Histoire des classes ouvrières et des classes bourgeoises de M. Granier de Cassagnac

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HISTOIRE
DES
CLASSES OUVRIÈRES
ET DES CLASSES BOURGEOISES,
PAR M. GRANIER DE CASSAGNAC.

S’il est un genre de littérature dont on ait de nos jours étrangement abusé, c’est, sans doute, l’histoire. Des esprits aventureux et hardis y ont cherché les systèmes les plus extravagans, les idées les plus bizarres, et telle qu’une pythonisse mercenaire, l’histoire a paru rendre tous les oracles que lui demandaient ces faux prêtres. L’histoire se ferait-elle donc parfois complice de l’erreur ? ou bien ses dépositions seraient-elles si équivoques, que chacun pût les expliquer au gré de sa fantaisie ? Loin de là : il n’est pas de témoin plus véridique et plus incorruptible. Mais souvent l’histoire se tait ; et quand elle s’obstine à garder le silence, on ne doit l’interroger que par de timides conjectures, sous peine d’instruire sans preuves le procès du passé. Souvent aussi, lorsque l’histoire parle, ses réponses, comme celles de la sibylle du poète, se trouvent dispersées sur des milliers de feuilles volantes, et alors on doit indispensablement réunir les élémens épars de la réponse, sous peine de ne la jamais comprendre ou de l’interpréter faussement. Or, il existe aujourd’hui des écrivains qui, sans se préoccuper de cette nécessité de documens positifs, ou sans se mettre en peine de savoir si les témoignages qu’ils invoquent ne sont pas contredits, remplacent hardiment la réalité par la fiction, ou donnent avec confiance un fait isolé pour l’expression complète et absolue de la vérité.

La faute en est, il faut bien le dire, pour la majeure part, à la critique. Au lieu de prendre en main les droits de la justice, de la vérité, du bon sens, de la raison, et de poursuivre impitoyablement tous ceux qui cherchent à y porter atteinte, elle est devenue frivole, indifférente, complimenteuse et presque toujours passionnée, quand elle a voulu être sérieuse. Cependant le désordre s’est propagé avec une effrayante rapidité, le talent a méconnu les règles, la médiocrité son impuissance, et le lecteur, privé de guide, a dispensé sans choix ses sympathies et ses répugnances, son admiration et son dédain. Qu’on ne s’imagine pas, en effet, qu’une critique sévère et éclairée n’eût exercé aucune action. Aux époques mêmes où sa voix est le moins écoutée, elle est toujours entendue d’un grand nombre, et finit infailliblement par dominer. Toutefois, nous ne pensons pas que la critique doive s’armer d’une égale rigueur contre tous : il faut même, selon nous, que dans beaucoup de cas, si elle veut être juste sans dureté, une double considération dirige ses jugemens, et qu’en appréciant les résultats de l’ouvrage, elle ne perde pas de vue les intentions de l’auteur. Ainsi, pour nous en tenir aux écrivains que nous avons déjà signalés, il en est parmi eux qui sont inoffensifs et qui ont pu être de bonne foi ; à ceux-là, sans doute, la critique doit ses conseils et de l’indulgence. Dans cette catégorie, je range les écrivains qui, par une méprise de vocation, ont transporté la poésie dans le domaine de l’histoire. Ici, en effet, le lecteur qui rencontre à chaque pas des assertions sans preuves, mais quelquefois vraisemblables, des faits sans relation, mais ingénieusement groupés, des conséquences forcées, mais tirées avec esprit, est suffisamment averti que l’imagination a eu la plus grande part à l’œuvre, et dès-lors il ne doit lui demander à peu près que ce qu’il demande à la fiction. Il est d’autres écrivains, au contraire, dont l’influence est nuisible et qui exploitent sciemment l’erreur à leur profit. À ceux-là, point de conseils, ils seraient inutiles : la vérité sans ménagemens, non pour les convertir, mais pour ruiner leur crédit. Dans cette catégorie je range les écrivains qui, après s’être annoncés avec l’appareil imposant des méditations profondes et des études sérieuses, trahissent la confiance qu’ils avaient inspirée. Ici, en effet, le lecteur a pu être d’autant plus aisément trompé que l’affirmation lui paraissait plus grave et plus sincère, et l’auteur n’a pour excuse, ni l’entraînement de la chaleur poétique, ni les fantaisies de l’imagination ; il y a eu de sa part calcul, préméditation. De pareils charlatans ne sont pas rares par le temps qui court, et grace d’une part à la facilité du succès et de l’autre à l’assurance de l’impunité, le nombre s’en augmente chaque jour. Ce n’est pas tout : cette coupable faiblesse de la critique n’a pas seulement pour effet d’enhardir l’ignorance présomptueuse ; elle décourage encore le mérite modeste et consciencieux, elle le distrait des longs travaux, des vastes pensées, et, en prodiguant, sinon la gloire, du moins la réputation, elle peut lui faire craindre de s’être engagé dans une fausse route et l’amener presque à douter de lui-même.

Cette profession de foi un peu solennelle peut-être pour servir de préambule à l’examen que j’entreprends, m’a paru cependant nécessaire pour montrer au lecteur comment j’entends les devoirs de la critique et pour l’éclairer en même temps sur mes véritables intentions.

Parmi les jeunes écrivains qui se sont posés sous les yeux du public dans une attitude sérieuse et réfléchie, il faut compter M. Granier de Cassagnac. Dédaignant les routes battues et les sujets vulgaires, M. Granier de Cassagnac s’est pris à une question d’histoire entièrement neuve et de la plus haute portée. Il ne s’agit, en effet, cette fois, ni de chercher l’origine des peuples ou la filiation des races, ni de renverser la certitude historique des âges primitifs pour y substituer des mythes ou des épopées, toutes questions agitées depuis long-temps, mais d’expliquer les mystères de la hiérarchie sociale, de remonter à l’établissement de la supériorité et de la dépendance, et de suivre ces deux grands faits à travers les siècles, en déterminant les rapports qu’ils ont engendrés et en analysant dans leurs causes, ainsi que dans leurs résultats, les différentes classes qu’ils ont tour à tour constituées. La thèse est donc aussi vaste qu’élevée, et demande, dans celui qui la soutient, un jugement ferme, une critique sûre, un esprit pénétrant et un savoir presque sans bornes. Ce ne sera pas trop dire, si l’on ajoute que M. de Cassagnac, non content de distribuer les personnes en catégories, a essayé encore de parquer les intelligences et de tracer la limite au-delà de laquelle, dans certaines conditions de l’ordre social antique, il leur était interdit de s’avancer.

L’auteur nous apprend, dans sa préface, comment il fut conduit à traiter ce sujet. En parcourant le domaine de l’histoire, il ne tarda pas à s’apercevoir que ce domaine était encore inculte et presque partout en friche. L’histoire lui parut, c’est la comparaison dont il aime à se servir, « semblable à la carte de ces pays inconnus, où l’on n’a dessiné avec certitude que quelques havres et quelques rivières… Les traditions du monde ancien et du monde moderne, ajoute-t-il, ressemblent, en effet, à cette carte géographique ; il n’y a que la position d’un très petit nombre de points qui y soit rigoureusement et géométriquement indiquée ; la position de tous les autres y est vague, incertaine, facultative sans compter les blancs nombreux qui servent à y désigner les déserts et les plages inexplorées. Ces vides laissés jusqu’à présent dans l’histoire générale, effraient par leur nombre et par leur étendue. » D’où viennent donc ces immenses lacunes ? Un lecteur érudit ne s’en douterait certainement pas : elles viennent « de ce qu’on n’a écrit encore, ni l’histoire de la famille, ni l’histoire du droit, ni l’histoire des langues et des littératures, ni l’histoire des religions, ni l’histoire des institutions administratives et judiciaires, ni l’histoire de l’art militaire, ni l’histoire du commerce, ni l’histoire de l’agriculture, ni l’histoire de l’architecture, ni l’histoire du blason, ni l’histoire des meubles, des costumes et de la vie domestique. » Il faut avouer, en effet, que si toutes ces histoires-là sont nécessaires pour écrire l’histoire, et qu’aucune d’elles n’existe encore, il y a dans l’histoire des blancs nombreux et des vides vraiment effrayans. Disons mieux : à ce compte, nous n’avons pas encore d’histoire, et le ciel fît-il naître, à l’heure qu’il est, un génie merveilleux, nous n’en serions guère plus avancés. Telles sont aussi les conclusions de M. Granier de Cassagnac : « L’histoire générale, dit-il, l’histoire qui a une signification, l’histoire enfin n’est donc pas encore faite ; bien plus, elle n’est pas encore possible. » Mais en nous forçant ainsi à sacrifier le passé tout entier, nous laisse-t-on au moins quelque espérance dans l’avenir ? Oui, l’humanité pourra posséder un jour son histoire ; mais ni la génération actuelle, ni la génération qui la suivra, ne seront, sans doute, appelées à voir debout ce gigantesque monument. Écoutons M. Granier : « Que faut-il donc faire dans cette situation des études ? À mon avis, la position est dure, mais elle est simple. Il faut en prendre son parti… ; il faut renoncer à l’histoire générale, qui est impossible, et aborder résolument les monographies, les dissertations, les traités spéciaux ; il faut être érudit… Quand on aura ainsi résolu l’une après l’autre, toutes les difficultés spéciales que renferme la tradition, il ne faudra pas s’inquiéter pour savoir qui écrira l’histoire générale ; elle sera écrite. »

C’était peu d’avoir sondé le mal et indiqué le remède ; M. de Cassagnac voulut encore donner l’exemple et jeter lui-même les fondemens de l’édifice historique dont la postérité poserait un jour le couronnement. Il se mit donc à la recherche d’un sujet de monographie. Mais, au départ, un doute l’arrêta Il se demanda « si toutes les monographies étaient indépendantes l’une de l’autre… ou bien si elles étaient liées entre elles… de telle façon qu’il fallût nécessairement entamer d’abord celle qui est la clé des autres, sous peine de se jeter dans des travaux non-seulement longs, mais encore inutiles[1]. » Un pareil doute était capable de décourager la vocation la plus intrépide, car la question que l’auteur s’était posée ne pouvait se résoudre que par l’expérience, et l’expérience entraînait une multitude d’essais aussi longs que pénibles. Rien cependant ne put le rebuter ; il s’arma d’une héroïque résolution et fit des essais. Il essaya d’abord l’histoire du droit ; ensuite il essaya l’histoire de la famille. « Je fis, nous dit-il, le même essai sur la plupart des spécialités historiques qui avaient quelque élévation et quelque étendue, et je fus sans cesse conduit à ce résultat, que le fait le plus primitif de l’histoire, celui qui est le plus près de sa racine… c’était le fait des races nobles et des races esclaves. » Un résultat si concluant, une fois obtenu, il ne restait donc plus de doute sur le choix ; la monographie primordiale était décidément trouvée, et M. Granier pouvait, en toute assurance, mettre la main à l’œuvre. Aussi le grand fait des races nobles et des races esclaves devint-il pour lui « l’objet d’une étude constante et suivie. Je cherchai, poursuit-il, son origine, son développement et, en quelque sorte, son caractère, et je demeurai entièrement convaincu qu’il était comme une haute montagne du haut de laquelle partaient, pour aller onduler et se perdre dans l’infini, toutes les chaînes secondaires de l’histoire[2]. »

Avant de passer outre, arrêtons-nous un moment sur cette préface. Est-il donc vrai que nous soyons aussi pauvres en monographies qu’on a l’air de le faire entendre ? Et les doléances de M. Granier de Cassagnac sont-elles réellement fondées ? À Dieu ne plaise que je veuille révoquer en doute son érudition ; mais en songeant à la multitude des ouvrages qui ont été écrits sur presque tous les points importans de l’histoire civile, politique, militaire et privée des anciens, on serait tenté, je l’avoue, de croire que M. de Cassagnac n’a mis que superficiellement en pratique le conseil qu’il nous donne à tous d’être érudits. Je n’entreprendrai point de dérouler ici la liste de ces monographies ; rien ne serait plus fastidieux pour le lecteur et plus aisé pour moi que cette érudition de catalogue. Qu’il me soit permis seulement de rappeler la collection des Mémoires de notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, répertoire immense où le bon goût distribue partout les richesses d’un savoir aussi solide qu’agréable, et où l’érudition se montre toujours élégante et sobre ; qu’il me soit permis de rappeler le Trésor des Antiquités de Grævius, vaste recueil de traités en tout genre, et celui de Gruter où sont agitées tant de questions diverses d’histoire et de littérature, et les nombreux ouvrages de cet inépuisable Meursius, et ces Miscellanées si communs dans nos bibliothèques et où l’on rencontre pêle-mêle, ainsi que dans un magasin sans inventaire, la jurisprudence à côté des lettres, les dissertations savantes à côté des recherches curieuses, les questions approfondies à côté des détails piquans sur les mœurs et les usages. Que nous manque-t-il donc ? Rien de bien essentiel, ou tout au moins fort peu de chose en fait de monographies de cette espèce. L’histoire est donc écrite depuis long-temps à la manière de M. Granier de Cassagnac. Nullement, nous répondra-t-il ; car, si je me suis plaint amèrement d’une chose, c’est du défaut d’accord entre les historiens. « Les historiens, ai-je dit, ne se sont entendus ni dans leur plan de travail ni dans leurs idées critiques ; cela fait que l’œuvre de l’un ne s’ajoute pas à l’œuvre de l’autre, que leurs efforts ne s’aident pas, ne se complètent pas ; qu’il n’y a dans l’ensemble de leurs ouvrages ni suite, ni logique, ni intention. » Or, toutes les monographies dont vous nous parlez là sont isolées, décousues, sans relations et sans rapports entre elles. Il est vrai, répliquerai-je à mon tour ; mais vous convenez du moins que les premiers frais d’érudition sont faits ; or, s’il en est ainsi, comment avez-vous eu le courage de refuser un souvenir à tant de modestes et infatigables travailleurs qui vous ont déblayé le terrain et préparé les matériaux ? Un peu de reconnaissance n’eût cependant intéressé que faiblement votre gloire, car il vous restera toujours vos déductions et vos raisonnemens ; et si d’autres ont déployé plus d’érudition que vous à propos des esclaves, des mendians, des courtisanes et des voleurs, vous pouvez réclamer en toute propriété la commune, la jurande et les paysans de l’antiquité. Mais enfin, puisque, soit oubli, soit caprice dédaigneux, soit toute autre raison, M. de Cassagnac ne fait pas plus d’état des monographes que des historiens qui l’ont précédé, contentons-nous d’examiner si ces monographies de seconde main pourront former à la longue un corps d’histoire complet et régulier.

Pour que l’idée de M. Granier de Cassagnac arrive à terme, il faut, comme nous venons de le voir, que les monographes qui lui succèderont, marchent sans dévier dans le chemin qu’il leur aura tracé, et ne laissent jamais échapper le fil traditionnel dont il tient le premier bout. Or, l’exposé seul d’une pareille difficulté doit la faire juger insurmontable ; car comment s’imaginer que des hommes séparés de mœurs, de langage et d’époque, au lieu de suivre, dans le choix d’un sujet, leur inspiration personnelle, viendront, dociles et soumis, ajouter une pierre soigneusement taillée à la pierre d’attente laissée par leur prédécesseur ? Comment s’imaginer que, si la fantaisie leur vient de reprendre un sujet déjà traité et de le présenter sous un jour différent, ils y résisteront ? L’accord, tel qu’on le demande, serait donc miraculeux. Toutefois, consentons un moment à nous faire illusion, et admettons qu’une suite d’historiens intelligens, animés d’un même esprit, poussés d’un même zèle, développent progressivement un même plan et parviennent enfin à l’accomplissement de leur œuvre ; aurons-nous, je le demande, dans cette longue série de monographies, aurons-nous une histoire ? Je vois bien un édifice imposant, distribué avec méthode dans toutes ses parties ; je vois bien un théâtre décoré avec goût ; mais les spectateurs mais les acteurs, où sont-ils ? Où est la vie, l’action, le drame ? En un mot, je vois partout des traces d’hommes ; mais l’homme lui-même, où est-il ? Nulle part. Et c’est là ce que vous appelez de l’histoire ? Vous avez confondu les curiosités de l’archéologie et les investigations de la science avec la peinture animée du cœur de l’homme. Qu’est-ce, en effet, que l’histoire, si ce n’est le tableau mouvant de la lutte des passions et du déploiement de toutes les forces morales de l’humanité ? Sans doute la connaissance des lois, des mœurs et des usages répand, sur l’histoire ainsi conçue, de la lumière ; mais croire que cette connaissance suffit et peut suppléer à l’histoire, c’est prendre la forme pour le fond. Sans doute ces mœurs, ces lois et ces usages sont un reflet direct de l’humanité ; mais ils varient de peuple à peuple, ils changent d’âge en âge, tandis que, au-dessous de cette surface inconstante, le principe vivifiant se meut et se développe incessamment. Or, tel est le spectacle que l’historien a surtout mission de nous représenter, s’il veut nous intéresser, s’il veut nous rendre plus sages et meilleurs.

