icelles appelé le lac Saint-Paul… et les îles et îlets qui sont dans la Petite-Rivière et dans le fleuve Saint-Laurent, vis-à-vis ces terres[15]. » Ce fief, appelé plus tard Cournoyer, du nom du sieur Hertel de Cournoyer, s’étend de Gentilly à Dutort.

Au même Pierre Le Gardeur, sieur de Repentigny, quatre lieues de terre le long du fleuve, côté du nord, sur six de profondeur, à compter depuis la seigneurie (Saint-Sulpice) des sieurs Chevrier et Le Royer[16]. C’est la seigneurie de Lachenaye, divisée plus tard en deux paroisses : L’Assomption ou Repentigny, et Lachesnaie.

Voici la liste des colons qui figurent cette année 1647 pour la première fois au Canada :

Étienne Seigneuret, sieur de Lisle, épousa (1647) Madeleine Bénassis. Il fut seigneur de la Pointe-du-Lac et exerça des fonctions publiques dans la ville des Trois-Rivières.

Mathurin Meunier ou le Mounier, de l’Anjou, épousa à Montréal (1647) Françoise Fafard, de la Normandie. C’est le premier mariage célébré en cette ville. Leur fille, Barbe, fut la première enfant de race blanche baptisée (1648) au même endroit. En 1651, Meunier était aux Trois-Rivières ; en 1653, à Québec ; vers 1660, sa famille était à la côte de Beaupré, d’où elle se répandit à l’île d’Orléans ; il a laissé une nombreuse descendance.

Michel Chauvin, du Maine, se maria (1647), à Québec, avec Anne Archambault, de l’Aunis. Trois ans plus tard, il était à Montréal, et sa maison y fut brûlée (1651) par les Iroquois.

Jean Aymard, du Poitou, était venu avec sa femme, Marie Bureau, et ses trois filles, qui se marièrent bientôt à Québec.

Charles Guilbaut, du Perche, épousa, à Québec (1647), Françoise Bigot, aussi du Perche. Il a laissé des filles.

Emery Cailletau, de la Saintonge, épousa, à Québec (1647), Marie Couteau, aussi de la Saintonge. Il fut tué (1653) au Cap-de-la-Madeleine, par les Iroquois.

Pierre Lemieux, de la Normandie, épousa, à Québec (1649), Marie Benard, de la Beauce. Il avait un frère, Gabriel, qui se maria (1658) avec Marguerite Lebeuf, de la Champagne. De ces deux ménages sont descendues les nombreuses familles Lemieux du district de Québec.

Louis Loisel, serrurier, épousa à Montréal (1648), Marguerite Charlot ; leurs enfants se sont établis à la Pointe-aux-Trembles de Montréal.

Charles Gautier dit Boisverdun, de Paris, était aux Trois-Rivières en 1646. Il épousa (1656) Catherine Le Camus, et, de 1656 à 1669, vécut à Québec, aux Trois-Rivières, au Cap-de-la-Madeleine, au Château-Richer et à l’île d’Orléans.

Les colons mentionnés pour la première fois en 1648 sont plus nombreux ; peut-être quelques-uns appartiennent-ils à l’année 1647 :

Jacques Brisset arriva de France avec sa femme, Jeanne Fétive. Il s’établit aux Trois-Rivières et laissa une nombreuse descendance, parmi laquelle on remarque les seigneurs Courchesne, Dupas et Beaupré.

Paul Chalifoux, de l’Aunis, marié à Québec (1648) avec Jacquette Archambault, aussi de l’Aunis, s’établit à Charlesbourg et y laissa une nombreuse descendance.

Étienne Dumet, Dumay ou Deniers, charpentier, se maria à Québec (1648) avec Françoise Morin, de la Rochelle, veuve d’Antoine Pelletier ; en 1653, il reçut une terre dans la seigneurie de Lauson ; il demeura à Sillery, puis à Montréal ; sa descendance est nombreuse dans ce dernier district.

Guillaume Gauthier, de Paris, épousa à Québec (1648) Esther de Lambourg, de la Beauce.

Jean Houdan dit Gaillarbois, arrivé avec sa femme, Marie Heudes, de la Normandie, fut tué (1652) au Cap-de-la-Madeleine par les Iroquois.

Blaise Juillet, du diocèse d’Avignon, avait une terre à Montréal ; il se maria (1651) avec Marie-Antoinette Liercour. En 1660, étant parti avec Dollard Desormeaux pour la guerre des Iroquois, il se noya en compagnie d’un nommé Mathurin Soulard. La descendance de Juillet est nombreuse dans le district de Montréal.

