Histoire du Canada et des Canadiens français/Partie 1/Chapitre 2

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CHAPITRE II


De la fondation de Québec au traité de Saint-Germain-en-Laye
(1608-1632)


Malgré les déboires qu’il avait éprouvés et qui l’avaient forcé d’abandonner l’Acadie à elle-même, M. de Mons, avec une ténacité toute huguenote, n’avait pas cessé de rêver d’un vaste établissement dans le Nouveau-Monde. Seulement, et sur les conseils de Champlain — qui, on s’en souvient, avait une première fois remonté le Saint-Laurent en 1603, — M. de Mons se décida, cette fois, pour les bords de ce grand fleuve. Ami personnel de Henri IV, il avait pu, ce prince vivant encore, lui faire agréer ses projets et il avait été rétabli par lui, à partir du mois de janvier 1608, dans le privilège exclusif de la traite des pelleteries, qu’une cabale jalouse lui avait une première fois fait retirer.

Peu de temps après (13 avril 1608), deux navires partis de Honfleur cinglaient vers le Canada ; l’un, portant Pontgravé devait s’arrêter à Tadoussac, pour le trafic des pelleteries ; l’autre, commandé par Champlain, — « qui s’embarrassait peu du commerce et qui pensait en citoyen », écrit le P. Charlevoix, — devait remonter plus haut dans le Saint-Laurent et y fixer l’emplacement des colons qu’il emmenait avec lui. « Je cherchai, dit Champlain, un lieu pour notre habitation ; mais je n’en pus trouver de plus commode, ni de mieux situé que la pointe de Québec, ainsi appelée des sauvages[1], et qui était remplie de noyers. » L’emplacement était en effet admirable, sur un promontoire élevé, formant une citadelle naturelle et abritant un port profond, au point le plus central de cette grande artère fluviale du Saint-Laurent, tel, en un mot, qu’on pouvait le souhaiter pour un village qui devait être l’embryon d’une capitale.

À peine débarqué, Champlain mit ses gens à l’ouvrage, fit abattre des arbres et construire des baraques pour lui et les siens, « et commença d’y faire défricher des terres, qui se trouvèrent bonnes. » — « Le pays est beau et plaisant, écrit Champlain, et apporte toutes sortes de grains et de graines à maturité, y ayant de toutes les espèces d’arbres que nous avons en nos forêts par deça, et quantité de fruits, bien qu’ils soient sauvages, pour n’être cultivés, comme noyers, cerisiers, pruniers, vignes, framboises, fraises, groseilles vertes et rouges. La pêche du poisson y est en abondance dans les rivières, et il y a quantité de prairies et du gibier qui est en nombre infini. »

Les contrées au centre desquelles se fixaient les Français étaient alors occupées par quatre principales tribus ou « nations » sauvages : les Algonquins et les Montagnais établis au nord du Saint-Laurent ; les Wyandots ou « Hurons » (ce sobriquet leur fut donné par nos Français) occupant les terres au nord des lacs Érié et Ontario ; enfin les Iroquois, qui se partageaient eux-mêmes en cinq nations et qui tenaient tout l’espace au sud du Saint-Laurent et du lac Ontario.

Depuis longtemps ces tribus étaient en guerre les unes contre les autres. Au printemps de l’an 1609, les Montagnais, les Algonquins et les Hurons, ayant constitué une sorte de ligue pour se venger des Iroquois qui leur avaient infligé des déprédations et des injures nombreuses, vinrent solliciter l’alliance des Français, nouvellement installés à Québec. Champlain accepta, — peut-être un peu hâtivement et sans s’être renseigné suffisamment sur les forces des Iroquois, — de prêter main-forte à ces sauvages voisins, et il engagea du coup la colonie naissante dans une longue suite de guerres où il se trouva que les Iroquois, — soutenus plus ou moins ouvertement par les Hollandais, puis par les Anglais, — avaient plus de vigueur, plus de férocité que nos alliés, si bien qu’il fallut plus d’une fois composer avec eux, sans être jamais sûrs de leur parole, et qu’ils constituèrent un danger permanent pour la sécurité et la paix de nos établissements.