Ce n’est donc pas comme pierre angulaire d’un nouvel édifice historique, ni comme produit d’une érudition originale, que nous voulons considérer le livre de M. Granier de Cassagnac. Mais ce livre renferme des doctrines philosophiques, politiques et littéraires qui nous ont paru hétérodoxes, et c’est à ce titre que nous le combattrons. Ce livre fait souvent d’une érudition connue un emploi qui nous a paru étrange et bizarre, et ce sont ces applications que nous discuterons. Notre appréciation sera sérieuse comme a droit de l’attendre un livre qui a coûté « sept ans de travail continuel[3] ; » et nous promettons d’avance à l’auteur cette sévère impartialité, qu’il appelle lui-même sur son œuvre. « Toutefois, dit en effet M. Granier de Cassagnac, j’accepte avec confiance les risques d’un jugement public, parce que la vérité se défend toujours. » Telle est aussi notre conviction : la vérité se défend toujours, et c’est dans le seul espoir de la faire triompher que nous prenons la plume. Nous ne cédons à aucune considération personnelle ; nous n’ambitionnons pas même l’honneur de convertir M. Granier de Cassagnac, quoiqu’il nous dise de la meilleure grace du monde : « Que si, par aventure, je m’étais trompé d’un bout à l’autre de mes convictions, eh bien ! j’en serais quitte pour me corriger et pour m’en faire de meilleures. » Non qu’une pareille conversion ne fût assurément très flatteuse pour nous ; mais, indépendamment de la crainte que nous aurions de faire entrer un calcul d’amour-propre dans la défense de la vérité, nous croyons, à parler avec franchise, que le bon propos de M. de Cassagnac n’est qu’une illusion de sa modestie. À son âge, on ne revient pas d’une erreur qui a duré sept ans, et le livre qui a pris une si longue portion de l’existence, doit, aux yeux de l’auteur, avoir raison contre la critique, surtout si la critique démontrait par malheur que le livre ne vaut rien.

Quoi qu’il en soit, quand M. Granier fut fixé, comme nous l’avons vu, sur le choix de sa monographie, son sujet se trouva naturellement divisé en deux parties, l’histoire des races nobles et l’histoire des races esclaves. L’idée lui vint de commencer par la dernière, quoique l’ordre inverse eût été plus rationnel, et cette idée produisit le livre des Classes ouvrières et des Classes bourgeoises. « Ce volume, nous dit l’auteur lui-même, n’est que la moitié du sujet ; il contient l’histoire des races esclaves prises à leur point de départ et suivies dans toutes les phases de leur fortune sociale. Je donnerai prochainement au public l’histoire des races nobles. »

Voici le plan du livre que M. de Cassagnac a déjà publié. Étonné de trouver l’esclavage à côté du berceau de chaque peuple, M. de Cassagnac se demande d’où peut venir un fait universellement existant dans les premiers siècles de toute nation, et il est amené à conclure que l’esclavage n’a pu naître que dans la famille. Un fait postérieur à l’esclavage et qui en est toujours le résultat inévitable, c’est l’affranchissement. M. Granier suit donc les esclaves émancipés et les voit bientôt se diviser « en deux grandes colonnes, » dont l’une va se grouper dans les cités et l’autre se disperser dans les campagnes. Là chaque division se constitue et s’organise. Les affranchis de la cité, ou les bourgeois, forment une association administrative qui donne naissance à la commune, et une association industrielle qui donne naissance à la jurande. Les affranchis de la campagne, ou les paysans, forment, de leur côté, une association administrative qui produit des villages et des bourgades soumis à des seigneurs. Telles sont les associations que, par une loi de leur nature et de leur instinct, ces deux espèces d’affranchis ne manquent jamais de former, au sortir de l’esclavage ; or, comme ces deux espèces se rencontrent chez tous les peuples, M. Granier en conclut que, chez tous les peuples, il y a eu commune, jurande et féodalité.

Cependant il est encore d’autres classes dérivées de l’affranchissement, et comprises dans la nombreuse et féconde division des prolétaires, masse d’individus qui composent la couche la plus infime de toute société, hommes ne tenant au passé par aucune tradition, à l’avenir par aucune espérance, et qu’absorbe un soin unique, celui de gagner le pain de la journée. Du prolétariat, comme d’une plante abâtardie, mais pleine de sève et de vigueur, sortent d’abord les ouvriers, qui se rattachent à la commune par le travail ; ensuite les mendians, ou « ceux qui ne peuvent pas vivre dans leur condition, » puis les esclaves lettrés, les courtisans et les bandits ou « ceux qui ne veulent pas vivre de leur vie. »

Le lecteur a, dans ce court résumé, le plan de l’Histoire des Classes ouvrières et des Classes bourgeoises. Les prétentions de ce livre sont donc, comme on peut en juger dès à présent, 1o  d’attribuer à l’esclavage une origine qui contrarie les idées les plus raisonnables et les plus généralement reçues ; 2o  de trouver chez les anciens la commune, la jurande et la féodalité, et de rattacher ainsi au passé des institutions qu’on a crues jusqu’à ce jour essentiellement modernes ; 3o  de faire sortir de l’esclavage et de l’esclavage seul, comme d’une sentine impure, la mendicité, le vol et la prostitution, en même temps que la pauvreté laborieuse et la vertu modeste, ne réservant à cette race maudite, pour la relever un peu, que les travaux de l’industrie et quelques arts de l’esprit dédaignés de ses oppresseurs ; 4o  de constituer et de traiter à l’égal des autres classes les mendians, les bandits et les courtisanes, notes discordantes qui troublèrent toujours l’harmonie sociale.

Mais quel peut être le but moral d’un ouvrage ainsi conçu ? L’auteur nous l’explique : « Il ne suffit pas, dit-il, de vouloir organiser les classes ouvrières ; il faut encore que les classes ouvrières veuillent elles-mêmes être organisées ; il faut surtout qu’elles reconnaissent que la condition d’ouvrier est une condition naturelle et normale, et que le peuple, qui consiste principalement dans les classes ouvrières, n’a jamais été réduit en l’état où il se trouve par l’avidité des grands ; que s’il est bon, moral et légitime que les ouvriers, en leur qualité d’hommes intelligens et perfectibles, aient aussi leur ambition, il faut veiller à ce que cette ambition ne se trompe pas d’objets… Nous voudrions donc, si cela se pouvait, faire comprendre aux classes ouvrières que leur condition, comme la condition de tous, a été en s’améliorant de siècle en siècle… La difficulté de leur association est peut-être moins à nos yeux dans l’invention d’un mécanisme logique et applicable que dans les obstacles qu’apporteront les idées politiques fausses… Ce n’est pas en peu d’années qu’on peut se promettre de réformer les préjugés politiques des classes ouvrières ; mais l’histoire appliquée à leur condition sociale nous a paru l’une des voies les plus sûres et les plus courtes pour y parvenir[4]. »

Je ne m’arrête point à relever toutes les assertions historiquement fausses contenues dans cette citation ; mais je demande comment il sera possible de discipliner les classes ouvrières avec ces souvenirs historiques. Que se propose-t-on, en effet, en les ramenant à leur point de départ et en leur rappelant la bassesse de leur origine ? Serait-ce de les humilier ? Mais croit-on les assouplir en les avilissant, comme autrefois, dit-on, pour faire rentrer dans le devoir des esclaves révoltés, il suffit de leur montrer le fouet ? ou bien, en renouant les classes ouvrières d’aujourd’hui à celles de l’antiquité, voulez-vous leur faire entendre que ce qui fut doit toujours être ? Mais vous reconnaissez vous-même que l’ouvrier est intelligent et perfectible ; vous reconnaissez que sa condition s’est améliorée de siècle en siècle. Pourquoi donc le progrès ne s’étendrait-il pas ? Pourquoi l’intelligence de l’ouvrier ne s’élèverait-elle pas ? Et de quel droit bornez-vous l’horizon de son ambition aux murs de son atelier ? Ne craignez-vous pas d’ailleurs qu’en calculant le chemin qu’il a fait, il ne s’aperçoive qu’il lui en reste beaucoup moins à faire pour atteindre à la condition que vous lui interdisez ? Mais, grace au ciel ! les classes ouvrières n’ont pas besoin d’être disciplinées ni d’apprendre d’où elles viennent pour savoir où elles vont. Au point où nous en sommes, l’ouvrier sait que la considération et l’estime ne lui manqueront plus, s’il est probe et laborieux ; il sait que rien n’entravera son ambition, pourvu qu’il respecte les lois et se montre honnête homme. Eh ! n’a-t-il pas, en effet, chaque jour sous les yeux des exemples de ce que peuvent le travail, l’ordre, l’économie et la bonne conduite ? Que M. Granier se rassure donc. « L’exemple de l’assemblée constituante abolissant les livrées, celui de la convention abolissant la domesticité, et tous les souvenirs de la fraternité populaire[5], » n’enflammeront jamais le cerveau, n’exalteront jamais l’imagination de nos ouvriers au point de leur faire croire, à celui-ci qu’il est né « pour faire un triumvir, » à celui-là qu’il doit être le premier consul d’une république. » Toutefois, je ne réponds pas que du sein de l’atelier il ne se fasse de temps à autre quelques-unes de ces ascensions brusques et soudaines dont l’histoire nous offre tant d’exemples. Mais où est le mal à cela ? Si le talent se trouve au niveau de l’ambition, on en sera quitte plus haut pour serrer les rangs et faire place. Je ne réponds pas non plus qu’après avoir conquis par son travail une position sociale que la fortune lui avait refusée, l’ouvrier, au lieu de faire recommencer sa carrière de labeur à ses enfans, ne les fasse partir du point où il est arrivé, et ne les lance dans le monde de la hauteur où il a su s’élever ; car c’est moins pour lui que pour ses enfans que l’ouvrier se montre ambitieux. Mais où est encore le mal à cela ? Certes, si l’on comptait les hommes supérieurs que les arts et les lettres, les sciences et l’administration doivent à une pareille origine, il faudrait bénir l’ambition qui échauffa le cœur de tous ces généreux roturiers. Craint-on que ces désertions ne laissent à la longue les ateliers vides et l’industrie sans bras ? Crainte chimérique ! Au-dessous de celui qui s’élève, d’autres aspirent à la hauteur qu’il abandonne, et les rangs les moins élevés sont encore une élévation. En vain exhaussera-t-on le niveau ; l’échelle aussi s’exhaussera, et il y aura toujours à cette échelle un premier degré. Ainsi pourra s’effectuer, sans trouble et sans danger, sans gêner aucun essor, sans méconnaître aucun droit, ce progrès continu et cette marche ascendante de la société vers un état meilleur.

Nous avons démontré que l’érudition, même en prenant ce mot dans l’acception beaucoup trop étendue que lui a donnée M. Granier de Cassagnac, ne suffit point pour écrire l’histoire, et qu’elle laisse même en dehors la partie la plus intéressante de la tâche de l’historien ; d’où il est résulté que le livre des Classes ouvrières et des Classes bourgeoises ne justifie nullement la prétention qu’il a de commencer une ère historique nouvelle. Nous avons démontré que M. de Cassagnac s’était mépris sur la nature des besoins des classes ouvrières, et que, dans tous les cas, le remède qu’il avait imaginé, loin de soulager le mal, ne pourrait que l’aigrir ; d’où il est résulté que le but moral que son livre se proposait, avait été complètement manqué. Nous allons maintenant essayer d’apprécier la valeur intrinsèque et absolue de cet ouvrage.


I. — ORIGINE DE L’ESCLAVAGE.

« En prenant l’histoire à ses sources, nous dit M. Granier de Cassagnac, nous avons trouvé les traces nombreuses, profondes, flagrantes, irrécusables de deux classes d’hommes qui ont rempli en tout pays les premières époques de toute société. L’une de ces classes d’hommes est celle des maîtres, l’autre est celle des esclaves[6]. »

Comme cette découverte n’a rien de bien curieux, et que d’ailleurs beaucoup de gens l’avaient faite avant lui, M. Granier a eu le bon esprit de ne pas s’y appesantir. « Nous n’insistons pas, ajoute-t-il, sur ce grand fait historique dont les preuves sont partout… Nous allons seulement examiner ses caractères. D’abord il est clair, par tous les témoignages qui s’y rapportent, que ce fait est très ancien, si ancien qu’on n’en trouve le commencement nulle part… Ensuite il ne paraît point, par l’étude de toutes les traditions, que l’esclavage ait jamais été institué, fondé, créé… Nous pouvons même annoncer que nous tenons en réserve des considérations irrésistibles, mathématiques, qui établiront que non-seulement l’esclavage n’est pas dans le Lévitique, dans l’Iliade, une chose actuellement ou même nouvellement fondée ; mais qu’il y est une chose vieille, une chose décrépite…, de telle sorte que, loin de devoir sa naissance aux institutions humaines, l’esclavage était déjà profondément déchu, quand les plus anciennes institutions virent le jour. »

Et que conclut M. Granier de ce double caractère ? « Que d’après toutes les apparences traditionnelles et toutes les réalités historiques, l’esclavage se présente universellement, dans les temps primitifs de toutes les nations, comme un fait spontané, naïf, autochthone. »

Ainsi, réduit à ses termes les plus simples, le raisonnement de M. Granier de Cassagnac revient à dire que, puisque l’esclavage, en paraissant pour la première fois dans l’histoire, se montre déjà décrépit et usé, l’esclavage remonte à l’origine même de la société, et n’est par conséquent pas d’institution humaine. Mais à quelle époque commencent donc et le monde et l’histoire pour M. Granier de Cassagnac ? L’on dirait, en vérité, qu’il ignore combien l’un est vieux et l’autre jeune ; cependant la géologie pouvait lui donner des renseignemens assez exacts sur l’âge du monde, et la chronologie sur celui de l’histoire. À défaut même des enseignemens positifs de ces deux sciences, M. Granier aurait pu remarquer une chose, c’est que les monumens historiques les plus anciens qui nous restent, sont aussi des chefs-d’œuvre littéraires. Or, que d’essais infructueux, que de tentatives inutiles ont dû précéder des productions si accomplies ! Quelle civilisation élégante et polie n’annonce point tant de perfection dans l’art le plus difficile ! Et, lorsqu’on sait combien l’esprit humain est lent à s’avancer, que de milliers d’années ne doit-on pas croire que ces progrès ont demandées ! Le monde est donc assez vieux pour avoir vu d’autres institutions que les institutions des premiers monumens de l’histoire ; et c’est sans aucune raison, ou plutôt contre toute vraisemblance, que M. Granier de Cassagnac suppose que, pendant la longue période qui a précédé le Pentateuque et l’Iliade, l’esclavage n’a pu être établi de main d’homme.

Mais laissons à M. Granier la faculté de reculer à son gré le commencement de l’esclavage ; le placera-t-il à une époque où il soit loisible de dire, non pas, que l’esclavage est un fait naïf ; car le mot est ridicule ainsi appliqué, et on doit le laisser à Diderot, qui avait de quoi se le faire pardonner ; ni qu’il est un fait autochthone ; car la fable, dans ses conceptions même les plus extravagantes, n’imagina jamais des faits ou des actions issus de la terre ; mais qu’il est un fait spontané ? On a étrangement abusé du mot spontané. Tout ce qu’on ne peut ou qu’on ne veut pas expliquer est mis sur le compte de la spontanéité, et dès-lors on ne se croit plus responsable. Mais quand la science emploie ce mot pour désigner un fait dont elle ignore la cause, elle s’est du moins préalablement assurée, d’une part que le fait existe, d’une autre part qu’il n’est pas encore explicable. Je conçois aussi qu’on mette en avant un principe hypothétique autour duquel se rallie un ensemble de faits dont il est la clé ; mais, dans ce cas, il est nécessaire que toutes les conséquences qu’on tire du principe, y rentrent avec une rigoureuse précision. Ces règles posées, l’esclavage peut-il être traité comme un fait spontané ou comme une hypothèse systématique ? Non, car l’esclavage est un de ces faits dont la philosophie a raison sans effort. Qui dit esclavage, dit oppression, souffrance ; l’homme subit donc l’esclavage malgré lui. Qui dit société suppose le sentiment du droit ; l’homme cherche donc à s’affranchir de l’esclavage.

Suivons cependant M. Granier de Cassagnac : « Les argumens, continue-t-il, que nous avons donnés jusqu’ici, sont de ceux qu’on appelle négatifs dans les sciences exactes… Il nous reste à donner maintenant les argumens positifs et directs, c’est-à-dire à montrer par quels procédés naturels, simples, logiques, l’esclavage s’est trouvé établi en même temps que les peuples se sont trouvés formés… Après force réflexions et surtout force lectures, il nous a semblé que primitivement l’idée de maître et l’idée de père se confondaient entièrement… Nous devons dire, ce qui est fort important, qu’il ne suffit pas d’être père selon la chair ; il faut encore l’être avec de certaines conditions de tradition, de famille, d’aïeux[7]. »

Le lecteur aura plus d’une fois l’occasion d’admirer dans le cours de cette discussion la hardiesse et l’assurance avec laquelle M. Granier s’enfonce dans ces ténèbres historiques où l’on ne s’aventure d’ordinaire qu’en tremblant et à tâtons. C’est que, lorsque les faits avérés manquent, M. de Cassagnac sait trouver dans les mots des indications qui échappent à tout le monde ; voilà son secret, et l’on pense bien qu’à l’aide de ce nouveau sens historique, il a dû faire d’étonnantes découvertes. La première, et ce n’est pas la moins curieuse, qui se présente dans son livre, c’est cette nécessité même d’une extraction divine imposée à tous les pères pour pouvoir exercer une autorité absolue sur leurs enfans. Où croirait-on, en effet, qu’il a trouvé cette indispensable condition ? Dans deux épithètes, celle de δίος, divin, donnée par les poètes grecs aux rois et aux héros, et celle de pius, que les auteurs latins, et Virgile surtout, ont si fréquemment employée. Comme c’est principalement de cette dernière que l’auteur s’est plu à développer la signification, nous demandons la permission de nous y arrêter un instant.