Pierre Pineau dit la Perle, du Mans, s’établit aux Trois-Rivières ; en 1658, il épousa Anne Boyer, de la Rochelle ; sa nombreuse descendance s’est fixée principalement à Batiscan et au Cap-Santé.

Pierre Biron, huissier, fut d’abord serviteur des jésuites ; en 1655, il épousa Barbe Martin ; de sa seconde femme, Jeanne Poireau, il a laissé de nombreux enfants.

Étienne Vien, de l’Aunis, marié (1638) avec Marie Denot de la Martinière, avait trois filles, qui épousèrent des habitants des Trois-Rivières.

François Bissot, sieur de la Rivière, épouse à Québec (1648) Marie Couillar, et concède, en même temps, une terre de deux cents arpents dans la seigneurie de Lauson. Parmi ses nombreux enfants, on remarque la femme de Louis Jolliet, et Jean-Baptiste Bissot, sieur de Vincennes, officier distingué des troupes de la marine.

Pierre Plusson, de la Saintonge, épousa à Québec (1648) Marie Renault, de la Rochelle.

Benigne Basset, sieur Deslauriers, exerça la profession de notaire, à Montréal, de 1648 à 1699. Marié (1659) à Jeanne Vauvilliers, il a laissé plusieurs enfants.

Urbain Tessier dit la Vigne, scieur de long, venu de l’Anjou, épousa à Québec (1648) Marie Archambault, de l’Aunis, et alla s’établir à Montréal ; sa maison, située rue Saint-Jacques actuelle, où sont les banques de Montréal et de la Cité, fut brûlée par les Iroquois en 1651. C’était un homme résolu, utile et fort respecté. Sa nombreuse descendance lui fait honneur de nos jours. Un autre Tessier (Pierre), du diocèse de la Rochelle, abjura le calvinisme, à Montréal, en 1650 ; il avait une terre dans cette ville.

Charles-Joseph d’Ailleboust, écuyer, sieur de Muceaux ou Musseaux[17], né 1624, était fils de Nicolas d’Ailleboust, sieur de Coulonges-la-Madeleine, et de Marie de Manteth, et neveu de Louis d’Ailleboust, nommé gouverneur-général du Canada en 1648, lequel l’attira dans ce pays et lui confia le commandement du camp volant organisé contre les Iroquois. En 1651, il remplaça M. de Maisonneuve à Montréal. Plus tard (1666), il était à la tête d’une partie des milices du district de ce nom. En 1652, il épousa Catherine Le Gardeur. Il fut juge civil et criminel. Sa nombreuse descendance compte, entre autres hommes de marque, son fils Pierre, qui porta le nom d’Argenteuil, conservé parmi nous, ainsi que le nom de Coulonge.

Ces braves gens arrivaient dans des circonstances fort critiques : la guerre était partout. Durant l’automne de 1645 et l’hiver qui suivit, la nouvelle de la conclusion de la paix avait été portée jusqu’aux sources du Saguenay, du Saint-Maurice, de l’Ottawa et même dans le Wisconsin. Les jésuites avaient ajouté des bâtiments à leur résidence des Trois-Rivières, et pris des mesures pour augmenter le poste des sauvages à Sillery. Le commerce avec les Hurons paraissait devoir reprendre sur un grand pied. La traite qui eut lieu aux Trois-Rivières, le 15 septembre 1646, avait rassemblé quatre-vingts de leurs canots ; mais le magasin était tellement dénanti de marchandises, qu’ils s’en retournèrent rapportant une douzaine de paquets de castors. En route, les Iroquois les surprirent et massacrèrent plusieurs hommes. Par surcroît de malheur, un brigantin, chargé d’effets pour la traite, périt le 21 novembre, non loin du Platon de Lotbinière, en essayant de se rendre aux Trois-Rivières. Le fort de Richelieu, où commandait le sieur Jacques Babelin dit la Crapaudière, venait d’être abandonné, faute de moyen pour soutenir sa garnison ; les Iroquois le brûlèrent. Les bandes de maraudeurs se répandirent le long du fleuve. Les sauvages des Trois-Rivières se réfugièrent à Sillery. Les Hurons, toujours perfides, avaient laissé une de leurs bandes chercher une retraite à Montréal ; ils ne tardèrent point à tromper les Français de ce poste et à en livrer plusieurs aux Iroquois, qui les firent mourir dans les supplices. Au printemps (1647), le vaillant Piescaret fut assassiné à la chasse, ainsi que deux troupes de chasseurs de sa nation. Dès que la navigation le permit, Jean Bourdon remonta le fleuve à la tête d’une trentaine d’hommes ; mais il était inutile de tenter de surprendre des ennemis nombreux et agiles, qui s’envolaient comme des oiseaux à l’approche des soldats. La traite du mois d’août n’amena aux Trois-Rivières qu’une poignée d’Attikamègues et quelques Algonquins de la petite tribu des Iroquets. Les lettres du pays des Hurons parlaient de la lenteur des conversions et de l’épouvante que la guerre semait dans les bourgades même les plus éloignées.