Sans doute, la première expédition obtint le succès qu’avait espéré Champlain. Après avoir remonté la rivière des Iroquois (nommée depuis : rivière Richelieu), Champlain rencontra le principal parti de ses adversaires sur les bords du lac qui porte maintenant le nom de lac Champlain (29 juillet 1609). De part et d’autre on se prépara au combat. Les sauvages, raconte un historien, passèrent la nuit à danser, à chanter, à se provoquer d’un camp à l’autre, à la façon des Grecs et des Troyens d’Homère, et lorsque le jour fut arrivé, ils s’armèrent et se rangèrent en bataille. Les Iroquois s’avancèrent au petit pas, sous la conduite de trois chefs que distinguaient de grands panaches. Comme ils se préparaient à faire une décharge de leurs flèches, les alliés ouvrent leurs rangs et font place à Champlain. Son habillement et ses armes étonnent d’abord les Iroquois ; mais l’étonnement devient terreur, quand deux chefs Iroquois tombent raides morts, frappés par une arme insolite qui semble avoir dérobé le feu du ciel ; le troisième chef tombe lui-même mortellement blessé. À ce spectacle, les alliés poussent de grands cris de joie, tandis que les Iroquois, épouvantés, prennent la fuite en désordre et se réfugient dans les bois.

Quoiqu’il eût presque à lui tout seul dispersé cette troupe de sauvages, ce n’était pas là une de ces victoires dont Champlain pût s’enorgueillir, car il la devait moins à son courage personnel, qui ne fut d’ailleurs jamais mis en doute, qu’à la supériorité de son armement. Plus tard, quand les Iroquois auront appris des Hollandais l’usage de la poudre et des armes à feu, ils seront moins aisés à vaincre et plus excités par le souvenir de cette première et sanglante défaite.

À l’automne suivant (1609), Champlain retourna en France et vint rendre compte de ses découvertes au roi Henri IV, qui l’accueillit très favorablement et le confirma dans son commandement. Malgré le découragement qui commençait à prendre M. de Mons et ses associés, à qui des intrigues de cour avaient fait perdre une fois de plus le monopole de la traite, Champlain put encore obtenir quelques secours de la compagnie, et ramena avec lui des ouvriers qu’il destinait aux travaux de sa ville naissante.

Ses sauvages alliés, Hurons, Montagnais, Algonquins, attendaient son retour avec impatience pour lui proposer une nouvelle expédition contre les Iroquois. Champlain accepta encore de les conduire au combat, et sa présence et ses armes assurèrent le succès de cette nouvelle expédition comme elles avaient fait de la première. Cependant, la flèche d’un Iroquois qui l’atteignit et lui fit au cou et à l’oreille une légère blessure dut l’avertir de ce qu’il y avait pour lui de téméraire dans ces aventures où il n’avait d’ailleurs à recueillir ni grand profit, ni grand honneur.

C’est au retour de cette campagne qu’on apprit à Québec la mort tragique de Henri IV. La consternation fut extrême de cet évènement, et Champlain, que le roi avait honoré de sa bienveillance, sentit tout particulièrement l’étendue de cette perte. Pressentant que le sort et l’avenir de sa chère colonie allaient se décider à Paris, il se hâta de repasser l’Océan. « Champlain, remarque à ce propos le P. Charlevoix, ne faisoit qu’aller et venir de Québec en France, pour en tirer des secours qu’on ne lui fournissoit presque jamais tels, à beaucoup près, qu’il les demandoit. La cour ne se mêloit point de la Nouvelle-France et laissoit faire des particuliers dont les vues étoient bornées, qui n’avoient point d’autre objet que leur commerce et ne songeoient qu’à remplir leurs magasins de pelleteries, s’embarrassant peu de tout le reste… Les troubles de la régence, le défaut de concert entre les associés, la jalousie du commerce qui brouilla les négociants entre eux, tout cela mit bien des fois la colonie naissante en danger d’être étouffée dans son berceau, et l’on ne sauroit trop admirer le courage de M. de Champlain, qui ne pouvoit faire un pas sans rencontrer de nouveaux obstacles, qui consumoit ses forces sans songer à se procurer un avantage réel, et qui ne renonçoit pas à une entreprise pour laquelle il avoit continuellement à essuyer les caprices des uns et la contradiction des autres. »