Tous nos lecteurs savent que le mot pius, chez les Latins, se prenait pour désigner : 1o  celui qui honore les dieux, proprement l’homme pieux ; 2o  l’homme probe et intègre ; 3o  celui qui montre à ses parens de la soumission, du respect, de l’amour ; 4o  les parens eux-mêmes qui ont pour leurs enfans de la tendresse, et qui la leur prouvent par des soins affectueux ; 5o  ceux enfin qui manifestent du dévouement, de l’affection pour la patrie, pour leurs proches, leurs amis, etc. Il était réservé à M. Granier de Cassagnac de découvrir dans ce mot une acception inconnue. « Il y avait encore, nous apprend-il, un autre mot par lequel se désignaient les anciennes familles latines qui descendaient des dieux ; c’était celui de pius, qu’on a traduit à tort par pieux. Virgile appelle constamment Énée Pius, c’est-à-dire fils de Jupiter, signification que les nombreux traducteurs qui se sont succédé ont généralement ignorée[8]. »

Ce ne sont pas seulement les traducteurs qui l’ont ignorée ; ce sont encore les commentateurs, les littérateurs, tout le monde enfin, jusqu’à M. Granier exclusivement, ce qui lui laisse la responsabilité tout entière de son invention. Du reste, M. de Cassagnac ne paraît nullement embarrassé de prouver ce qu’il avance ; il s’y offre même très volontiers, et de manière à faire croire qu’il a traité avec une prédilection particulière ce petit morceau de philologie. « Les preuves, ajoute-t-il, de ce que nous disons là, sont faciles et concluantes, et nous avons quelque plaisir à les déduire, parce qu’il s’agit d’un point historique assez curieux, qui est en même temps un point littéraire fort piquant.

« D’abord Suétone raconte qu’après les victoires de Tibère en Illyrie, le sénat voulut lui donner immédiatement le surnom de Pius, lequel devait avoir une signification plus honorable que celui d’Augustus, qu’il signait, et qui était héréditaire dans la maison Claudia. »

Cette preuve a le tort de ne prouver absolument rien de ce qu’on lui demande, et le tort encore plus grave de renfermer trois erreurs dont deux pourraient passer pour des énormités. Traduisons d’abord la phrase de Suétone : « Censuerunt etiam quidam, ut Pannonicus, alii ut Invictus, non-nulli ut Pius cognominaretur[9]. — Il y en eut qui furent d’avis qu’on lui décernât le surnom de Pannonique, d’autres celui d’Invincible, quelques-uns celui de Pieux. » On voit qu’il s’agit de trois surnoms proposés pour Tibère, et que les avis sont partagés sur celui qu’il convient de choisir. M. de Cassagnac conclut du dernier qu’il devait avoir une signification plus honorable que celui d’Auguste. Pourquoi cela ? Serait-ce parce qu’on le proposait comme une distinction ? Mais à ce titre les deux autres auraient le même privilége. D’ailleurs, en admettant que Pius eût une signification plus honorable qu’Augustus, s’ensuivrait-il qu’il voulût dire fils de Jupiter ou descendant d’un dieu quelconque ? Nous avons signalé trois erreurs : la première est d’avoir établi des rapports entre Augustus et Pius. Généralement parlant, il ne peut exister de rapports entre ces deux mots, et dans le cas actuel, il y avait, en outre, des raisons péremptoires pour ne pas les rapprocher. Quelle signification avait donc le surnom de Pius dans la pensée des sénateurs qui le proposèrent ? La signification que nous avons mentionnée la troisième, en parcourant les divers sens du mot. On voulait rappeler l’humble soumission de l’hypocrite Tibère aux volontés d’Auguste et les marques de respect, de déférence et de dévouement affectueux que, depuis son retour de Rhodes, il s’empressa de donner à l’empereur en toute circonstance. Les deux autres erreurs consistent à dire que Tibère signait du nom d’Auguste à l’époque de son expédition d’Illyrie, et que ce nom était héréditaire dans la maison Claudia. Cette dernière erreur est surtout fort amusante de la part d’un homme qui doit être si entendu à débrouiller les généalogies des antiques familles. Si M. Granier de Cassagnac affectait moins de dédain pour toutes les monographies qui ont précédé la sienne, nous pourrions lui en indiquer une sur les familles romaines, remplie de savoir et d’érudition, et qui lui apprendrait que le surnom d’Auguste ne fut jamais héréditaire dans la maison Claudia. Mais il nous permettra sans doute de le renvoyer à Suétone qu’il a cité assez souvent ; or, il lira là, au chapitre VII de la biographie d’Auguste : « Postea C. Cæsaris, et deinde Augusti cognomen assumpsit ; alterum testamento majoris avunculi, alternum Munatii Planci sententia ; cum, quibusdam censentibus Romulum appellari oportere, quasi et ipsum conditorem Urbis, prævaluisset ut Augustus potius vocaretur, non tantum novo, sed etiam ampliore cognomine. — Octave prit ensuite le surnom de C. César, et plus tard celui d’Auguste : le premier lui fut légué par le testament de son grand oncle ; le second lui fut décerné sur la proposition de Munatius Plancus. Quelques sénateurs ayant été d’avis de le surnommer Romulus[10], pour faire entendre qu’il était lui aussi le fondateur de Rome, Munatius Plancus proposa (et son sentiment prévalut) de l’appeler plutôt Auguste, surnom qui avait l’avantage non-seulement d’être nouveau, mais d’exprimer encore quelque chose de plus imposant. » Le surnom d’Auguste n’avait donc jamais été porté par personne avant Octave ; et, s’il n’avait été porté par personne, il n’était donc pas héréditaire dans la maison Claudia. Il ne pouvait pas être davantage le surnom que signait Tibère à l’époque de son expédition d’Illyrie, car jamais Auguste de son vivant ne se dessaisit de son surnom ni ne le partagea ; il se contenta de le léguer à son successeur : c’est encore Suétone qui nous l’apprend dans la phrase qui suit immédiatement celle où il est question du choix du surnom de Tibère. L’historien y raconte qu’Auguste s’opposa à ce qu’on donnât aucun des trois surnoms, et qu’il coupa court à la délibération du sénat par cette brusquerie spirituelle et ironique : « Tibère est satisfait de celui que je dois lui laisser après moi[11]. » Il est donc bien constant que si M. Granier eût lu les deux lignes qui suivent le passage qu’il a cité, il n’aurait pas fait signer à Tibère le surnom d’Auguste, à l’époque de la guerre d’Illyrie. Mais M. Granier est pressé d’arriver, et pour cela il prend les moyens les plus expéditifs : il se borne donc strictement, en consultant un auteur, à extraire la phrase dont il a besoin, sans s’inquiéter de ce qui précède ou de ce qui suit. On n’aura aucun doute à cet égard, quand on connaîtra la phrase de Suétone qui a causé la double erreur que nous venons de relever ; la voici telle qu’elle est citée dans le livre de M. de Cassagnac : « Ac ne Augusti quidem nomen, quanquam hæreditarium, ullis, nisi ad reges ac dynastas, epistolis addidit. — Il ne se donna pas même dans ses lettres, excepté lorsqu’il écrivit aux rois et aux princes, le nom d’Auguste, quoiqu’il lui appartînt à titre d’héritage[12]. » Rapprochée, en effet, de ce que nous avons dit précédemment, cette phrase signifie simplement qu’après la mort d’Auguste, Tibère fit rarement usage du surnom que cet empereur lui avait légué ; isolée au contraire de tous les passages qui la préparent et l’expliquent, elle pourrait, à la rigueur, avoir le sens que lui prête M. de Cassagnac, moins cependant l’hérédité du nom d’Auguste dans la maison Claudia.

Passons à la seconde preuve dont M. de Cassagnac appuie la nouvelle signification de Pius. « Ensuite, dit-il, Virgile alterne habituellement le surnom de Pius avec plusieurs autres qualifications qui signifient fils des dieux. » Tous ceux qui ont lu Virgile savent que le poète ne suit point de règle fixe pour donner ce surnom à son héros, l’appelant Pius, tantôt pour des actions qui justifient le sens de l’épithète, tantôt pour des actions qui le contrarient, fort souvent pour des faits qui n’y ont aucun rapport. Quelle en est la raison ? C’est que Virgile a traité ce surnom, comme il le devait, à l’égal d’un nom propre, ayant sa signification permanente, invariable et indépendante de toutes les applications que l’on en peut faire. Il faut donc, pour trouver son vrai sens, remonter à la signification fondamentale. Ici se présente l’opinion de M. Granier de Cassagnac, qui prétend que cette signification est fils de Jupiter, parce que elle alterne avec des qualifications équivalentes, et que Énée est tour à tour appelé par le poète Pius et nate dea, ou deum gens, pieux et fils d’une déesse, ou rejeton des dieux. Comme si le héros de l’Énéide ne pouvait pas recevoir ces deux qualifications à des titres différens ! M. Granier n’a donc pas vu qu’en pressant un peu son argument, on le forcerait à ne reconnaître qu’une seule vertu dans le héros qui en posséderait le plus ? Mais dispensons M. Granier de tous ses argumens, et examinons son opinion en elle-même. Est-il croyable que Virgile, voulant donner un surnom à son héros, lui en eût précisément choisi un qui le pouvait confondre avec une foule innombrable d’autres héros ? Tel serait cependant le choix qu’il aurait fait, s’il fallait entendre pius par fils de Jupiter. N’est-il pas vraisemblable, au contraire, que, si dans la langue latine il se trouvait un mot retraçant fidèlement les traits principaux du caractère d’Énée, le poète aura choisi ce mot-là ? Or, qu’on se rappelle d’une part les divers sens que nous avons assignés à pius, et d’une autre part le caractère que l’histoire poétique attribue à Énée, et l’on verra que ce mot ainsi entendu le résume admirablement, lui prêtant à la fois toutes les vertus qui le distinguaient, la piété de la patrie et celle de la religion, la piété filiale et la piété paternelle.

Arrivés au bout de cette excursion philologique, concluons que le mot pius n’a jamais eu dans la langue latine d’autres sens que ceux que nous avons mentionnés, et que les nouvelles acceptions dont on a voulu l’enrichir ne reposent que sur des textes faussement interprétés.

Après avoir envisagé l’esclavage comme un fait spontané, après en avoir reculé l’origine jusqu’à l’établissement même des sociétés, M. Granier en est venu à le regarder comme né au sein de la famille. Mais l’esclavage étant un fait négatif, là s’est présentée la nécessité de chercher d’abord les premiers maîtres. Ces premiers maîtres ont paru, à M. Granier, ne pouvoir être que les premiers pères, dans le cas toutefois où ils justifieraient d’une descendance divine. Nous l’avons vu déjà demander à la philologie les titres de noblesse de ces illustres chefs de famille ; il va maintenant aborder l’histoire pour l’interroger sur leur puissance absolue. « La grave question qui nous occupe, dit-il, va entrer maintenant dans les temps historiques. La puissance absolue des pères de famille est un fait universel et qui a laissé trace partout… Du temps des patriarches, le pouvoir paternel des juifs était encore absolu sur les enfans. Le sacrifice d’Abraham en est une preuve. Il est évident que Dieu n’aurait pas ordonné une chose contre la loi positive… il n’est pas plus difficile d’établir que le droit absolu des pères sur les enfans a existé pareillement chez les Grecs. Il existait pleinement du temps de la guerre de Troie, comme le prouve évidemment le sacrifice d’Iphigénie… Ainsi, selon nos idées, le premier esclavage qui se soit vu sur la terre n’est que la sujétion à l’antique et primitive paternité[13]. »

Ainsi parle M. Granier de Cassagnac, s’étendant longuement, et à plaisir, sur la toute-puissance des pères chez les anciens. Mais après avoir exposé des faits connus, avoués, incontestables, M. Granier n’aurait-il pas dû prévenir une petite objection que tout lecteur sensé ne manquera sans doute pas de lui faire ? Cette objection, la voici. Vous avez, jusqu’à présent, raisonné dans la supposition que l’autorité paternelle entraînait l’esclavage comme conséquence rigoureuse ; nous n’avons pas voulu vous presser sur cette hypothèse, assuré d’avance que vous vous retrancheriez derrière la spontanéité, solution non moins aisée et tout aussi peu satisfaisante que la vertu dormitive de l’opium du Malade Imaginaire. Mais s’il en avait été ainsi, nous vous le demandons, est-il croyable, d’une part, que cette puissance despotique eût pu s’exercer dans la famille primitive ; d’une autre part, qu’elle eût jamais obtenu la sanction des lois, ou que du moins elle eût long-temps conservé cet appui ? L’objection est assez sérieuse, comme on voit ; cependant, chose étonnante ! l’auteur semble ne s’être pas douté qu’on pût élever une pareille question. Examinons-la donc, puisqu’on nous a laissé ce soin.

Remontant au berceau même de l’humanité, « réduisons, pour nous servir des expressions de Cicéron, cette immense société du genre humain à ses proportions les plus exiguës et les plus étroites[14]. » Le premier couple s’est déjà reproduit et la famille a commencé. C’est de ce moment, dites-vous, que l’esclavage s’établit sur la terre. Mais si l’esclavage blesse profondément, ainsi que nous l’avons vu, les deux instincts les plus irrésistibles de l’homme, ceux qui font l’essence même de sa nature morale, l’amour de soi et la sociabilité, comment a-t-il pu s’établir ? Il n’est plus permis de répondre, de lui-même, spontanément, puisque antérieurement à lui, il existait dans le cœur de l’homme d’invincibles sentimens qui le repoussaient. Évidemment, il n’a pu s’établir que par la force. Mais s’il est vrai, et qui voudrait le nier ? que l’affection, la tendresse et le dévouement des pareils pour leurs enfans soient les besoins les plus impérieux et les plus doux à satisfaire, avant même d’être des sentimens raisonnés et des devoirs sacrés, il n’est pas croyable que l’homme ait oublié d’être père pour devenir tyran de ses enfans. Il y a là impossibilité morale. Il y a aussi impossibilité physique. La force est en général un moyen transitoire, incertain et dont l’action se déplace continuellement. Ici surtout, elle eût bientôt passé de l’oppresseur aux opprimés, et les enfans, au bout d’un petit nombre d’années, auraient été les véritables chefs de la famille par la force. Que devenait alors l’autorité despotique du père ? Elle se maintenait, répondra-t-on, par le respect. Dans ce cas, on dénature le sens du mot esclavage. Il y a plus, le respect, l’affection, l’obéissance, toutes les vertus que comprend la piété filiale dérivent du sentiment du droit ; or, nous l’avons démontré, le droit réprouve l’esclavage. L’esclavage n’a donc pas pu s’établir dans la première famille. S’est-il établi dans la seconde ou dans celles qui ont suivi ? Non, car il a dû y rencontrer les mêmes obstacles. Comment expliquer cependant, ajoute-t-on, la puissance dont nous trouvons les pères armés dans l’antiquité, puissance qui s’étend jusqu’à décider de la vie et de la mort des enfans ? Rien de plus contraire à la thèse qu’on soutient qu’un pareil argument. Sans doute nous voyons fréquemment, chez les anciens, des pères sacrifier leurs enfans ; mais ces barbares immolations étaient toujours dictées par les prêtres, au nom de la divinité, ou par la divinité elle-même. Abraham va sacrifier son fils, mais c’est pour obéir à Dieu ; Agamemnon consent à la mort de sa fille, mais il y est contraint par la voix d’un oracle que Calchas interprète. Certes, s’il y avait là un esclave, ce n’était pas Isaac, c’était bien Abraham ; ce n’était pas Iphigénie, c’était bien Agamemnon. Aussi l’Écriture ne nous laisse-t-elle pas ignorer que Dieu avait demandé ce sacrifice au patriarche comme le plus grand effort de son obéissance, et Calvin, cherchant à pénétrer le dessein de l’Éternel, ne lui suppose pas d’autre motif que celui-ci : « Ut fidei experimentum in servo suo caperet. » Quant à la douleur d’Agamemnon, les vers d’Euripide nous ont dit qu’elle était inexprimable, et le tableau de Timanthe, qu’on ne pouvait la peindre. Qu’importe ? réplique-t-on ; le sacrifice même, quoique fait à regret, constate le droit que nous leur reconnaissons, et cela nous suffit. Nierez-vous d’ailleurs que les monumens de l’antique législation n’attestent à chaque pas le pouvoir formidable que la loi confiait aux pères de famille ? Nous l’avons accordé en commençant : cette autorité est incontestablement prouvée ; mais de là il n’est point du tout permis de conclure l’esclavage des enfans. Plus l’autorité même est absolue, moins la conséquence qu’on en veut déduire est vraisemblable. Je m’explique. « La famille, a dit Platon, n’est qu’un petit état dans l’état. » Pénétrés aussi de cette idée, les législateurs s’attachèrent à constituer fortement chacun de ces petits états, afin qu’il devînt un gage de sécurité pour l’état qui les embrassait tous ; or, le moyen qui leur parut le plus efficace pour y réussir, ce fut d’en confier la souveraineté au père. Prétendaient-ils par-là briser les liens les plus doux de la famille, et substituer une servile obéissance à la soumission filiale ? Non, sans doute ; mais d’une part ils étaient sûrs que la tendresse tempérerait l’autorité, que l’affection adoucirait la loi ; d’une autre part, ils savaient qu’au sein d’une famille ainsi réglée, les enfans trouveraient un joug salutaire pour les plier à la subordination, un frein puissant pour les préserver de leurs écarts, une école austère pour leur apprendre les vertus et les devoirs du citoyen. Supposons cependant que ces législateurs, trompés dans leurs intentions et dans leurs espérances, n’eussent fait que sanctionner involontairement un esclavage abrutissant, il serait alors bien certainement arrivé, ou que d’autres législateurs, témoins et souvent aussi victimes du despotisme paternel, auraient modifié les lois de leurs prédécesseurs, ou que le code barbare, imposé à la famille, serait tombé de lui-même, frappé d’impuissance et de réprobation. Tel est, en effet, le sort des lois qui outragent l’humanité : la nature ne permet point qu’elles soient applicables[15]. Or, rien de pareil n’arriva pendant plusieurs siècles. Chez les Romains même, ce peuple, comme on sait, si attentif à perfectionner son droit, tandis que la condition des esclaves allait s’améliorant et devenant plus douce, une législation draconienne continua de régir la famille. « Le droit de bourgeoisie romaine, dit Beaufort, conférait aux pères sur les enfans le pouvoir le plus arbitraire et le plus étendu… La condition des enfans était en quelque sorte plus dure que celle des esclaves mêmes… Il était permis aux pères, non-seulement de faire emprisonner leurs enfans, de les exposer, de les fouetter, de les reléguer à la campagne pour les y faire travailler, mais même de les faire mourir de tel genre de mort qu’ils jugeaient l’avoir mérité[16]. » Concluons donc que, puisqu’on laissa les pères jouir de droits si exorbitans, c’est qu’il n’en abusèrent point, et qu’il résulta, au contraire, de leur immense autorité, tout le bien qu’on s’en était promis. Cette conséquence n’a point échappé à l’historien que nous venons de citer : « Si les abus, dit encore Beaufort, eussent été fréquens, les lois y auraient sans doute pourvu ; mais il ne paraît pas qu’on ait mis des bornes à cette grande autorité, tant que dura la république. Le père de famille resta juge souverain dans sa maison. C’était un moyen sûr de trancher la matière à bien des procès ; mais aussi quelle ne devait pas être la probité et la vertu d’un peuple, pour qu’on y pût prendre cette confiance, et pour que, pendant plusieurs siècles, il ne s’y soit glissé aucun abus, de manière que, tant qu’a duré la république, on n’ait été obligé de faire aucun changement, ni d’apporter aucune modification à cette loi. »