Les Hurons, peuple agriculteur, partaient chaque année de leur pays, près des grands lacs, emportant plus de céréales que de fourrures ; parvenus à l’Ottawa, soit à la décharge de la Matawan, ou à l’île des Allumettes, ou à la Gatineau, ils rencontraient les Attikamègues et d’autres nations du nord, ainsi que les Algonquins des bords de l’Ottawa, tous chasseurs, qui échangeaient avec eux des pelleteries pour du blé et de la farine. En même temps se transmettaient les lettres des missions huronnes destinées aux Trois-Rivières et à Québec ; car les dépêches de ces deux postes, que l’on craignait de voir se perdre en tombant aux mains des Iroquois, étaient confiées aux Attikamègues. Les Hurons, qui traitaient avec ceux-ci sur l’Ottawa ou ailleurs, descendaient, il est vrai, par le Saint-Laurent jusqu’aux Trois-Rivières ; mais en cas d’attaque de la part des Iroquois, les lettres n’eussent pas été en sûreté. La Relation de 1647 s’exprime ainsi : « Les Attikamègues ont commerce avec les Hurons et avec les Français. Leur rendez-vous se fait certain mois de l’année en un lieu dont ils sont convenus, et là les Hurons leur apportent du blé et de la farine de leur pays, des rets et d’autres petites marchandises qu’ils échangent contre des peaux de cerfs, d’élans, de castors et d’autres animaux. Ceux qui communiquent avec les Français les abordent une ou deux fois l’année, par le fleuve appelé les Trois-Rivières, ou même encore par le Sagné qui se décharge à Tadoussac — mais ce chemin leur est fort difficile… Ils se sont trouvés cette année (aux Trois-Rivières) au nombre de plus de trente canots. Nous leur avions donné des lettres pour les faire porter par cinquante Hurons qui se trouvaient en cette assemblée à nos pères qui sont en leur pays, et nos pères de ces contrées-là en avaient aussi donné à leurs Hurons pour nous les faire rendre par les Attikamègues. Ces bonnes gens ont été fidèles : ils ont donné nos lettres aux Hurons, et nous ont rendu celles qui venaient de nos pères qui sont en ce pays-là. Les Iroquois nous contraignent de chercher ces voies merveilleusement écartées. »

Ainsi, deux mille maraudeurs nous empêchaient de vivre tranquillement au milieu de nos paroisses naissantes. La voie du Saint-Laurent nous était fermée. Les promesses que l’on avait faites aux petits métayers français, invités à s’établir dans la Nouvelle-France, devenaient illusoires du moment où les incursions des tribus hostiles mettaient un obstacle sérieux aux travaux des champs. Vendre des céréales aux Algonquins, en échange de leurs pelleteries, n’était plus possible. Nul commerce de grain n’était encore ouvert du côté de la France. Le procédé, ou plutôt le système imposé jusque là, consistait à produire du blé et à le vendre aux Algonquins, lesquels donnaient en retour des pelleteries. La compagnie des Cent-Associés, ou celle des Habitants, troquaient ces peaux à leurs magasins ; les articles de France — lainages, tissus, meubles, outils, objets d’habillement — faisaient défaut aux colons en 1647, par suite de cette guerre absurde que trois cents hommes bien armés eussent rendue impossible pour toujours.

M. de Montmagny ne manquait ni de courage ni de bonne volonté ; mais que pouvait-il faire sans secours ? Sa longue administration tirait à sa fin. Il avait été décidé de ne plus garder les gouverneurs de colonies dans leur poste au delà de trois ans. La charge de gouverneur-général était offerte à M. de Maisonneuve ; mais c’était un homme dépouillé de toute ambition personnelle, et qui désirait se consacrer uniquement à sa colonie de Montréal ; aussi proposa-t-il M. Louis d’Ailleboust, qui fut accepté. Aussitôt revenu de France à Québec, l’automne de 1647, il avertit M. d’Ailleboust, lequel prit la mer à son tour, le 18 octobre, en compagnie de M. Noël Juchereau des Chastelets, tous deux délégués par les habitants pour obtenir la réduction du traitement du gouverneur-général de vingt-cinq mille à dix mille francs, et autres changements qui furent approuvés par un arrêt du 5 mars 1648. Des Chastelets mourut en France, laissant bien des regrets dans la colonie. Il n’était pas marié, mais s’était constitué le protecteur de Jean sieur de la Ferté, et Nicolas sieur de Saint-Denis, fils de son frère, auxquels il donna les terres qui lui avaient été accordées près de Québec.

