Histoire des fantômes et des démons/Voyage de Charles-le-Chauve aux enfers

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VOYAGE DE CHARLES-LE-CHAUVE AUX ENFERS.

Je venais de me coucher (dit le roi Charles-le-Chauve, dans un écrit qu’il a laissé de sa main) ; et j’allais m’endormir, lorsqu’une voix formidable vint frapper mes oreilles : « Charles, me dit-elle, ton esprit va sortir de ton corps, tu viendras où je te conduirai, et tu verras les jugemens de Dieu qui te serviront de leçon ou d’avertissement. »

À l’instant, je fus ravi en esprit, et celui qui m’enleva était d’une blancheur éclatante. Il me mit dans la main un peloton de fil, qui jetait une lumière est grande que celle d’une comète. Il le développa et me dit : « Prends ce fil, et l’attache au pouce de ta main droite ; et par son moyen, je te conduirai dans les labyrinthes infernaux, séjours de peine et de souffrances. »

Aussitôt il marcha devant moi, avec une extrême vîtesse, mais toujours en dévidant le peloton de fil lumineux. Il me conduisit dans des vallées profondes, remplies de feux, et pleines de puits enflammés, où l’on voyait bouillir de la poix, du soufre, du plomb, de la cire et d’autres matières onctueuses. Je remarquai les prélats qui avaient servi mon père et mes aïeux. Quoique tremblant, je ne laissai pas de les interroger, pour apprendre d’eux quelle était la cause de leurs tourmens. Ils me répondirent : « Nous avons été les évêques de votre père et de vos aïeux ; et au lieu de les porter eux et leurs peuples à la paix et à l’union, nous avons semé parmi eux la discorde et le trouble. C’est pourquoi nous brûlons dans ces souterrains infernaux, avec les homicides et les voleurs. C’est ici que viendront un jour vos évêques, avec les officiers qui vous servent, et qui nous imitent dans le mal. »

Dans le temps que je considérais ces choses avec effroi, je vis fondre sur moi des démons noirs et hideux qui, avec des crocs de fer brûlant, voulaient m’enlever le peloton de fil. Mais ils en étaient empêchés par la grande lumière que le peloton jetait. Les mêmes démons voulurent me prendre par derrière, et me précipiter dans ces puits de soufre. Mais mon guide sut me débarrasser de leurs pièges, et me conduisit sur de hautes montagnes, d’où sortaient des torrens de feux qui faisaient fondre et bouillir toutes sortes de métaux. Là, je trouvai les âmes des seigneurs qui avaient servi mon père et mes frères. Les uns y étaient plongés jusqu’au menton, et d’autres à mi-corps. Ils s’écrièrent en s’adressant à moi : « Hélas ! Charles, vous voyez comme nous sommes punis dans ces torrens enflammés, pour avoir méchamment semé la division et les discordes entre votre père et ses fils. »

Un peu après, je fus assailli par des dragons, dont la gueule ardente cherchait à m’avaler ; mais je m’entourai du fil du peloton, et ces pernicieux animaux ne purent me toucher. Nous descendîmes ensuite dans une vallée ténébreuse ; remplie de fournaises enflammées. J’y vis des rois de ma race, tourmentés de divers supplices. J’y remarquai aussi deux fontaines d’eau chaude, qui remplissaient continuellement deux tonneaux. Mon père Louis était dans un de ces tonneaux, plongé jusqu’aux cuisses. Il me dit qu’on l’en tirait de temps en temps, pour le porter dans l’autre, qui contenait une eau plus tempérée ; qu’il devait ce soulagement aux prières de St. Pierre ; de St. Denis et de St. Remy ; il m’engagea en outre a faire dire des messes, pour le délivrer tout-à-fait du tonneau d’eau bouillante.

Puis il me montra à peu de distance, deux vastes tonneaux d’eau chaude comme la sienne, en me disant qu’ils m’étaient destinés, si je ne faisais pénitence ; la frayeur me saisit ; et, ce qu’on aura peine à croire, mon esprit rentra dans mon corps, et je revins dans mon lit. (Duchesne)