Il faut, en effet, savoir d’autant plus de gré à Champlain de sa persévérance que les motifs de découragement étaient plus nombreux. M. de Mons avait perdu le peu de crédit qu’il avait gardé à la cour, en dépit du P. Cotton, tant qu’avait vécu le « Béarnais ». Les jésuites intriguaient auprès de la reine-mère, sous le couvert de Mme de Guercheville, (dont nous avons déjà vu le rôle en Acadie), pour se faire envoyer comme missionnaires, c’est-à-dire comme maîtres, dans la colonie. Fatigué de lutter, M. de Mons conseilla à Champlain, dans une entrevue qu’ils eurent à Pons en Saintonge, de chercher un autre protecteur, et lui abandonna le soin de toute l’entreprise. Champlain, en effet, — et quoiqu’il vînt d’épouser (au commencement de 1611) une jeune fille protestante, Hélène Boulay, fille d’un secrétaire de la chambre du roi, — devait à sa profession de catholicisme d’être mieux en cour, étant moins suspect aux jésuites. Il parvint donc à décider quelques grands seigneurs à prendre le Canada sous leur patronage. Ce fut d’abord le comte de Soissons qui reçut le titre de « lieutenant général au pays de la Nouvelle-France » ; puis, à la mort du comte, survenue peu de temps après, ce fut le prince de Condé, nommé « vice-roi » par la reine-régente et qui maintint Champlain comme son lieutenant, avec le gouvernement effectif de la colonie.

De retour à Québec (mai 1613) Champlain reprit ses voyages de reconnaissance dans l’intérieur du pays. Vers ce temps, les découvertes de l’Anglais Hudson du côté de la baie qui a, depuis lors, porté son nom, le stimulèrent à rechercher cette grande route maritime ou fluviale vers l’Inde et la Chine, objet des espérances de tous les navigateurs d’alors. Il franchit, sur la foi de rapports imaginaires, le saut Saint-Louis, au-dessus du Mont-Royal (Montréal), dont il remarque et décrit la position avantageuse, remonta l’Outaouais ou rivière des Algonquins jusqu’à l’île des Allumettes, s’aboucha là avec les sauvages, et revint sur ses pas, renonçant, sur les nouveaux rapports qu’il avait reçus, à trouver cette route du nord où il tendait.

En 1615, nouveau voyage. Champlain remonte encore l’Outaouais et le Mataouan, l’un de ses affluents, puis s’aventurant vers l’ouest, par le lac Nipissingue et la « rivière des Français », il parvient jusqu’à la « mer Douce » ou lac Huron, en côtoie les bords dans la direction du sud-est, vient par terre jusqu’au lac Ontario, hiverne avec les Hurons et, l’été suivant, retourne à Québec, où il trouve un accueil d’autant plus enthousiaste que le bruit de sa mort l’y avait précédé.

De retour de cette expédition où il avait fait de si notables découvertes et où il avait pu constater aussi la difficulté d’atteindre le bout du Nouveau-Monde, Champlain se préoccupe de consolider son établissement de Québec. Mais, comme nous l’avons vu, en travers de tous ses projets venaient toujours se mettre les rivalités de vues des personnages de la métropole, — courtisans, traitants ou missionnaires, — qui considéraient la colonie comme leur chose propre et subordonnaient l’intérêt général à leurs visées particulières.