La décision royale dont il vient d’être fait mention portait que le conseil de la colonie serait composé du gouverneur-général, du supérieur ecclésiastique, du dernier gouverneur-général, de deux habitants élus de trois ans en trois ans par les gens du pays, des syndics de Québec, Trois-Rivières et Montréal, et des gouverneurs de Montréal et des Trois-Rivières lorsqu’ils se trouveraient à Québec. Les appointements du gouverneur-général étaient réduits à dix mille francs, les soixante et dix tonneaux de fret à douze, la garnison à douze soldats ; les gouverneurs de Montréal et des Trois-Rivières recevraient trois mille francs, et auraient droit à six tonneaux de fret et à six soldats pour leur garnison. Les dix-neuf mille francs ainsi épargnés devaient être employés à former, sans délai, un camp volant de quarante soldats tirés des garnisons déjà existantes, si l’on y trouvait ce nombre d’hommes disponibles ; à leur défaut, on en lèverait le plus tôt que l’on pourrait. Le camp garderait les passages par eau et par terre ; l’hiver, il serait réparti dans les garnisons et irait battre le pays. On ferait passer aux Hurons, chaque année, une compagnie composée des habitants qui auraient le désir d’y aller à leurs frais, pour servir d’escorte. Ces volontaires auraient la permission de faire le négoce durant le voyage, à condition de vendre les pelleteries au magasin de la compagnie. De plus, et ceci est le point le plus important, les ministres ou secrétaires d’État, par un autre arrêt du 3 mai (1648), abandonnaient toute ingérence dans l’exécution du règlement ; les parlements de Rouen et de Paris étaient notifiés que le conseil du roi pourrait seul connaître des litiges qui se produiraient au Canada. La colonie ferait ses lois locales, régenterait son commerce, déciderait de la paix ou de la guerre avec les nations sauvages, jugerait les différends entre les particuliers, et ferait sa propre police ; c’était là des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires équivalant presque à l’indépendance. Il y manquait les institutions municipales. Si les Cent-Associés n’eussent pas maintenu leur crampon sur nous ; si les favoris des grands n’eussent pas, par la suite, introduit de leurs créatures dans cette organisation si rationnelle, et si Louis XIV n’eût point défendu les assemblées des habitants, le Canada prenait un élan qui l’eût conservé à la France.

On observe que le cas avait été prévu où il n’y aurait pas d’ancien gouverneur dans le pays, et alors le cinquième conseiller devait être choisi par le conseil parmi les habitants. Cette concession était d’accord avec le choix de M. d’Ailleboust comme gouverneur-général ; en effet, un Canadien appelé à ce haut poste aplanissait nombre de difficultés. Malheureusement, trois ans plus tard, on nous envoya M. de Lauson, qui représentait un ordre d’idées plutôt adverse que favorable aux colons.

Parmi ceux qui avaient contribué à cette transformation de gouvernement figurait M. Pierre Le Gardeur de Repentigny. Il est étrange que le règlement (1648) nouveau lui ait paru défectueux. L’opposition qu’il fit au projet alla si loin que le conseil du roi nomma M. d’Ailleboust à la conduite de la flotte pour le voyage de ce printemps entre la France et le Canada, sans toutefois priver M. de Repentigny, pour l’avenir, de cette charge qu’il remplissait avec conscience et habileté. « Vous le prendriez pour un courtisan, écrivait en 1644 la mère de l’Incarnation ; mais sachez que c’est un homme de grande oraison et d’une vertu bien épurée. Sa maison, qui est proche de la nôtre, est réglée comme une maison religieuse… C’est de lui que nous prenons conseil en la plupart de nos affaires. »

Les vaisseaux mirent à la voile ; mais M. de Repentigny, probablement accablé par sa disgrâce, mourut en mer. Son frère, Charles Le Gardeur de Tilly ; le père Vimont ; M. Vignal, chapelain des ursulines ; Jean-Paul Godefroy, M. d’Ailleboust et un chirurgien du nom de Bélanger, porteur des dépêches du ministre, arrivèrent à Québec vers le milieu d’août. Trois religieuses hospitalières — les mères Anne de l’Assomption, de Dieppe ; Jeanne Thomas de Sainte-Agnès, de Vienne, et la sœur Catherine Simon Long-Pré de Saint-Augustin, de la maison de Bayeux — étaient aussi du voyage.