Il n’est donc pas permis de faire commencer l’esclavage au sein de la famille ; la raison, la morale et l’histoire s’y opposent.

II. — AFFRANCHISSEMENT. — COMMUNE.

Un fait, avons-nous dit, postérieur à l’esclavage, et qui en est toujours la suite inévitable, c’est l’affranchissement. Mais à quelle époque l’affranchissement commença-t-il ? M. Granier semble d’abord n’oser rien affirmer à cet égard : « Nous n’avons, dit-il, nul moyen d’estimer combien de temps se prolongea dans l’histoire l’esclavage pur. Il y a déjà des affranchis dans la Bible et dans l’Odyssée. » Cependant, reprenant bientôt sa confiance habituelle, il essaie de préciser aussi l’origine de l’affranchissement, et voici de quelle manière : « Durant la période primitive de l’esclavage pur, il n’y avait pas encore de mendians, car on n’est mendiant qu’autant qu’on n’a pas de quoi vivre ; or, un esclave est nourri par son maître… Toutes les fois donc qu’on trouve un mendiant mentionné dans les livres primitifs, on peut être certain que ces livres appartiennent à une époque où un grand nombre d’esclaves ont déjà été émancipés, c’est-à-dire à une époque secondaire. Il en est de même des livres où se trouvent mentionnés des mercenaires ; car le mercenaire antique n’est autre chose que l’esclave devenu entièrement libre auquel on achète son travail de gré à gré. Or, il y a des mercenaires cités dans le Lévitique ; il y en a dans l’Odyssée… Le seul moyen qu’il y ait de constater avec assez de précision l’époque reculée où commencèrent à s’opérer les premiers affranchissemens, c’est donc de rechercher à quel moment font leur apparition dans l’histoire les pauvres et les mercenaires[17]. »

C’est une singulière logique, en vérité, que celle de M. Granier de Cassagnac. On n’a pas oublié le raisonnement qu’il a fait, quand il s’est agi de prouver que l’esclavage remontait à l’origine même de la société : le trouvant décrépit au point de départ de l’histoire, il en a hardiment conclu qu’il devait être aussi vieux que le monde. M. Granier répète encore ici le même raisonnement ; mais il ne s’aperçoit pas que cette fois l’arme dont il se sert peut être retournée contre lui. Si l’affranchissement, en effet, ne se montre pas moins décrépit que l’esclavage dans les plus anciens monumens de l’histoire, qui nous empêche de conclure que comme l’esclavage il a pour berceau la première famille ? Sans doute M. Granier nous répondra que la nature même de ces deux faits ne permet pas de supposer qu’ils aient commencé simultanément ; mais son raisonnement conduit-il à la conclusion que nous en avons tirée ? Oui ; c’est donc un raisonnement qui aboutit à l’impossible. Et voilà pourtant sur quel pauvre sophisme s’est fondé M. de Cassagnac, non-seulement pour faire sortir l’esclavage de la famille, mais encore pour dériver de l’esclavage toutes les classes que renferme le prolétariat.

La seconde question qui se présente au sujet de l’affranchissement, c’est de savoir comment il s’opéra. « Il faut, dit M. Granier, noter deux faits importans en ce qui touche cette émancipation. Le premier, c’est qu’il n’y a pas d’exemple, avant l’ère chrétienne, d’émancipations systématiques opérées en masse par les anciens. On peut même dire que les philosophes païens, sans exception, étaient unanimes pour considérer l’esclavage comme un élément légitime et normal de la société[18]. »

Tous ceux qui connaissent l’organisation de la société antique savent quelle large place y occupait l’esclavage. S’appuyant à la fois sur les lois, sur les mœurs, sur les institutions, l’esclavage tenait à tout, et sa destruction, on peut le dire, eût infailliblement entraîné celle de l’état. Or, une émancipation systématique le détruisait en fait et en principe. Une autre raison s’opposait encore à des affranchissemens de cette nature : l’esclavage était une des sources principales de la richesse ; or, aux dépens de qui se serait opérée une émancipation funeste à tant de fortunes ? Il est donc peu surprenant que les affranchissemens n’aient été que partiels. Mais de là faut-il inférer qu’il ne vint jamais à l’esprit des anciens que ces milliers de malheureux gémissant sous le joug de l’esclavage, étaient injustement déshérités des droits du citoyen et des bienfaits de la liberté ? Est-il surtout croyable que tant de nobles intelligences, qui se dévouèrent à la recherche de la vérité, qui discutèrent tous les principes, examinèrent tous les droits, n’aient pas dénoncé l’esclavage comme un horrible attentat contre l’humanité ? Hâtons-nous de les venger d’une calomnie que l’ignorance seule a pu faire peser sur elles. Pour cela, il nous suffira d’ouvrir un livre que M. de Cassagnac a cité quelquefois, mais qu’il n’a certainement jamais lu en entier ; nous voulons parler de la Politique d’Aristote. On sait que le philosophe, égaré par la fausseté de son point de départ, s’est efforcé, dans ce livre, de soutenir la légitimité de l’esclavage ; or, avant de discuter ses propres idées, il expose, selon sa coutume, les diverses opinions que les philosophes ses prédécesseurs avaient émises sur la même question. Ainsi, au commencement de l’ouvrage : « Parlons d’abord, dit-il, du maître et de l’esclave, afin de voir si, dans cet examen, nous ne pourrons pas trouver quelque chose de plus satisfaisant que les idées aujourd’hui reçues. Les uns pensent, en effet, que la puissance du maître n’est autre chose qu’une sorte de science administrative[19], qui embrasse à la fois l’autorité domestique, politique et royale ; les autres pensent que cette puissance est contre nature, parce que la loi fait l’homme libre et l’esclave, tandis que la nature ne met entre eux aucune différence. Ils regardent donc l’esclavage comme le produit de la violence ; d’où ils concluent qu’il est injuste. » Plus loin : « Il est aisé de voir que ceux qui soutiennent le contraire sont fondés dans leur opinion jusqu’à un certain point. On est esclave et réduit à l’esclavage en vertu d’une loi, c’est-à-dire d’une convention d’après laquelle tout ce qui est pris à la guerre est déclaré propriété du vainqueur. Mais beaucoup de légistes accusent ce droit comme on accuse un orateur qui propose un décret contraire aux lois existantes[20], parce qu’ils trouvent horrible que celui qui peut exercer la violence, et qui doit l’avantage à la force, fasse de l’opprimé son esclave et son sujet. »

À l’autorité d’Aristote nous pourrions en ajouter encore beaucoup d’autres ; nous nous contenterons de transcrire une note érudite de M. Barthélemy Saint Hilaire, qui, dans sa traduction de la Politique, a développé les conséquences des passages que nous venons de citer, et les a fortifiées de quelques preuves. « Il y avait donc, dit-il, des protestations contre l’esclavage, du temps même d’Aristote. Phérécrate, poète comique, contemporain de Périclès, regrette, dans un vers, le temps où il n’y avait pas d’esclaves (Ap. Athen., VI, p. 263). Timée de Tauromenium, contemporain d’Aristote, assure que chez les Locriens et les Phocéens l’esclavage, long-temps défendu par la loi, n’avait été autorisé que depuis peu (Ibid.). Théopompe, historien, autre contemporain d’Aristote, rapporte que les Chiotes introduisirent les premiers parmi les Grecs l’usage d’acheter des esclaves, et que l’oracle de Delphes, instruit de ce forfait, déclara que les Chiotes s’étaient attiré la colère des dieux (Ibid.) ; ici ce serait une espèce de protestation divine contre l’esclavage. Il résulte de tout ceci que le principe de l’esclavage, au IVe siècle avant Jésus-Christ, n’était pas admis sans contestation ; c’est qu’en effet la liberté est plus vieille que lui. »

Cependant, après avoir établi que les émancipations s’opérèrent partiellement et une à une, que fait M. Granier de Cassagnac des esclaves émancipés ? « La famille noble, nous dit-il, les tenait hors de son foyer, la société civile hors de ses prérogatives… Aussi les prolétaires, chassés de la famille et de la cité noble, devaient-ils être instinctivement, providentiellement, conduits à quelque société nouvelle où ils pussent reposer leurs têtes. Dieu leur donna cette société… une société timide, soumise, dégradée comme eux, maudite comme eux, la commune[21]. »

Nous voilà donc, par la tournure même de cette affirmation, placés dans l’alternative ou de commettre une sorte d’impiété, si nous ne croyons pas à l’existence de la commune chez les anciens, ou de renier notre ancienne foi historique, si nous embrassons la foi nouvelle qu’on veut nous imposer. Mais que le lecteur se rassure ; le dogmatisme de M. Granier de Cassagnac ne s’appuie pas ici sur des argumens plus solides que ceux que nous avons examinés. Il nous sera aisé de le montrer. Le mot de commune comprend nécessairement une agrégation d’individus plus ou moins nombreuse. Or, si les émancipations ne s’opérèrent que partiellement, comment l’agrégation put-elle se former ? Il est vraisemblable, en effet, qu’à mesure que l’affranchissement rachetait les victimes de l’esclavage et les restituait à la société, elles durent se confondre avec elle. Telle est d’ailleurs l’opinion de M. Granier de Cassagnac lui-même. « Il se conçoit sans peine, dit-il, que les émancipations individuelles ne versant en quelque sorte les prolétaires que goutte à goutte, le sol de l’ancienne société avait le temps de les absorber. » Et quelques lignes plus bas : « Le nombre des prolétaires, ajoute-t-il, était donc fort restreint avant l’ère vulgaire, et même pendant les trois siècles qui la suivirent, à cause de la très petite masse d’affranchis que les émancipations individuelles avaient jetés dans la société[22]. » N’y aurait-il donc pas eu de commune, selon M. Granier de Cassagnac, avant le IVe siècle de l’ère chrétienne ? Il n’est pas permis de lui prêter une semblable idée, car il a fait à cet égard une profession de foi très explicite. « Pour reprendre, dit-il, au commencement du chapitre VIII, l’une des idées principales sur lesquelles repose l’économie de ce livre, la commune n’est pas, comme on le croit généralement à cette heure et dans l’état présent des études historiques, un fait propre aux temps modernes et aux royaumes occidentaux. C’est encore une erreur de penser que la première formation des communes date exclusivement du XIIe siècle. À notre avis, la commune est un fait général, universel, humain, de tous les pays et de tous les temps. » Mais alors, je le répète, comment l’agrégation d’individus nécessaire pour former la commune put-elle s’effectuer ? Il faut que l’auteur, tout en nous parlant d’émancipations individuelles, suppose néanmoins des affranchissemens en masse ; c’est une contradiction qui ressortirait évidemment de ses diverses assertions, quand il ne l’aurait pas exprimée nettement. Mais en résumant son livre, « nous avons, dit M. Granier, suivi les races esclaves au sortir de l’esclavage par l’émancipation, et nous les avons vues se diviser en deux grandes colonnes. » Du reste, cette contradiction n’est pas la seule qui nous ait frappé dans l’Histoire des Classes ouvrières et des Classes bourgeoises, et plusieurs fois, en la lisant, nous avons été tenté d’appliquer à l’auteur ce que Cicéron dit de l’orateur Curion : « Sed nihil turpius, quam quod etiam in scriptis oblivisceretur, quid paulo ante posuisset[23]. »

Maintenant, il ne sera peut-être pas sans intérêt pour le lecteur de savoir à quels symptômes particuliers M. Granier de Cassagnac prétend reconnaître la commune chez les anciens. « Il existe, dit-il, des symptômes dont la présence suffisamment établie atteste toujours infailliblement la formation des communes. »

Un de ces symptômes, et le plus frappant, selon M. Granier de Cassagnac, c’est l’existence des villes murées, c’est-à-dire des villes dont les maisons étaient associées. Mais cette question en présuppose naturellement une autre, la question de savoir ce qu’étaient les maisons isolées : « Nous allons donc, poursuit M. Granier, expliquer un peu ce qu’étaient les maisons isolées, pour expliquer tout-à-fait ce qu’étaient les maisons associées… Primitivement, une maison isolée, un château appartenait toujours à un gentilhomme, à l’un de ces nobles, que les poètes nomment divins, et ce château avait essentiellement un donjon. Ceci est fondamental, universel, et rien n’est plus historiquement rigoureux que l’expression d’Horace dans cette ode où il dit :

« Pallida Mors æquo pulsat pede pauperum tabernas,
« Regumque turres
........ »

Turris veut dire strictement donjon dans ce passage, et nous allons dire pourquoi. Dans la première ode, Horace qualifie ainsi Mécène : « Atavis edite regibus, » issu du sang des rois, comme disent tous les traducteurs, et ce qui est à notre avis un contre-sens. La difficulté du passage est dans le mot regibus, que l’on traduit à tort par roi. D’abord il faut remarquer que l’ode d’Horace est dédicatoire, et par conséquent que Mécène doit y être désigné par les titres qu’il portait officiellement, ainsi que nous disons. Il y est désigné, en effet, par la qualification de rex, qui est dans l’ode un mot de sens étroit, appartenant au vocabulaire héraldique de la noblesse romaine, et qui doit être traduit en français par prince. Mécène prenait, en effet, dans les actes publics, le titre de rex, ce qui prouve bien clairement qu’il ne signifiait pas roi, comme les traducteurs d’Horace le croient[24]. »

Nous avons déjà pris la défense de ces pauvres traducteurs, contre M. Granier de Cassagnac, quand il s’est agi de justifier le sens qu’ils avaient donné à pius ; nous oserons encore nous ranger de leur côté, parce que nous croyons que de leur côté se trouvent encore et le bon sens et la raison. Ils ont traduit Atavis edite regibus, issu de rois tes ancêtres, et M. Granier voudrait qu’ils eussent traduit, issu de princes. Mais si les ancêtres de Mécène étaient non des princes, dans le sens étroit du mot, mais des rois dans toute la force du terme, comment devait-on les appeler ? Rois, sans doute. Or, c’est un fait généralement admis, que Mécène descendait d’un de ces souverains qui régnaient sur l’ancienne Étrurie, et qui étaient nommés Lucumones dans le pays, et rois, reges, à Rome : « Duodecim enim Lucumones, qui reges sunt lingua Tuscorum, habebant[25]. » S’il y a donc ici un contre-sens qui doive revenir à quelqu’un, ce n’est certainement pas aux traducteurs d’Horace.