Durant un séjour de quelques mois en France, pendant l’année 1614, Champlain s’était employé, sous les auspices du prince de Condé, à constituer une nouvelle société pour l’exploitation du Canada ; les marchands de Saint-Malo, de Dieppe et de La Rochelle devaient s’en partager les actions ; mais ceux de La Rochelle temporisèrent si longtemps pour s’engager, qu’on se passa d’eux. Cette société, constituée pour onze années, devait faire passer au Canada des artisans et des laboureurs, outre quelques récollets pour la « conversion des infidèles » et « l’exaltation » de la foi catholique. À peine arrivés, ceux-ci s’immiscaient déjà dans la conduite des affaires et y apportaient leur étroit esprit monacal. « Dans la vue d’obtenir que la mère-patrie apportât quelque remède aux maux qu’ils avaient constatés, ils engagèrent Champlain à tenir un conseil auquel ils assistèrent avec six des habitants les mieux intentionnés et les plus intelligents. Dans cette assemblée il fut conclu qu’on n’avancerait rien si l’on ne fortifiait la colonie en augmentant le nombre des habitants, et si l’on n’obtenait que la liberté de la traite fût indifféremment permise aux Français et qu’à l’avenir les huguenots en fussent seuls exclus[2]. » C’était un essai de révocation de l’édit de Nantes en Amérique. Ce conseil manifestait encore son esprit en demandant la fondation d’un séminaire et en insistant pour qu’on soutint vigoureusement les missions commencées, « ce qui ne se ferait point si les associés ne venaient en aide à cette bonne œuvre. » On terminait en déclarant que « M. le gouverneur et les Pères Récollets n’étaient pas satisfaits des commis envoyés sur les lieux pendant l’année précédente. »

Dans le nouveau voyage que Champlain fit en France (1616-1617) pour tâcher de faire agréer ces articles par la cour, il trouva toutes choses en désarroi, par suite des troubles de la Régence. Henri de Condé, chef du parti des princes, ligué contre la reine-mère ou plutôt contre son favori Concini, venait d’être arrêté et enfermé à Vincennes ; et quoiqu’il s’occupât fort peu de sa « vice-royauté » du Canada, Champlain était cependant fondé à dire que « le chef étant malade, les membres ne pouvoient guère être en santé. » Il y eut un moment deux « lieutenants du roi » pour la Nouvelle-France (le maréchal de Thémines étant le second), tous les deux réclamant les mille écus que la compagnie des marchands devait payer au titulaire de cette charge, mais ni l’un ni l’autre n’ayant cure autrement de la colonie. La compagnie des marchands elle-même qui avait, tant bien que mal, survécu à la retraite de M. de Mons et aux intrigues des jésuites, montrait d’autant moins de zèle pour les intérêts de la colonisation qu’à chaque instant elle se voyait menacée de perdre ses lambeaux de privilèges. Les États-Généraux, assemblés en 1618, avaient pris en considération la demande des députés de Bretagne, réclamant la liberté du commerce des pelleteries. Champlain s’employa de toutes ses forces pour empêcher l’effet d’une mesure où il entrevoyait la ruine de la colonie. Il y réussit ; sur quoi les marchands de Rouen et de Saint-Malo, rassurés pour leurs intérêts, lui firent, pour l’année 1619, les plus belles promesses. L’expédition dont ils avaient promis de faire les frais devait comprendre, d’après le mémoire de Champlain[3], « quatre-vingts personnes, y compris le chef, trois prêtres récollets, commis, officiers, ouvriers et laboureurs. » Mais ces dispositions n’eurent pas d’effet. « L’année s’écoula et ne se fit rien, non plus que la suivante que l’on commença à crier et à se plaindre de cette société qui donnoit des promesses sans rien effectuer[4]. »

Tout finit cependant par s’arranger. Le prince de Condé, rendu à la liberté, avait cédé, pour onze mille écus, la lieutenance-générale du Canada au duc de Montmorency. En 1620, Champlain reçoit du roi et du nouveau vice-roi des patentes qui l’établissent lui-même, en qualité de gouverneur de la Nouvelle-France, avec charge « d’établir, étendre et faire connoître le nom, puissance et autorité de Sa Majesté ; et à icelle assujettir, soumettre et faire obéir tous les peuples de la dite terre et les circonvoisins d’icelle et par le moyen de ce et de toutes les autres voies licites, les appeler, faire instruire, provoquer et émouvoir à la connoissance et service de Dieu et à la lumière de la foi et religion catholique, apostolique et romaine, la y établir et en l’exercice et profession d’icelle maintenir, garder et conserver lesdits lieux sous l’obéissance et autorité de sa dite Majesté. »