Les élections eurent lieu au mois de septembre. Aux Trois-Rivières, Michel Leneuf du Hérisson fut élu par treize voix contre huit[18]. Les autres membres étaient, paraît-il, François de Chavigny, Robert Giffard et Jean-Paul Godefroy. Aux termes du règlement, il fallait trois syndics, deux conseillers du pays et un autre conseiller à la place d’un ancien gouverneur manquant. L’élément montréalais fait ici défaut.

M. de Montmagny emportait les regrets de tout le pays. Il s’embarqua à Québec, le 23 septembre, sur le navire que montait Jean-Paul Godefroy, amiral de la flotte, et, après avoir passé trois ou quatre années à Paris, il alla mourir, dit-on, à Saint-Christophe, chez son parent, le commandeur de Poinci, ancien gouverneur-général des îles de l’Amérique, démis pour avoir voulu conserver sa charge malgré les ordres du conseil du roi ; ce qui avait motivé aussi la retraite de M. de Montmagny du Canada, parce que l’on craignait que cet exemple ne fût contagieux.

Une période de l’histoire du Canada se termine au départ de M. de Montmagny. C’est la cinquième.

La première date de Cartier (1534) et s’arrête à la fondation de Québec (1608). Elle est nulle au point de vue de l’établissement de la colonie.

Durant la seconde, Champlain travaille à créer un centre agricole. Il n’y parvient pas.

Vers 1620, la société de marchands, dont Guillaume de Caen est le chef, inspire quelque confiance ; il en résulte un léger commencement de colonisation, qui résiste à peine à la bourrasque de 1628-31.

De 1632 à 1635, Champlain a le bonheur de mettre la main à l’exécution pratique du plan qu’il avait conçu.

L’année 1636 nous amène M. de Montmagny en qualité de gouverneur, ou plutôt nous livre à l’influence néfaste des marchands favorisés. Les conflits d’intérêts matériels sont à l’ordre du jour. Au milieu de ces débats, l’Habitant est méconnu ; on lui laisse à peine l’air libre. Tout roule, en apparence, sur le motif de la conversion des sauvages. Les accapareurs ont la main ferme et les doigts longs. La traite de ce pays, si riche en fourrures, est à eux ; les obligations qu’ils ont contractées, en retour de ce privilège royal, sont mises en oubli. Lorsque l’Habitant, poussé à bout, remontre contre les abus, on jette ses requêtes au panier. Un jour (1645), la crise étant devenue plus vive, un coup de Jarnac fait retomber sur les plaignants les charges des Cent-Associés. Par excès de courage, et afin de se débarrasser de cette influence maligne qui pèse sur eux, les véritables fondateurs de la colonie — les Habitants — acceptent ces conditions déjà trop lourdes, et, pour les punir de cet acte patriotique, les accapareurs suscitent sans relâche de nouveaux obstacles. Pauvre M. de Montmagny ! homme droit et sincère, qu’il a dû souffrir, pendant douze ans, lui qui ne pouvait empêcher le mal, et qui était le représentant des Cent-Associés et consorts !




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  1. Plus tard, vint au Canada une autre famille du nom de Lefebvre de Bellefeuille.
  2. Voir Tanguay : Dictionnaire, I, 401 ; Journal des Jésuites, 70-71, 15.
  3. Il avait demandé en mariage une femme sauvage qui le refusa.
  4. Voir Tanguay : Dictionnaire, I, 477.
  5. Presque toutes les familles canadiennes ont des surnoms. Voir le dictionnaire de l’abbé Tanguay.
  6. Les sieurs Tronquet et Boutonville étaient, en 1646, secrétaire de M. de Montmagny.
  7. Édits et Ordonnances, III, 15.
  8. Ceci est à remarquer.
  9. C’est la compagnie Cheffault-Lauson-Fouquet-Berruyer-Rosé-Duhamel-Castillon-Juchereau.
  10. Titres seigneuriaux, 47-9.
  11. Titres seigneuriaux, 12.
  12. Chronique trifluvienne, 67-9.
  13. Cette concession, entre Gentilly et Cournoyer, n’est pas autrement connue.
  14. Le fief Dutort, qui avoisine Bécancour, a donc été concédé à Michel Le Neuf avant 1646.
  15. Titres seigneuriaux, 361-3.
  16. Idem, 353.
  17. Il est impossible de s’en tenir à une orthographe précise des noms des personnes. Chaque individu signait de deux ou trois manières. C’est encore la pratique aujourd’hui.
  18. Nous avons publié dans l’Album de l’histoire des Trois-Rivières le curieux document qui fait foi de cette élection.