Mais serait-il vrai que Mécène, en raison de cette illustre descendance, eût jamais pris dans les actes publics le titre de rex ? Quoi ! ce Mécène qui montra tant de modération dans la grandeur, et qui, parvenu au comble de la plus haute fortune, voulut rester simple chevalier ; ce Mécène qui conseillait à Auguste de ne réveiller dans l’esprit du peuple aucun souvenir fâcheux en rappelant les noms de roi ou de dictateur, se serait, lui, décerné officiellement un titre redouté de son maître et abhorré des Romains ? Non, cela n’est pas possible ; il ne l’eût point fait, lors même qu’il en eût eu le droit. Je dis lors même qu’il en eut eu le droit, car Mécène sortait d’une famille qui, bien que rattachée aux Lucumons de l’Étrurie, ne donnait cependant à aucun de ses rejetons le droit de prendre le titre de rex, soit comme dignité, soit comme surnom. Aussi Mécène ne s’affubla-t-il jamais de cette qualification, et ce n’est que par une suite d’erreurs plus grossières les unes que les autres, que M. de Cassagnac a pu être conduit à une semblable hérésie. Le lecteur en jugera : « Du reste, continue M. Granier, un passage de Plutarque est bien formel là-dessus, car il dit qu’il y avait à Rome quatre familles, les Mamerci, les Calpurnii, les Pomponii et les Pinarii, qui avaient seules le droit de signer et de prendre dans les actes la qualification de reges. Plutarque ajoute que les quatre familles justifiaient cette titulature, en disant qu’elles descendaient de Numa. »

Si Plutarque avait avancé tout cela, Plutarque aurait commis de bien graves erreurs ; mais il sera facile de montrer que c’est M. Granier seul qui se trompe. Voici la phrase de Plutarque, je traduis mot pour mot : « D’autres historiens donnent à Numa, indépendamment de cette fille (Pompilia), quatre fils, Pompon, Pinus, Calpus et Mamercus, qui devinrent chacun les fondateurs d’une famille et les pères d’une glorieuse postérité ; car de Pompon descendent les Pomponius ; de Calpus, les Calpurnius, et de Mamercus, les Mamercius, lesquels prirent aussi, pour cette raison, le surnom de reges, c’est-à-dire, rois[26]. » Plutarque ne parle donc point de quatre familles qui aient porté le surnom de rex ; et comment, en effet, lui serait-il venu à l’esprit de dire que les Pomponius, les Pinarius et les Calpurnius étaient surnommés reges, ce qui est de toute fausseté ? L’erreur de M. Granier de Cassagnac tient à ce qu’il n’a pas vu que la proposition incidente, qui commence par οἷς, lesquels, ne se rapporte et ne peut se rapporter qu’aux Mamercius.

Mais le lecteur ne devine pas sans doute quel parti M. Granier de Cassagnac aura pu tirer, pour sa thèse, de ce passage de Plutarque. M. Granier avait cependant d’excellentes raisons pour établir authentiquement le titre de prince dans les quatre familles ; car il voulait faire sortir de l’une d’elles le chevalier Mécène. « Or, ajoute-t-il, Mécène était de l’une de ces familles. » Il est fâcheux que M. Granier ne nous dise pas laquelle ; je suis persuadé que les savans lui sauraient un gré infini de sa découverte. Faire de Mécène un descendant de Numa, après avoir supposé l’hérédité du nom d’Auguste dans la maison Claudia ! Que devons-nous augurer, bon Dieu ! « de ce second volume, qui traitera des races nobles, et où l’on essaiera, dit-on, de faire revivre les principes qui réglaient les noms propres, le blason, la titulature, enfin tout le cérémonial héraldique de la noblesse grecque et romaine ? »

Qu’ajouter à cela pour décréditer les assertions aventureuses de l’auteur ? Nous ne multiplierons pas davantage les citations. Il est temps de voir si M. Granier de Cassagnac réussira mieux à nous montrer des villes nobles dans les villes ouvertes, et des villes bourgeoises, ou des communes dans des villes murées. « Il y avait, nous assure-t-il, parmi les peuples anciens, deux sortes de villes, les unes qu’on peut appeler des villes nobles, et qui étaient ouvertes ; les autres qu’on peut appeler des villes bourgeoises, et qui étaient murées. Les villes nobles se trouvent parmi les peuples, chez lesquels les affranchissemens n’avaient pas produit une grande masse d’émancipés. En général, les peuples chez lesquels les émancipations ont été tardives, étaient méditerranéens et agricoles, tandis que les insulaires et les habitans des côtes sont arrivés plus vite à la vie communale et démocratique. »

Comme M. Granier de Cassagnac paraît avoir choisi plus particulièrement la Grèce, pour faire ses expériences architecturales, nous avons parcouru ce pays, explorant surtout avec attention les provinces les plus méditerranéennes et les plus agricoles, telles que l’Arcadie et l’Argolide centrale ; et nous n’avons découvert que des villes fermées, Mantinée, Mycènes, Tirynthe, etc., dont les murs remontaient même à une telle antiquité, qu’on les supposait l’ouvrage des cyclopes. Nous avons poussé plus loin nos recherches, et il est resté évident pour nous qu’il n’y avait réellement qu’une seule ville qui eût été long-temps dépourvue de murailles. Les anciens nous disent, en effet, que Sparte subsista pendant plusieurs siècles, sans être entourée de murs. Mais à quelle cause tenait ce caractère tout exceptionnel parmi les villes de la Grèce ? Lycurgue, comme on sait, voulut faire des Lacédémoniens un peuple de soldats ; et une partie de ses institutions tendit à ce but. Or, une des lois par lesquelles il chercha à entretenir l’esprit militaire, prescrivait de laisser Sparte tout ouverte, afin que chaque citoyen fût toujours prêt à lui faire un rempart de son corps. C’était là le but reconnu de la loi ; du moins les Spartiates ne l’entendirent jamais autrement. On demandait à Agésilas pourquoi Sparte était sans murs ; montrant les citoyens armés, « voilà, dit-il, les remparts des Lacédémoniens. » M. Granier de Cassagnac, lui, ne voit dans l’absence de murs qu’une preuve de noblesse pour la ville, passant d’ailleurs sous silence et la loi de Lycurgue, et la manière dont les Spartiates l’avaient interprétée. Mais si nous lui faisons grace de cette difficulté, c’est parce que nous en avons d’autres un peu plus sérieuses à lui opposer. L’histoire nous apprend que Lycurgue fit subir au gouvernement de Sparte une réforme radicale. Ainsi, nous dit-elle, les richesses se trouvaient concentrées dans les mains d’un petit nombre, tandis que, au-dessous d’eux, régnait la plus affreuse misère ; Lycurgue égalisa les fortunes, en distribuant aux citoyens par portions égales, le territoire de la Laconie et le district de Sparte. L’industrie, le négoce et les métiers, parurent au législateur peu dignes d’un homme libre, et il les relégua dans les mains des esclaves. Il y avait donc à Sparte, avant l’établissement des lois de Lycurgue, des pauvres, des artistes, des ouvriers, des mercenaires, tout ce qui constitue enfin la commune aux yeux de M. Granier de Cassagnac ; et cependant alors Sparte n’avait point de murs. Comment M. Granier expliquera-t-il cette contradiction ? Ce n’est pas tout ; Sparte, malgré la défense formelle de Lycurgue, s’entoura, par la suite, d’une enceinte de murs, tout en conservant les institutions de son législateur. Il est vrai que cette fois M. Granier essaie de répondre à l’objection. « Polybe, nous dit-il, affirme en deux endroits que Sparte avait des murailles, tandis que Xénophon et Thucydide affirment qu’elle n’en avait point. Hâtons nous de dire que la contradiction n’est qu’apparente. Xénophon et Thucydide parlent de Sparte telle qu’elle était de leur temps, c’est-à-dire plus de 400 ans avant Jésus-Christ ; Polybe parle de Sparte telle qu’elle était du sien, c’est-à-dire 130 ans seulement avant l’ère vulgaire. À l’époque dont parlent les fragmens de Polybe, Sparte avait subi une révolution populaire ; la population seigneuriale de la ville avait été bannie, ses biens confisqués ; et une espèce de commune, dont un personnage nommé Chæron paraît avoir été l’ame, s’y était installée et avait entouré la ville de murailles, qui furent détruites par les Achéens. »

Il faut avouer que M. Granier de Cassagnac a découvert fort à propos cette petite révolution pour échapper à l’autorité de Polybe ; mais il ne doit pas pour cela se croire hors d’affaire. Polybe n’a pas tout dit, et malheureusement M. Granier n’a pas non plus tout vu. Justin nous apprend, en effet, que Sparte fut murée bien long-temps avant l’époque dont nous parle Polybe ; voici le passage : « Cassandre étant ensuite parti pour la Grèce, attaque un grand nombre de villes et les ruine. Effrayés de ce sort, comme d’un incendie qui les menace eux-mêmes, les Spartiates oublient les réponses des oracles et l’antique gloire de leurs pères ; et n’osant plus compter sur leur courage, ils protégent d’une enceinte de pierres la ville qu’ils avaient jusque-là défendue avec des armes et non avec des murs. Tant ils étaient déchus de la valeur qui fut pendant plusieurs siècles le seul rempart de la ville, ces citoyens dégénérés qui ne croyaient plus pouvoir assurer leur salut qu’en se cachant derrière des murailles[27]. » Il est donc certain que Sparte s’était entourée de murs 317 ans avant l’ère vulgaire, c’est-à-dire 40 ans environ après l’époque où se termine l’histoire de Xénophon. Or, que s’était-il passé dans ce court intervalle ? Quelque révolution populaire avait-elle aussi expulsé la noblesse ? Non, la constitution était restée la même ; le cœur seul, comme l’a dit Justin, le cœur seul des Spartiates avait changé.

Ainsi, nous n’avons découvert aucune trace de cette commune antique qu’on nous avait annoncée ; et les symptômes infaillibles auxquels nous devions la reconnaître, ne nous ont paru que des signes trompeurs dont la fausseté s’est trahie au premier examen de la critique. Il n’y a donc pas eu de commune chez les anciens ; et, disons-le maintenant, il ne pouvait pas y en avoir. La commune, en effet, eût été une république dans la république, une patrie dans la patrie ; or, aux yeux de tout homme qui a une idée même superficielle, de la vie politique des anciens et de leur esprit public, une pareille division n’était pas possible.

Mais, s’il n’y avait point de commune, y avait-il une féodalité ? La réponse se trouve renfermée dans ce que nous venons de dire. S’il n’y avait point de bourgeois, il ne devait pas non plus y avoir de paysans. Toutefois, nous tenons à suivre encore M. Granier de Cassagnac.

III. — LES PAYSANS.

M. Granier ouvre son chapitre par des plaintes amères sur l’injustice des historiens qui, tout occupés de célébrer les villes et leurs habitans, n’ont pas eu un souvenir pour les pauvres paysans de l’antiquité. « Cependant, ajoute-t-il, les historiens qui se rendaient coupables de cet oubli, qui passaient sur le ventre avec cette indifférence à la moitié du genre humain, auraient dû remarquer, dans leur propre intérêt, que cette lacune jetait au milieu de leurs livres un vague et un décousu irréparables. C’est maintenant à la jeune critique, née de ce siècle, à faire le tour de l’édifice historique que nous ont légué nos pères, à visiter ses trous et ses crevasses, et à le réparer du moins, si elle ne peut pas le rebâtir.

Comme nous sommes de ceux qui pensent que les historiens ne devaient pas du tout faire mention des paysans de l’antiquité, nous allons expliquer en peu de mots les raisons qu’on a eues jusqu’ici pour garder à cet égard le silence le plus absolu. Chacun sait que Rome se forma de l’agrégation de plusieurs petits peuples voisins qu’elle avait soumis par la force ou attirés par des traités dans son alliance. Ces peuples furent divisés en tribus. Servius Tullius, qui régularisa le premier cette division, renferma quatre tribus dans le Pomœrium de Rome, et en établit, dans le champ qui entourait la ville, dix-sept qu’on appela tribus rustiques, pour les distinguer de celles de la ville. Plus tard, aux dix-sept tribus rustiques les consuls en ajoutèrent quatorze nouvelles qu’ils établirent chez les différens peuples d’Italie. Ainsi, le nombre des tribus s’éleva successivement jusqu’à trente-cinq. Comment s’administraient-elles ? Chacune avait son culte, ses fêtes et ses sacrifices ; à cela près, soumises à une administration centrale dont le siége était à Rome, elles supportaient en commun les charges de l’état, le gouvernaient conjointement et jouissaient des mêmes droits et des mêmes priviléges. La campagne était donc cultivée autour de Rome et à une distance assez considérable de cette ville, par une population qui, sous le rapport des prérogatives du citoyen, ne différait en rien de celle de la ville. La distribution du peuple romain et l’administration de son gouvernement ne laissaient donc aucune place aux paysans d’aujourd’hui, et, à plus forte raison, aux paysans du moyen-âge, ceux de M. Granier de Cassagnac.

Mais, dira-t-on, la campagne avait ses affranchis ; or, que devenaient ces affranchis ? Comment vivait aussi le petit peuple ? Les affranchis de la campagne avaient le même sort que ceux de la ville ; ils restaient aux champs ou allaient chercher fortune à Rome, s’adonnaient à l’agriculture ou prenaient une profession à leur choix. Quant au petit peuple, il vivait le plus souvent du produit d’un coin de terre ou des bestiaux qu’il élevait. D’ailleurs, comme sa vie était sobre, ses besoins n’étaient pas nombreux. Veut-on voir le type et en même temps le modèle d’un de ces campagnards ? L’an de Rome 582, le consul P. Licinius levait une armée pour aller en Macédoine ; des centurions auxquels on proposait de s’enrôler de nouveau, y consentirent, mais ils exigeaient qu’on leur rendît leur ancien grade. Refus du consul, obstination des centurions ; l’affaire fut portée devant les tribuns du peuple. Le jour où elle devait se décider, un des centurions demanda la parole et dit : « Romains, je m’appelle Spurius Ligustinus, de la tribu Crustumine, dans le pays des Sabins. Mon père m’a laissé un arpent de terre et une petite chaumière où je suis né, où j’ai été élevé et que j’habite encore aujourd’hui. Aussitôt que je fus en âge, mon père me fit épouser la fille de son frère. Elle ne m’apporta d’autre dot que la liberté, la chasteté et une fécondité qui suffirait même à une opulente maison. Nous avons six fils et deux filles. Les deux filles sont déjà mariées. Quatre de nos garçons ont la robe virile, les deux autres portent encore la prétexte. J’ai été enrôlé pour la première fois sous le consulat de C. Aurélius et de P. Sulpicius… » Puis, après avoir énuméré ses nombreuses campagnes, le centurion continua ainsi : « J’ai commandé quatre fois en peu d’années la première centurie ; mon courage m’a valu des récompenses de la part de mes généraux en trente-quatre occasions différentes ; j’ai reçu six couronnes civiques ; je compte vingt-deux campagnes, et j’ai passé cinquante ans. Quand j’aurais moins d’années de service ; quand mon âge ne m’exempterait pas de l’enrôlement militaire, cependant, comme je puis offrir quatre fils à ma place, il y aurait encore justice à me libérer. Mais ne regardez ce que je dis là que comme des raisons qu’on pourrait faire valoir pour ma cause. Quant à moi, tant que le général qui lève une armée me trouvera propre à être soldat, je n’alléguerai jamais un motif de dispense. C’est aux tribuns à fixer le grade dont ils me jugeront digne[28]. »