Fort de cette commission, Champlain repartit pour le Canada, emmenant avec lui sa famille, qu’il avait jusque-là laissée en France. Le nouveau gouverneur, en débarquant à Québec, prit possession de son gouvernement avec quelque solennité : « On tira le canon, en signe d’allégresse, et chacun cria : Vive le Roi !… » Peu de temps après, commençaient les travaux de construction « du fort et château de Saint-Louis. »

Toutefois, le gouvernement de Champlain ressemblait un peu à celui de Sancho Pança, dans son île de Barataria. Encore cette fameuse île comprenait-elle mille maisons, tandis qu’après quatre ans de son gouvernement, la capitale de Champlain ne comptait encore que cinquante habitants, y compris les femmes et les enfants[5]. C’était peu pour remplir le redondant programme des lettres patentes que nous venons de citer plus haut. Aussi Champlain ne se lassait-il pas de réclamer des renforts, mais quand il demandait des colons, on lui envoyait des moines. Les Pères Récollets, nous l’avons vu, s’étaient établis, dès 1615, au nombre de quatre, à Québec, où on leur avait bâti une chapelle et un couvent ; d’autres religieux, du même ordre, vinrent, les années suivantes, se joindre à ceux-là, et l’un de leurs premiers soins fut de crier haro sur les huguenots, prétendant que ceux-ci « obligeaient les catholiques à assister à leurs chants de Marot[6], » et demandant leur exclusion de la colonie. En 1625, les Jésuites vinrent à leur tour. Le duc de Montmorency avait vendu sa charge de vice-roi au duc de Ventadour. Ce dernier, fort bigot et qui même était entré dans les ordres, n’avait acheté cette charge qu’en vue de favoriser l’œuvre des missions catholiques. Il décida donc d’envoyer des jésuites pour aider les Récollets : « Il en parla au roi dont il obtint le consentement, et il fit entendre à Messieurs de la Compagnie qu’ils seraient obligés d’y concourir, de gré ou de force[7]. »

Il n’est pas étonnant si la Compagnie, qui comptait encore dans son sein un grand nombre de protestants, se rebiffa contre ces exigences. Elle avait déjà consenti à salarier les Récollets ; qu’avait-on besoin d’autres moines, et surtout de ces jésuites qui avaient déjà porté la division et le trouble dans la colonie de l’Acadie ? Un pamphlet, intitulé : l’Anti-Cotton[8] et qu’on se passa de main en main à Québec se fit, vers ce temps-là, l’écho de ces plaintes. Le duc de Ventadour n’en persista pas moins dans ses vues. Il fit passer, à ses frais, cinq jésuites à Québec ; ceux-ci trouvèrent, à leur arrivée, les esprits échauffés et toutes les portes fermées devant eux. Guillaume De Caën, l’un des associés huguenots, qui les avait amenés sur ses vaisseaux, les engageait à s’en retourner en France, lorsque les Récollets vinrent et leur offrirent l’hospitalité dans leur couvent de Saint-Charles[9]. L’année suivante (1626), De Caën était obligé, de par le roi, de prendre un commandant catholique pour conduire ses vaisseaux. Le P. Noyrot, procureur des missions de l’ordre, le P. Garou, le P. de Noue, un autre encore, passèrent au Canada, avec vingt hommes engagés à leur service. En 1627, le P. Noyrot, rentré en France, fit fréter un autre navire pour porter de nouveaux secours à la mission. De Caën prit ombrage de cet armement, et comme il avait à se plaindre du procureur des jésuites, il fit arrêter le vaisseau pendant qu’il était encore à l’ancre. Les jésuites poussèrent les hauts cris, firent jouer les influences qu’ils possédaient à la cour, et exploitèrent habilement les haines qu’ils avaient su attirer contre les protestants et qui, à ce moment même, allaient se décharger dans l’expédition contre La Rochelle[10].