Mais la jeune critique dont M. Granier de Cassagnac s’est fait l’organe ne s’en tient pas là, et nous oppose un autre ordre d’argumens pour prouver qu’il y eut dans la vieille Italie une féodalité complète. Ces argumens sont tirés de l’étymologie. Est-on curieux de savoir, par exemple, comment M. Granier, à l’aide de cette science, trouve les vassaux ? Le voici : Aulu-Gelle nous raconte qu’un jour qu’il assistait avec plusieurs autres personnes à la lecture d’un livre des Annales d’Ennius, quelqu’un demanda l’origine du mot proletarius, qui venait de se faire entendre dans un vers. Comme personne ne se sentait capable de l’expliquer, Aulu-Gelle s’adressa à un des assistans qu’il savait fort habile dans le droit civil. Celui-ci, embarrassé, éluda la question en disant qu’il connaissait bien le droit, mais qu’il n’était pas grammairien. Mais, reprit Aulu-Gelle, le mot qu’on vous demande est aussi un terme de droit ; et là-dessus, il lui cita un article de la loi des douze tables, où le mot proletarius se trouvait en effet. Ne sachant trop que répondre à un argument si pressant, le jurisconsulte se sauva par une plaisanterie, et répliqua qu’il n’avait point appris le droit qu’on suivait au temps des Faunus et des Aborigènes ; faisant allusion à quelques termes de la loi des douze tables qui étaient tombés en désuétude dans le barreau, et parmi lesquels il comprenait proletarii, assidui, sanates, vades, subvades, etc. Or, M. Granier de Cassagnac s’emparant de vades et de subvades, qui, pour tout homme qui sait un peu de latin, ou qui a seulement un bon dictionnaire à sa disposition, signifient, le premier, caution ou répondant, et le second, caution de la caution ou répondant du répondant, a fait vassal du premier et arrière vassal du second, se laissant abuser par un faux rapport d’homonymie, et ne voyant pas que deux mots de signification aussi diverse que vas, en latin, et vassal, en français, ne peuvent point avoir une même racine. Ce n’est pas tout : M. Granier de Cassagnac, prenant au sérieux la plaisanterie du jurisconsulte, a cru que vas et subvas étaient des termes en usage au temps des Faunus et des Aborigènes, et il en a conclu qu’au temps des Faunus et des Aborigènes, la féodalité régnait en plein sur toute l’Italie. Mais comment M. de Cassagnac n’a-t-il pas senti que l’exagération du jurisconsulte ne pouvait au moins dépasser l’an 304, époque de la promulgation de la loi des douze tables ? Comment surtout M. de Cassagnac ignore-t-il que cette locution, du temps des Faunus et des Aborigènes, était une locution proverbiale dont se servaient les Latins pour désigner une chose très ancienne ou une chose dont ils voulaient exagérer la vétusté, de même que nous disons dans les deux cas, du temps d’Hérode ou vieux comme Hérode ? Les auteurs nous en offrent des exemples, et sans sortir d’Aulu-Gelle, nous pouvons citer un passage où le proverbe est appliqué dans une circonstance tout-à-fait semblable à celle dont il s’agit ici. Quelqu’un ayant opposé l’autorité de Varron à un puriste, « gardez, répondit le puriste, gardez pour vous ces autorités qui remontent au siècle des Faunus et des Aborigènes. » Et, à propos de ce proverbe, n’oublions pas de signaler encore une autre distraction de M. Granier de Cassagnac. Au lieu de traduire le droit des Faunus et des Aborigènes, il a écrit partout le droit ou la législation des Aborigènes et des Faunes[29], s’imaginant apparemment que Faunorum n’était pas le pluriel du nom propre de Faunus, fils de Picus, et roi des Aborigènes, mais du nom commun de ces divinités champêtres qu’on appelait Fauni, ce qui pourrait être, à la rigueur, si quelque ancien nous eût appris que les dieux chèvre-pieds avaient un droit et des législateurs.

Est-on maintenant désireux de voir comment s’y prend M. Granier pour prouver que la nomenclature nobiliaire du moyen-âge appartient au cérémonial de l’empire romain ? Citons un nom, celui de chevalier. On ne saurait croire combien sur ce mot l’érudition de M. Granier de Cassagnac s’est montrée inexpérimentée. « Chevalier, dit-il, est la traduction en idiome celtique du latin eques ; déjà du temps de Néron, le mot barbare caballus, pour signifier cheval, était entré dans la langue latine. On le trouve dans Perse. »

Caballus, un mot barbare qui entre dans la langue latine du temps de Néron ! Il paraît que M. Granier de Cassagnac n’a jamais parcouru les fragmens de Lucilius ; car il y aurait lu ce vers :

Succussatoris, tetri tardique caballi.

Il paraît également que M. Granier de Cassagnac a perdu de vue son Horace ; car nous lisons dans une satire d’Horace :

Me Satureiano vectari rura caballo.
Et dans une épître du même poète :
....Aut olitoris aget mercede caballum.

Caballus n’est donc pas un mot barbare ; caballus était donc entré dans la langue latine bien des années avant le règne de Néron. Disons enfin à M. Granier de Cassagnac que caballus a des titres à l’ancienneté tout aussi respectables que equus. Seulement equus désignait le genre et caballus une espèce. Caballus était un cheval vigoureux, mais lourd, dépourvu de grace, et n’ayant pas l’allure très douce, comme nous l’apprend Lucilius. On l’employait à tourner la meule, à porter des fardeaux, et souvent il servait aux marchands de légumes, comme nous l’apprend Horace. C’était, en un mot, un cheval de peine, comme le définit Hésychius[30].

Mais, après avoir réhabilité caballus, voyons le parti que peut en tirer M. de Cassagnac. Chevalier vient de caballus, comme eques vient de equus ; que doit-on inférer de là ? Que les chevaliers romains étaient semblables aux chevaliers du moyen-âge ? Non ; mais que, dans le principe, ce qui fit la distinction des uns et des autres, ce fut la possession d’un cheval et le service militaire dans la cavalerie. Or, ce signe unique peut-il constituer une ressemblance ? Non ; ce qui le prouve, c’est que caballus a fait cavalier aussi bien que chevalier, de même que equus fit eques avec les deux significations. Il y a mieux ; ces chevaliers romains, militaires d’abord, servant dans la cavalerie, devinrent plus tard des juges de tribunaux civils, et continuèrent de s’appeler chevaliers ; plus tard encore, ils se transformèrent en fermiers-généraux, et ne cessèrent point de s’appeler chevaliers ; faudrait-il conclure de là que, parce que le nom ne changea pas, les fonctions étaient restées les mêmes ? Or, si une pareille conséquence serait une absurdité, trouvera-t-on plus raisonnable la prétention de M. Granier de Cassagnac qui, de l’identité de nom, veut inférer, à la distance de quelques milliers de siècles, la similitude de dignité ? Nous ne nous arrêterons pas plus long-temps à réfuter ces rêveries étymologiques. L’étymologie est un instrument délicat qui ne devrait être manié que par un esprit éclairé, juste et pénétrant.

Il nous est donc permis de conclure qu’il n’y eut dans la vieille Italie ni féodalité ni seigneurs, et qu’il n’exista dans l’antiquité ni bourgeois ni paysans.

M. Granier continue ensuite l’histoire des esclaves émancipés, et il les divise en deux groupes, ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent point. Dans le premier sont compris les industriels ; dans le second, les esclaves lettrés, les mendians, les voleurs et les courtisanes. Comme nous n’avons ni le loisir, ni la volonté d’entreprendre une réfutation de son ouvrage, nous nous contenterons de dire, pour ce qui regarde les industriels, que M. Granier de Cassagnac s’est essentiellement trompé en assimilant les corporations romaines aux jurandes du moyen-âge ; les premières, en effet, n’étaient qu’une distribution politique établie surtout pour opérer la fusion et entretenir l’harmonie des citoyens ; les secondes, au contraire, furent des associations spontanées qu’inspira le besoin de résister à la violence et à l’oppression. Quant aux mendians, aux voleurs et aux courtisanes, M. Granier ne leur a consacré que quelques pages fort superficielles, et où abondent les erreurs du genre de celles que nous avons relevées. Nous pensons donc que le lecteur nous saura gré de lui épargner l’ennui d’un pareil inventaire. Toutefois, dans le groupe nombreux de ceux qui se refusent à la tâche du travail, M. Granier a rangé une classe d’individus qui doit nous intéresser plus particulièrement. Nous avons dit, en effet, en commençant, que M. Granier avait aussi essayé de parquer les intelligences et de tracer la limite au-delà de laquelle, dans certaines conditions de l’ordre social antique, il leur était interdit de s’avancer. Or, tel est le but qu’il s’est proposé dans le chapitre intitulé : les Esclaves lettrés. C’est pourquoi nous pensons qu’il convient de traiter ce chapitre séparément et avec quelque étendue.

IV. — LES ESCLAVES LETTRÉS.

Est-il vrai qu’il y ait eu chez les anciens une littérature particulière aux esclaves, littérature qui n’envahit jamais celle des gentilshommes et à laquelle, en revanche, les gentilshommes ne touchèrent jamais ? M. Granier l’affirme et il s’est efforcé de le prouver. Nous avons une opinion contraire, et nous espérons l’établir avec quelque solidité. Mais avant d’engager la discussion, signalons d’abord une confusion dans laquelle est tombé M. Granier de Cassagnac, et qui suffirait seule pour ruiner sa thèse par la base. M. Granier a perpétuellement confondu les esclaves au moins avec des affranchis ; ce qui le prouve, c’est que parmi les faits qu’il avance, il n’en est pas un seul qui s’applique aux esclaves. Mais il a donc oublié qu’entre ces deux classes les préjugés des anciens mettaient un intervalle immense ? Ou, s’il s’en est souvenu pour les séparer dans l’ordre politique, comment, en les envisageant du point de vue littéraire, les a-t-il confondus ? M. Granier alléguera peut-être que par esclaves il a voulu désigner ceux qui sortaient immédiatement de la servitude aussi bien que ceux qui y étaient encore. Mais nous lui demanderons alors pourquoi il a lui-même, dans le cours de sa dissertation, distingué plusieurs fois les esclaves des affranchis ; nous lui demanderons également s’il croit qu’il soit loisible à l’écrivain de changer à son gré la signification des mots. Évidemment, il y a ici méprise, confusion et par conséquent absence de critique.

Toutefois, ne nous laissons point arrêter par cette étrange synonymie, et cherchons, s’il y avait, soit une littérature des esclaves, soit une littérature des affranchis.

« À peu près, nous dit M. Granier de Cassagnac, tous les grammairiens étaient esclaves ; très peu d’esclaves, au contraire, devenaient rhéteurs. » Rien de plus faux que ces deux assertions ; nous le démontrerons en nous appuyant sur les autorités mêmes qu’a consultées M. Granier de Cassagnac.

Tant que Rome ne se mit pas en contact avec la Grèce, elle resta barbare et inculte. Habile dans un seul art, celui de la guerre, elle n’avait qu’une ambition, celle de vaincre et d’opprimer. Mais à peine ses armes eurent-elles pénétré dans l’Italie méridionale, et de là dans le reste de la Grèce, qu’elle ressentit l’influence de cette terre privilégiée. Vainement voulut-elle d’abord la repousser comme un joug, et par cet instinct de sauvage rudesse qui plus tard faisait dire à Marius, qu’il dédaignait des arts qui ne savaient pas préserver de l’esclavage ; la résistance fut inutile. Le génie de la Grèce, plus puissant que ses armes, amollit peu à peu la dure écorce des vieilles mœurs romaines et transforma ses farouches vainqueurs en disciples soumis. Une des premières études à laquelle il les appliqua, fut celle de la grammaire. Arrêtons-nous un moment sur ce mot pour préciser le sens qu’y attachaient les anciens. Chez eux, l’enseignement de la grammaire comprenait proprement trois degrés : le premier s’occupait des principes élémentaires du langage, le second, de la lecture des auteurs accompagnée d’explications grammaticales plus approfondies et de développemens historiques, le troisième, de tout ce qui concernait la poésie et sa forme artificielle. Mais comme de ces trois degrés les deux premiers ordinairement n’étaient pas séparés, et que le troisième embrassait souvent aussi une partie du second, on n’employa que deux noms pour les désigner, literatio, ou en grec grammatistice, et literatura, ou en grec grammatice. Il arriva même que ce dernier nom, ayant passé dans la langue latine, finit par remplacer literatio et literatura. Le nom des maîtres chargés de ces divers degrés d’instruction subit un sort pareil. On appela d’abord literatores, ou en grec grammatistœ ceux qui donnaient l’enseignement élémentaire, et literati, ou en grec grammatici, ceux qui donnaient l’enseignement plus relevé ; mais par la suite, les uns et les autres s’appelèrent grammatici, grammairiens.

Maintenant, quel est le sens que M. Granier de Cassagnac peut avoir attaché à ce terme, quand il a avancé que tous les grammairiens à peu près étaient esclaves, c’est-à-dire affranchis ? De prime abord, il est vrai, sa proposition ne signifie qu’une chose, à savoir que tous ceux qui donnaient des leçons de grammaire étaient affranchis. Mais, dans ce cas, il serait sorti de la question, car c’est de littérature et non de métier, c’est de grammairiens ayant écrit sur leur art et non de grammairiens l’ayant seulement enseignée, qu’il a promis de nous parler. Très certainement M. de Cassagnac aura voulu dire que ceux qui écrivaient sur l’art grammatical étaient à peu près tous des affranchis-esclaves. Examinons donc sa proposition ainsi traduite.

Lorsque Cratès a donné la première impulsion littéraire à Rome, en y répandant le goût des études grammaticales, quels sont les Romains que nous voyons d’abord se montrer les plus zélés grammairiens ? Deux chevaliers aussi recommandables par leur savoir que par leur crédit politique, Lucius Aelius et Servius Claudius, qui, au rapport de Suétone, perfectionnèrent et agrandirent dans toutes ses parties l’art de la grammaire[31]… Après eux cet art va se développant sans cesse et croissant chaque jour en faveur, à tel point que les personnages les plus distingués veulent lui payer leur tribut, en écrivant eux-mêmes quelque chose sur ce sujet[32]. » « Bientôt, en effet, Varron, cet homme d’un génie supérieur et d’un savoir universel, reçoit des mains de Lucius Aelius le dépôt de la science grammaticale, l’enrichit à son tour et lui consacre des monumens plus nombreux et plus beaux[33]. » Arrivent ensuite César, qui écrit des livres sur l’Analogie, Pollion, puriste impitoyable, devant qui ne trouvent grace ni César, ni Salluste, ni Cicéron, ni Tite-Live, Messala qui compose des traités entiers, non-seulement sur les mots, mais sur chaque lettre de l’alphabet[34].

Comment donc expliquer après cela qu’on ait osé affirmer que ceux qui écrivaient sur l’art grammatical étaient presque tous des esclaves ? Un soupçon nous a traversé l’esprit ; Schœll dit dans son Histoire de la Littérature romaine : « Cependant la plupart des grammairiens furent des esclaves. » Et ce qui semblerait confirmer encore notre soupçon, si nous étions enclin à mal penser, c’est que Schœll est tombé aussi dans la confusion que nous avons reprochée à M. Granier de Cassagnac : comme ce dernier, il a pris les affranchis pour des esclaves.

Quoi qu’il en soit, nous venons de démontrer que des deux assertions de M. Granier de Cassagnac la première est essentiellement fausse. Examinons la seconde, et voyons si l’auteur était mieux fondé à dire que très peu d’esclaves au contraire devenaient rhéteurs.

La rhétorique, chez les Grecs comme chez les Romains, était réellement distincte de la grammaire, et avait son domaine à part. L’enfant, après avoir étudié entre les mains du grammairien toute la partie matérielle du langage, passait, devenu jeune homme, sous la direction du rhéteur, pour apprendre les artifices de la parole ornée et les secrets de la persuasion. La distinction reposait donc sur la nature même des deux arts, qui, quoique intimement liés l’un avec l’autre, se proposent cependant un but différent. Mais cette distinction entre les deux arts en établissait-elle rigoureusement une autre entre les personnes qui les enseignaient ? Le bon sens ici nous répond que lorsque la grammaire, d’abord faible à sa source, se fut grossie de la connaissance de l’histoire et de la poésie, et que de son côté la rhétorique, réduite en commençant à de courtes narrations et à de petits essais du genre démonstratif, se fut complétée dans toutes ses parties, le grammairien dut rester ordinairement dans ses attributions, et ne pas empiéter sur celles du rhéteur, par la raison qu’un seul homme était devenu trop faible pour supporter le fardeau de la double profession. Mais le bon sens nous dit aussi que les deux arts, dans leur enfance, durent être réunis, et qu’à l’époque même où ils eurent atteint leur perfection, le passage de l’un à l’autre ne dut pas s’opérer brusquement, mais plutôt par une transition qui les liât sans effort, en leur empruntant quelque chose à tous les deux. Le bon sens nous dit encore que, lorsqu’il se rencontra de ces esprits faciles qui savent se plier avec une égale flexibilité à des choses diverses, ou de ces charlatans effrontés, comme il en pullule de nos jours, qui ne craignent ni d’afficher un faux savoir, ni de prodiguer des promesses mensongères, les limites durent être franchies et les attributions confondues. Enfin, le bon sens nous dit que lorsqu’un grammairien se sentit assez fort pour s’élever jusqu’à la chaire du rhéteur, il dut renoncer à ses obscures et pénibles fonctions pour embrasser une profession qui conduisait parfois aux plus grands honneurs, souvent à la fortune, et toujours à la considération. M. Granier de Cassagnac nous tient un tout autre langage. « La rhétorique, nous dit-il, touchait immédiatement à la politique par les harangues sénatoriales ou tribunitiennes, et à la jurisprudence par les plaidoiries du prétoire ; or, jamais, en aucun pays du monde, les esclaves n’ont mis la main ni à l’étude de la politique, ni à l’étude du droit… Il n’y a donc presque pas d’exemples parmi les anciens, surtout en Italie, de rhéteurs esclaves ou affranchis. » Entre les modestes hypothèses du bon sens et l’affirmation doctorale de M. Granier de Cassagnac, il ne reste qu’à laisser prononcer les faits. J’ouvre Suétone et je lis : « Les anciens grammairiens (ces mêmes grammairiens qui, aux yeux de M. Granier de Cassagnac, étaient tous des esclaves !) enseignaient aussi la rhétorique, et l’on cite les commentaires de plusieurs d’entre eux sur ces deux arts. C’est par suite, je pense, de cette union primitive, que plus tard, quoique les deux professions fussent déjà séparées, les grammairiens conservèrent encore ou introduisirent eux-mêmes certains exercices préparatoires à l’éloquence, tels que les problèmes (questions oratoires à résoudre), les périphrases, les éthologies (descriptions d’une vertu ou d’un vice), pour que les enfans ne fussent pas remis aux mains du professeur de rhétorique sans avoir reçu au moins une teinture de cet art. » Les grammairiens ne s’en tinrent pas là. « Je me rappelle même, continue Suétone, que, dans ma première jeunesse, un nommé Princeps avait coutume de se livrer un jour à des exercices oratoires, et un autre jour de discuter ; que certains jours, au contraire, il traitait le matin toutes sortes de questions et consacrait l’après-midi aux exercices oratoires. » Enfin, du temps de Quintilien, les deux rôles furent tout-à-fait renversés. L’habile rhétheur se plaignant de ce qu’on applique trop tard les enfans à l’étude de l’éloquence, trouve la cause d’un tel abus, d’une part dans la négligence des rhéteurs, d’une autre part dans l’usurpation progressive des grammairiens.

« Car, ajoute-t-il, les premiers font consister tout leur devoir à enseigner l’art de composer des discours, et cela même en se renfermant dans le genre délibératif et le genre judiciaire, tandis que les seconds, non contens de recevoir tout ce qu’on leur avait abandonné, ont poussé leur envahissement jusqu’à se permettre des prosopopées et des discours du genre délibératif, osant ainsi se charger de la tâche la plus difficile de l’éloquence… Que la grammaire apprenne donc à respecter ses limites, et que la rhétorique, à son tour, n’élude aucune de ses charges… Je ne prétends pas nier que parmi ceux qui s’annoncent comme grammairiens, il ne puisse s’en trouver qui soient aussi capables d’enseigner ce que je viens de dire, mais alors ils feront la fonction de rhéteur, et non celle de grammairien. »

À ces témoignages déjà si positifs, si irrécusables et qui, au besoin, nous suffiraient sans doute, ajoutons des exemples : c’est Suétone encore qui nous les fournira, et nous les choisirons parmi ces grammairiens qu’on a traités d’esclaves. L’affranchi Aurelius Opilius enseigna d’abord la philosophie, puis la rhétorique et, en troisième lieu, la grammaire. Le grammairien Marcus Antonius Gniphon, né dans la Gaule, enseigna aussi la rhétorique. Son école fut fréquentée par les hommes les plus distingués, et Cicéron, qui avait déjà remporté les plus belles palmes de l’éloquence, Cicéron, parvenu alors à l’âge de trente-neuf ans et revêtu des honneurs de la préture, ne dédaigna pas d’assister à ses leçons. L’affranchi Atteius enseigna tour à tour la grammaire et l’éloquence et fit dire de lui, par le jurisconsulte Capiton Atteius, qu’il était un rhéteur parmi les grammairiens et un grammairien parmi les rhéteurs ; mot ingénieux qui peignait du même trait la confusion des deux arts et l’atteinte que chacun d’eux recevait de cet amalgame. N’oublions pas ce Lucius Octacilius Pilitus dont le beau génie sut triompher des circonstances les plus défavorables. Esclave d’abord et esclave du dernier degré, puisqu’il était portier, c’est-à-dire enchaîné dans une loge à côté d’un dogue enchaîné comme lui, il obtint la liberté en considération de son heureux naturel et de ses goûts studieux. Puis, il enseigna la rhétorique et eut pour disciple le grand Pompée.

Il est donc bien constaté que les affranchis grammairiens devenaient rhéteurs, et qu’ils pouvaient alors, au moins indirectement, toucher à la politique par les harangues sénatoriales ou tribunitiennes, et à la jurisprudence par les plaidoiries du prétoire. Mais il y avait mieux, et M. de Cassagnac le croirait sans doute difficilement, si nous n’avions à produire des pièces de conviction qu’il ne récusera pas ; ces hardis grammairiens s’émancipaient de temps en temps jusqu’à s’élancer de leur école au forum, et, ce qui n’étonnera pas peu M. de Cassagnac, jusqu’à s’y faire compter parmi les avocats les plus distingués. « J’ai ouï dire aussi, raconte Suétone, que quelques grammairiens avaient immédiatement passé de leur école au forum, et qu’on les y avait rangés au nombre des meilleurs avocats. « Audiebam etiam quosdam e grammaticis statim e ludo transisse in forum, atque in numerum præstantissimorum patronorum receptos[35]. » Statim, immédiatement mérite d’être noté : ils n’avaient fait qu’un saut de l’école au forum, de l’humble chaire du grammairien à la tribune aux harangues. Or, cette brusque élévation n’était pas ordinaire ; habituellement, il y avait un degré intermédiaire à franchir, la rhétorique. Par la nature de ses études, en effet, le grammairien pur se trouvait trop éloigné du barreau ; la rhétorique, au contraire, était une préparation aux discussions du forum, et une préparation tellement immédiate que, pour transformer en véritables plaidoyers les thèses, ou questions générales, que le rhéteur traitait devant ses élèves et leur faisait développer à eux-mêmes, bien souvent il eût suffi de mettre un nom propre à la place d’un nom imaginaire. Voilà pourquoi Suétone a dit statim, s’il se fût agi de grammairiens devenus rhéteurs, assurément il n’eût point fait la remarque ; car rien n’était plus aisé pour les grammairiens rhéteurs que l’accès du forum ; et c’est encore Suétone qui nous le prouve par un exemple fort curieux. « Un jour, dit-il, que Marcus Pomponius Marcellus, le plus intraitable puriste qu’ait eu la langue latine, prêtait son assistance dans un débat judiciaire (car il lui arrivait aussi quelquefois de plaider), il s’attacha avec tant d’acharnement à relever un solécisme commis par l’adversaire, que Cassius Severus fut obligé de demander aux juges remise de la cause, afin que son antagoniste eût le temps de choisir un autre grammairien, vu que celui qu’il avait actuellement semblait croire que la discussion, engagée avec l’adversaire, devait rouler, non sur un point de droit, mais sur un solécisme[36]. »

Les deux assertions de M. Granier de Cassagnac sont donc également fausses. Nous avons cherché la cause de sa première erreur ; nous croyons avoir trouvé celle de la seconde. Suétone, comme chacun sait, nous a laissé quelques notices biographiques sur des grammairiens et des rhéteurs dont l’enseignement avait jeté de l’éclat. Son travail est divisé en deux parties ; l’une contient les grammairiens au nombre de vingt, et l’autre les rhéteurs, au nombre de cinq. Or, dans cette dernière catégorie, il ne figure, en général, que des individus qui ne paraissent point avoir subi l’esclavage. Mais d’où vient cette coïncidence ? Du hasard seul. Suétone ne s’est nullement occupé de distinguer les gens de rien des gens de bonne maison, comme parle M. de Cassagnac ; il a tout simplement voulu mettre de la méthode dans son travail, et pour cela, il a rangé, d’un côté, les grammairiens purs avec les grammairiens rhéteurs, et de l’autre, les rhéteurs purs. Ce qui le prouve, c’est que Lucius Octacilius Pilitus dont nous avons déjà parlé, est compris au nombre des rhéteurs. Pourquoi se trouve-t-il, en effet, en pareille société, si ce n’est parce qu’il avait enseigné la rhétorique sans toucher à la grammaire. Cependant M. de Cassagnac voyant que, sur cinq rhéteurs, quatre étaient gens de bonne maison, en a hardiment conclu qu’il n’y avait presque pas d’exemple, surtout en Italie, de rhéteurs esclaves ou affranchis. Et voilà comment on fait les systèmes !

Si M. Granier de Cassagnac a été malheureux en essayant d’ôter la rhétorique aux affranchis, il n’a pas été plus heureux quand il a voulu leur interdire l’histoire. « L’histoire, dit-il, n’a jamais été non plus écrite par des esclaves… Suétone mentionne pourtant un Lucius Otacilius Pilitus, qui avait été esclave-portier. » Schœll avait déjà dit « Lucius Otacilius Pilitus est cité comme le premier affranchi qui ait osé écrire un ouvrage historique. » Schœll, ou l’auteur qu’il a copié, car son livre n’est en général qu’une compilation, n’a pas entendu le passage de Suétone, et nous doutons fort que M. Granier de Cassagnac ait même pris la peine de le lire ; c’est du moins la supposition la plus favorable que nous puissions nous permettre. Voici, en effet, comment Suétone s’exprime sur Lucius Octacilius Pilitus : « Il exposa en un grand nombre de livres les actions de Pompée Strabon, ainsi que celles de Cnæus Pompée, son fils. C’est le premier de tous les affranchis qui, selon l’opinion de Cornélius Népos, ait commencé à écrire l’histoire, traitée jusque-là par des hommes de la naissance la plus relevée. » Or, peut-on conclure de ces paroles que Cornélius Népos eût taxé de hardiesse téméraire l’entreprise d’Octacilius Pilitus ? Nullement. Schœll paraît avoir lu ausus au lieu de orsus, osé au lieu de commencé ; la différence est grande. A-t-on plus de raison de croire que Cornélius Népos eût donné comme une exception l’exemple de l’affranchi ? Pas davantage. Le mot orsus, au contraire, enferme nécessairement l’idée de continuation, et il n’aurait aucun sens, si plusieurs autres affranchis n’eussent, par la suite, imité Lucius Octacilius Pilitus. Seraient-ce les paroles que Suétone ajoute, qui auraient induit en erreur ? Mais on ne peut en inférer qu’une chose ; que Lucius Octacilius ouvrit la liste des affranchis historiens. Or, il y a un commencement à tout. Quels étaient d’ailleurs les historiens qui avaient précédé ? Depuis la fondation de Rome jusqu’à P. Mucius Scévola, les souverains pontifes mettent par écrit les évènemens de chaque année, et ces recueils forment ce qu’on appela plus tard les grandes annales[37]. Point d’histoire encore. Les annalistes qui viennent ensuite, écrivent avec la même sécheresse, et, pour en trouver un qui s’élève tant soit peu, paululum se erexit[38], il faut arriver jusqu’à Cœlius Antipater, séparé de Lucius Octacilius par une trentaine d’années. Ce n’est donc qu’improprement que Cornélius Népos s’est servi du mot histoire ; et si l’on conservait quelque doute à cet égard, nous n’aurions qu’à invoquer le témoignage de Cornélius Népos lui-même. Dans un fragment du livre qu’il avait consacré aux historiens latins, il dit, en parlant de l’histoire : « Vous ne devez pas ignorer que, dans la littérature latine, ce seul genre non-seulement ne s’élève pas au niveau de la Grèce, mais que la mort de Cicéron l’a laissé encore tout-à-fait dans l’enfance et à peine ébauché… Aussi ne sais-je, en vérité, laquelle des deux, de la République ou de l’Histoire déplore le plus son trépas[39]. »

Mais, nous demandera M. Granier de Cassagnac, cette continuation, que vous croyez annoncée par le mot orsus, a-t-elle eu effectivement lieu ? Très certainement, lui répondrons-nous, et il vous était aisé de vous en assurer. Vous n’aviez, pour cela, qu’à lire un peu plus attentivement les quelques pages de Suétone sur les grammairiens et les rhéteurs, à faire ensuite une excursion dans les Vies des Césars, du même auteur, et puis, enfin, à consulter un polygraphe ordinairement voisin de Suétone et de Macrobe, je veux dire Aulu-Gelle. Du reste, comme nous attachons du prix à vous convaincre, nous allons passer devant vous quelques noms en revue.

À Lucius Octacilius succèdent Cornélius Épicadius, affranchi de Sylla, qui complète le livre que le dictateur avait commencé sur les évènenens de sa vie, et qu’il avait laissé inachevé[40] ; Pompilius Andronicus, que la nature n’avait point fait maître d’école, et qui, ne pouvant vivre à Rome de ce métier, se retira à Cumes, où il composa plusieurs ouvrages, notamment un ouvrage historique que Suétone appelle præcipuum[41] ; Tiron, le célèbre affranchi de Cicéron, qui écrivit la vie de son maître en plusieurs livres[42] ; Atteius, le même affranchi dont il a été déjà parlé, qui, intimement lié avec Salluste et Asinius Pollion, obligea ses deux illustres amis, dont le dessein était d’écrire l’histoire, en fournissant à l’un un Abrégé de toute l’histoire romaine, où il pourrait prendre ce qui lui conviendrait, et en donnant à l’autre des préceptes de style ; Julius Hyginus, affranchi d’Auguste, qui, entre autres ouvrages historiques, en composa un intitulé : De la Vie et des actions des hommes illustres[43] ; Julius Marathus, affranchi aussi d’Auguste, qui écrivit la vie de son noble patron ; Verrius Flaccus, autre affranchi, qui, après avoir enseigné la grammaire avec éclat, s’occupa d’histoire, disposa dans un ordre chronologique des Fastes, soit civils, soit religieux ; composa un ouvrage sur les Choses dignes de mémoire, et mérita, par une vie si bien remplie, l’insigne honneur d’une statue dans le forum de Préneste.

En voilà suffisamment, je pense ; le lecteur sait à quoi s’en tenir. Mais peut être ne sera-t-il pas fâché de voir à présent par quel ingénieux raisonnement M. Granier de Cassagnac motive l’exclusion des affranchis du domaine de l’histoire : « Faire l’histoire, même d’après autrui, c’est toujours se mettre dans la nécessité de juger les hommes, et, par conséquent, quelquefois de les condamner. Or, il eût paru intolérable aux capitaines ou aux hommes d’état de l’antiquité d’être appréciés par des esclaves. L’histoire devait donc être exclusivement écrite par des gentilshommes ; à peine trouverait-on à citer une ou deux exceptions. »

De la prose passons à la poésie. Ici M. Granier de Cassagnac se montre un peu plus libéral envers les affranchis, non toutefois sans leur imposer encore de nombreuses restrictions. Ainsi, à l’entendre, le théâtre fut exploité par des esclaves ; mais la poésie épique et lyrique appartint plus en propre aux gentilshommes.

Le premier mouvement littéraire qui se fit véritablement sentir à Rome lui fut, comme nous l’avons dit plus haut, imprimé par Cratès. Rome cependant alors avait déjà entendu dans sa langue des essais qui, pour être informes et rudes, ne manquaient parfois ni d’élévation, ni de force. Mais ces ouvrages, d’inspiration grecque, étaient aussi exécutés par des Grecs, et Rome en ce moment assistait à l’ébauche de sa littérature plutôt qu’elle n’y prenait réellement part. Débarrassée de Carthage, son unique rivale et son seul ennemi sérieux, elle s’enquit par désœuvrement de ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans Thespis, Eschyle, Sophocle ;

....Post Punica bella quietus, quærere cœpit
Quid Sophocles, et Thespis, et Eschylus utile ferrent
.

et des Grecs aussitôt s’empressèrent de lui traduire ces chefs-d’œuvre. La première copie qu’elle en eut sous les yeux, fut une tragédie qu’un Tarentin, nommé Andronicus, traduisit et représenta. Andronicus avait été pris les armes à la main, pendant qu’il combattait pour sa patrie. Réduit à l’esclavage et tombé au pouvoir de M. Livius Salinator, il devint le précepteur des enfans du consul, recouvra sa liberté et suivit la carrière dramatique. Que le père de la tragédie romaine ait donc été esclave, j’y consens ; mais ses successeurs le furent-ils également ? Rome, convertie aux arts de la Grèce et embrassant ce nouveau culte avec toute l’ardeur que comportaient son caractère et son esprit, continua-t-elle d’abandonner la tragédie à des poètes issus de l’esclavage ? On dirait, en vérité, que l’histoire s’est ici entièrement jouée des classifications imaginaires de M. de Cassagnac. Sur quarante noms environ de tragiques romains qu’on est parvenu à recueillir, la plupart sont gentilshommes et quelques-uns de la première volée. La liste en a été soigneusement dressée par Lange, dans une dissertation qui a pour but de montrer que la muse tragique des Romains ne fut pas aussi stérile qu’on le croit vulgairement[44]. Nous y renvoyons M. Granier, en nous contentant de signaler parmi ces nobles auteurs César Strabon, Jules César le dictateur, qui débuta fort jeune encore par l’Œdipe, comme Voltaire ; Asinius Pollion ; Quintus Cicéron qui, en seize jours, improvisait quatre tragédies, ce qui atteste du zèle, sinon une grande vocation ; Octave qui s’occupa d’un Ajax ; Lucius Varius, si connu par son Thyeste ; Ovide par sa Médée, etc. Sans doute que toutes ces tragédies ne furent pas jouées ; mais qu’importe, puisqu’il s’agit de compositions et non de représentations dramatiques ?

L’histoire ne confirme pas mieux, en ce qui touche la comédie, les idées de M. Granier de Cassagnac. Il est vrai que s’il fallait en juger par les noms des comiques dont nous possédons quelques œuvres entières, Plaute, qui paraît sorti de l’esclavage, et Térence, l’affranchi de Terentius Lucanus, viendraient en aide à ces idées. Mais les autres comiques furent-ils aussi des affranchis ? Nævius lui-même, qui donna probablement la première comédie à Rome, était-il sorti de l’esclavage ? Nous adresserons la même question au sujet de T. Quintius Atta, sur le compte duquel Schœll, par une de ces méprises dont son ouvrage fourmille, met la visite que L. Attius fit à Pacuvius retiré à Tarente[45]. Et L. Afranius que, par une autre méprise non moins grave, Schœll fait entrer dans les vers de Volcatius, quoiqu’il n’y soit question que de Luscius, et point du tout d’Afranius[46], faut-il le regarder comme un affranchi ? Et Q. Trabea, que Schœll appelle Trabeas[47] ; et ce Titinius, si souvent mis à contribution par les grammairiens, qui nous en ont conservé une multitude de fragmens malheureusement trop courts ; et ce Verginius Romanus dont Pline le jeune nous trace un portrait flatté sans doute par la prévention et l’amitié, tous ces poètes étaient-ils des affranchis ? Qui l’a dit à M. de Cassagnac ? Il faut qu’il ait sur ces hommes des mémoires secrets et inconnus aux érudits, ou que ses assertions relèvent de lui seul.

Parlerai-je des mimes ? Les deux auteurs les plus célèbres dans ce genre furent d’une condition si opposée, qu’un pareil rapprochement suffirait seul pour prouver la vanité des distinctions qu’on s’efforce d’établir. Labérius était un noble chevalier qui, après avoir fait les délices du peuple romain, se vit remplacé dans sa faveur par Publius Syrus, un esclave affranchi, et s’en consola par ce mot d’une résignation philosophique, Laus est publica, mot qui pourrait servir de devise à la littérature, car d’elle aussi on peut dire qu’elle n’appartient en propre à personne.

Voilà donc pour le drame. Mais avant de quitter ce sujet, admirons l’inconséquence de l’auteur, qui interdit l’histoire aux esclaves, sous prétexte qu’il siérait mal à des gens de bas étage de juger les patriciens, tandis qu’il leur laisse la comédie, où le poète pouvait lancer impunément mille allusions détournées, et le mime hardi jusqu’à la témérité, le mime où l’acteur osait s’écrier à la face de César : « Or sus, Romains ! nous avons perdu la liberté. »

Porro, Quirites ! libertatem perdimus[48].

On ne conçoit pas davantage pourquoi, après avoir octroyé le drame aux affranchis, M. de Cassagnac hésite à leur concéder la poésie épique et lyrique. Cette fois, il est vrai, il ne rend aucun compte de l’exclusion ; mais l’appuie-t-il au moins sur des faits constatés ? Non, il faut bien le dire. Et d’abord, comment l’auteur n’a-t-il pas remarqué que ce furent précisément les mêmes Grecs qui naturalisèrent à Rome le drame et la poésie épique ? Il semble ensuite ignorer que les poèmes épiques des Romains ne furent pendant long-temps, comme leurs drames, que de pures traductions du grec, et que, pour rencontrer un poème épique digne de ce nom, il faut arriver à Virgile qui en offre le premier modèle et en demeure l’unique représentant. S’il en est ainsi, en effet, pourra-t-on jamais reconnaître une classification de poètes épiques qui n’admet point Virgile, le fils d’un affranchi, ou qui ne le souffre que par privilége ? Ce que nous disons de l’épopée s’applique peut-être plus justement encore à la poésie lyrique. Rome ne fut pas fertile en poètes de ce dernier genre. Si nous en croyons même Quintilien, elle n’en a produit qu’un seul digne d’être lu, Horace. « Voulez-vous, ajoute le rhéteur, lui en joindre à la rigueur un second, ce sera Cæsius Bassus, qui a vécu de notre temps. » Or, comme Virgile, Horace était le fils d’un affranchi. L’auteur eût été donc plus près de la vraisemblance, en faisant, dans ces deux cas, de l’exception la règle. Mais, on le voit, tantôt ce sont les affranchis qui échappent à leurs catégories, pour envahir celles des gentilshommes, tantôt les gentilshommes, pour envahir celles des affranchis ; et dans ces divers mouvemens, nulle règle, nul équilibre ; c’est une confusion inextricable, un pêle-mêle intime qui ne permet ni de diviser, ni de circonscrire, et qui oblige l’auteur le plus paradoxal à laisser toutes ces intelligences d’élite réunies en une immense famille.

Nous pourrions terminer ici cette discussion ; nous en avons dit assez pour montrer que l’opinion de M. Granier de Cassagnac ne trouve pas même dans l’histoire de quoi paraître vraisemblable. Mais il reste encore une des assertions de l’auteur qui donne trop bien la mesure de son érudition, pour que nous ne demandions pas la permission de nous y arrêter un moment. « Il y a eu, dit-il, des esclaves dans toutes les écoles philosophiques notables de l’antiquité. Phédon, exposé en vente, fut acheté par Cébès, disciple de Socrate… Ménippe, esclave comme Phédon, s’adonna particulièrement à une nature de composition philosophique sous forme de satire qu’il appela cynique, et que Varron imita dans la suite. »

Signalons d’abord l’apparition de ces deux Grecs : l’auteur n’en a mentionné qu’un autre, Timon qu’il appelle Phliasius, au lieu de dire de Phlionte, de même que plus haut, il avait appelé Cratès Mallotes, au lieu de dire de Malles. M. Granier n’aurait-il pas compris, par hasard, qu’il est ici tout simplement question de l’endroit qui vit naître ces philosophes ? Quoi qu’il en soit, M. de Cassagnac, qui, en parlant des esclaves lettrés, a renfermé l’antiquité dans l’histoire romaine, s’occupe ici des Grecs. Mais qu’on ne s’imagine pas qu’il ait pris beaucoup de peine pour faire les frais de cette érudition exotique. Il fallait dire un mot des philosophes qui avaient passé par l’esclavage ; pour cela, on a ouvert Macrobe ou Aulu-Gelle, car en cet endroit ils se répètent, et l’on a copié la phrase suivante : « Phaedon ex cohorte Socratica… servus fuit… Alii quoque non pauci servi fuerunt, qui post philosophi clari extiterunt. Ex quibus ille Menippus fuit, cujus libros M. Varro in satiris æmulatus est ; quas alii Cynicas, ipse appellat Menippeas[49]. Nous aimons à croire que M. Granier sait le latin ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il prête encore à cette phrase un sens qu’elle n’a jamais eu aux yeux d’un latiniste. Traduite, en effet, littéralement, elle signifie : « Phédon, de l’école de Socrate, fut esclave… Il y eut aussi un assez grand nombre d’esclaves qui devinrent ensuite d’illustres philosophes. Parmi eux il faut compter ce Ménippe, dont M. Varron se proposa les ouvrages pour modèle dans ses satires que quelques-uns appellent cyniques et que lui-même appelle ménippées. » Or, notons maintenant les différences. D’abord, il n’est point parlé d’esclaves philosophes, mais de philosophes ayant passé par l’esclavage qui post… extiterunt ; par conséquent affranchis. En second lieu, il n’est point dit que Ménippe eût composé des cyniques, et pour une bonne raison, c’est que Ménippe ne composa jamais de satires, encore moins d’ouvrages appelés du nom de cyniques, si tant est même qu’il ait écrit des livres d’aucune façon ; car, au rapport de Diogène de Laerte, « il y en a qui pensent que les ouvrages attribués à Ménippe ne sont pas de lui, mais de Denys et de Zopyre, qui, les ayant écrits pour s’amuser, les mirent sur le compte du philosophe, afin de leur assurer plus de succès. » Voici, sans doute, ce qui aura induit en erreur M. de Cassagnac : lisant dans la phrase latine que M. Varron, qui s’était proposé Ménippe pour modèle, avait fait des satires appelées cyniques par quelques-uns de ses lecteurs, il en aura conclu que Ménippe avait fait des cyniques. Mais un érudit ne commet pas de semblables méprises, parce qu’il a toujours soin de s’assurer de ce qu’ont dit ou fait les gens, avant de parler d’eux. Non, Ménippe ne composa point de cyniques ; et s’il plut à quelques personnes d’appeler ainsi les satires de Varron, ce n’est pas du tout qu’elles eussent la forme des écrits du philosophe : c’est parce qu’elles en reproduisaient l’esprit et le ton. « Ménippe est un chien terrible qui vous mord en riant, » disait Lucien. Tel était le caractère équivoque des écrits qu’on lui attribuait, ce qui le fit surnommer στουδογέλοιος sérieux-rieur. Du reste, cette manière ne lui était point particulière ; elle était commune à tous les cyniques, et on la désignait habituellement, comme nous l’apprend Démétrius de Phalère, par κυνικός τρόπος, manière cynique.

M. Granier de Cassagnac avait ainsi passablement compromis son érudition ; mais en voulant commenter ce malheureux mot de cyniques, il l’a, nous le craignons fort, décréditée à tout jamais. « Ces cyniques, ajoute-t-il, paraissent avoir été des satires dans le genre du Cyclope d’Euripide. » On ne sait en vérité ce qu’on doit le plus admirer, de l’intrépidité de l’affirmation ou de l’énormité de l’erreur ; car, enfin, M. Granier de Cassagnac sait bien qu’il n’a jamais lu le Cyclope d’Euripide. Il sait aussi qu’il n’a jamais appris dans un manuel de littérature ce qu’était ce poème ; comment donc se permet-il de comparer des cyniques qu’il imagine avec des satires qu’il n’a jamais connues ? Étonnez-vous après cela que nos voisins d’outre-Rhin se moquent un peu de la légèreté et de l’étourderie gauloise ! Franchement, quelle idée prendrions-nous du Germain qui, s’avisant de parler des satires de notre Regnier, écrirait, par exemple, que ces poèmes paraissent être dans le genre des Guêpes d’Aristophane ou des Plaideurs de Racine ! Eh bien ! le rapprochement établi par M. de Cassagnac est de cette force. Il n’est personne, en effet, un peu versé dans l’histoire littéraire de la Grèce qui ne sache que le drame satyrique dont le Cyclope nous offre un modèle, était un drame régulier, servant à compléter la tétralogie que chaque poète, dans le principe, fut obligé de présenter au concours pour disputer le prix de la tragédie, et qu’on l’appela satyrique, parce que les Satyres qui étaient destinés à l’égayer, devaient toujours en composer le chœur.

Cependant, il y a une cause à tout, et puisque M. de Cassagnac a comparé les Cyniques de Ménippe avec le Cyclope plutôt qu’avec l’Iphigénie d’Euripide, il avait une raison. Cette raison est facile à deviner ; M. de Cassagnac aura su par un moyen quelconque que le Cyclope est appelé aussi drame satyrique, et tout entier à ce dernier mot, il aura fait d’un drame une satire. C’est sans doute par une méprise à peu près semblable qu’il a changé les Saturnales de Macrobe en « un ouvrage de grammaire, » parce que sur sept livres que les Saturnales renferment, il s’y trouve quelques chapitres consacrés à des questions grammaticales. Mais j’avoue que j’ai vainement cherché la raison qui a pu lui faire appeler aussi « un ouvrage de grammaire, les Florides d’Apulée. » Les Florides, qui sont un recueil de récits historiques et mythologiques, appelées un livre de grammaire ! J’aimerais autant lui voir prendre le De viris illustribus pour la Méthode de Lhomond.

M. Granier de Cassagnac disait, il y a quelque temps, en jugeant une traduction de la Politique d’Aristote. « Il est bon que la grave Université règle quelquefois ses comptes avec la science en gants jaunes, comme elle nous appelle nous autres journalistes frivoles et légers. » Nous ne savons si la grave Université s’est beaucoup émue de cette menace ; mais nous doutons fort que la science en gants jaunes, si jamais elle a choisi M. de Cassagnac pour la représenter, lui continue encore ses pouvoirs. Quelque indulgente, en effet, que nous la supposons envers ses mandataires, elle reconnaîtra sans doute que M. de Cassagnac, en ne s’appelant que frivole et léger, ne s’est pas traité aussi modestement qu’il le croyait.

De tout ce que nous de venons dire, concluons deux choses : la première qu’il n’y avait point, qu’il ne pouvait point y avoir de littérature des esclaves ; la seconde, que l’homme, transformé en citoyen par la baguette du préteur, pouvait cultiver le genre de littérature que bon lui semblait, à la convenance de son talent ou au gré de son génie ; et de ces deux prémisses, il découlera la conséquence rigoureuse qu’il n’y avait pour les affranchis, comme pour les gentilshommes, qu’une seule et même littérature. Mais des conclusions que la science nous fournit, il doit encore résulter la confirmation de ces grandes vérités morales, que si l’esprit de l’homme est capable de renverser les premières barrières que les préjugés lui opposent, il ne se développe et prend son essor qu’à la condition d’habiter un corps libre ; et que si la société a fondé ses distinctions sur la naissance et sur la fortune, toujours la nature, dans la distribution des biens intellectuels, s’est jouée de ces vaines démarcations, et s’est plu même fort souvent à créer une aristocratie en sens inverse de la première, relevant ainsi la dignité de l’homme et replaçant à son véritable rang la seule supériorité qui soit acceptée de tous, parce qu’elle n’est usurpée sur personne, la supériorité de l’intelligence.


J. P. Rossignol.
  1. Préface, pag. 25.
  2. Préface, pag. 28.
  3. Préface, pag. 30
  4. Chap. II, pag. 16-20.
  5. Chap. II, pag. 18.
  6. Chap. III, pag. 36.
  7. Chap. III, pag. 435-45.
  8. Chap. III, pag. 47.
  9. Tiber., XVII.
  10. C’était, au rapport de Dion Cassius, le surnom qu’Auguste désirait ; mais la politique imposa silence à ses désirs, parce qu’il craignit, ajoute l’historien, qu’on ne le soupçonnât de désirer la royauté, « Αἰσθόμενος ὅτι ὑποπτεύεται ἐκ τούτου τῆς βασιλείας ἐπιθυμεῖν (iii, pag. 507. » Cf. Flor., IV, XII, 66.
  11. Tiber. i. c.
  12. Ibid., XXVI.
  13. Chap. III, pag. 58-59.
  14. De Offic., I, 17.
  15. Ainsi, nous dit Aulu-Gelle, la loi des XII tables, qui autorisait plusieurs créanciers à se partager le corps d’un débiteur insolvable, ne fut jamais exécutée : « Dissectum esse antiquitus neminem equidem neque legi, neque audivi (XX, I, pag. 873). »
  16. Républ. rom., tom. II, pag. 125.
  17. Chap. V, pag. 107-109.
  18. chap. II, pag. 23.
  19. La traduction de M. Barthélemy Saint-Hilaire a omis ce mot, qui me paraît essentiel pour expliquer ce qui suit.
  20. Il y a ici une légère tache dans la même traduction. M. Barthélemy Saint-Hilaire n’a pas fait sentir l’allusion que renferme le passage d’Aristote ; il traduit : « Comme on accuse un orateur politique d’illégalité. » Ce n’est pas là le sens : γράφονται παρανόμων est une formule du droit attique qui signifie l’accusation encourue par tout orateur qui proposait un décret contraire aux lois existantes. Les légistes dont Aristote rapporte l’opinion, voulaient faire entendre qu’il y a des lois écrites dans le cœur de l’homme, lois toujours subsistantes, et que le droit barbare de la force outrage.
  21. Chap. V, pag. 119.
  22. Chap. II, pag. 26.
  23. Brut., LX.
  24. Chap. IX, pag. 181.
  25. Serv. ad Virg. Æn., II, 278.
  26. Vit. Num., § XXI.
  27. Lib. XIV, cap. V.
  28. Tite-Live, LXII, 34.
  29. Chap. VI, pag. 248.
  30. Καβάλλης· ἐργάτης ἵππος (v. Καβάλλ.).
  31. Suet., De Illustr. grammat., II, 3.
  32. Ibid., III, 3.
  33. Cic., Brut., 56.
  34. Quintil., I, VII, 35.
  35. De Illustr. gramm., IV, 8.
  36. Ibid., XXII.
  37. Cic., De orat., II, 42.
  38. id., ibid.
  39. Corn. Nep., Fragm., tom. II, pag. 381, éd. Van Stav. Stutg. 1820.
  40. Suet., De Illustr. gramm., XII.
  41. Ce livre devait être un Abrégé succint d’annales embrassant une durée plus ou moins considérable. — Præcipuum illud opusculum annalium elenchorum. (Ibid., VIII.)
  42. Asconius Pedianus cite le IVe livre de cette histoire. (Ad Cic. pro Mil.)
  43. A. Gell., I, 14. — Cf. Ascon. Pedian. ad Cic. Pison.
  44. Vindiciæ tragædiæ Romanæ, Lips., 1822.
  45. Histoire de la Littérature romaine, tom. I, pag. 138.
  46. Ibid., pag. 139.
  47. Ibid.
  48. Ap. Macrob., Saturn., II, 7.
  49. Saturn., I, 11. — Cf. A. Gell., II, 18.