Fatale expédition qui, en détruisant le dernier boulevard de la Réforme, saigna la France à blanc et lui enleva le plus clair de sa substance, au point de vue de son commerce, de sa richesse et de sa suprématie maritime, comme au point de vue des idées d’indépendance ou, comme nous dirions aujourd’hui, d’autonomie municipale, provinciale ! La Rochelle anéantie, c’est la dernière ville libre, la dernière commune de France qui disparaît. La digue de Richelieu ferme le plus actif, le plus riche de nos ports de commerce, le plus ouvert aux souffles des lointaines entreprises coloniales. C’est le commencement du déclin maritime de la France. « La richesse, en effet, la subsistance même, iront toujours diminuant en ce siècle. La France, sous Richelieu, maigrira de sa gloire, et n’engraissera pas sous Colbert. En 1709, je la cherche, et ne vois plus qu’un os rongé. » (Michelet.)

À la faute qu’il faisait en abattant la Rochelle, le cardinal de Richelieu, — qui pourtant entrevit si bien la force du bras protestant dans sa lutte contre l’Autriche et l’Espagne, — en ajouta une autre non moins grave, en fermant aux huguenots la porte des colonies françaises, dans le temps même où il leur rendait le séjour en France presque impossible. C’était aller directement contre les vues de Henri IV, qui avait positivement assigné la Nouvelle-France aux huguenots comme refuge contre la tempête qu’il prévoyait pour eux dans un avenir plus ou moins éloigné.

Le principal historien du Canada, Garneau, quoique catholique, s’est très bien rendu compte de la maladresse de cette politique. « Le XVIIe siècle, remarque-t-il, fut pour la France l’époque la plus favorable pour coloniser, à cause des luttes religieuses du royaume et du sort des vaincus, assez triste pour leur faire désirer d’abandonner une patrie qui ne leur présentait plus que l’image d’une persécution finissant souvent par l’échafaud ou par le bûcher. Les colonies anglaises ne se sont pas formées autrement. Ce sont les républicains vaincus, les catholiques persécutés, les dissidents foulés et méprisés qui ont passé les mers, recevant comme une faveur de passer dans le Massachussets et la Virginie, où le gouvernement de la métropole s’empressait, par politique, de laisser écouler ces éléments qui l’embarrassaient… Richelieu fit donc une grande faute lorsqu’il consentit à exclure les protestants des colonies, car, s’il fallait absolument éliminer une des deux religions pour avoir la paix, l’intérêt de la colonisation demandait que cette élimination tombât sur les catholiques qui émigraient peu ou point du tout, plutôt que sur les protestants qui ne demandaient qu’à sortir du royaume. »

Mais, chez Richelieu, le controversiste catholique, l’évêque de Luçon, chargé de la pourpre romaine, fit tort souvent au jugement de l’homme d’État. Dès 1625, à l’instigation des jésuites, Richelieu avait accueilli le projet d’une dissolution de l’ancienne Compagnie, en majorité composée de protestants, et de la formation d’une Compagnie nouvelle, où l’on n’accueillerait que des catholiques. En 1627, cette Compagnie nouvelle se constitua, au capital de 300,000 livres, et prit le nom de Compagnie des cent associés. Le cardinal de Richelieu, « grand-maître, chef et surintendant général de la navigation et du commerce de France », figurait lui-même à sa tête, avec le marquis d’Effiat, surintendant des finances, le commandeur de Razilly, l’abbé de la Madeleine, etc. Champlain, ainsi que plusieurs marchands de Paris, de Rouen, de Dieppe et de Bordeaux, avaient été admis à figurer parmi ses membres. Toutes les anciennes concessions de charges et de terres furent révoquées. La nouvelle Compagnie recevait, sous la seule réserve de la foi et hommage au roi, la pleine souveraineté sur « tout le pays de la Nouvelle-France, y compris la Floride, que les rois prédécesseurs de Sa Majesté avoient fait habiter, et tout le cours des rivières qui passent dans la mer Douce et se déchargent dans le grand fleuve Saint-Laurent, et aussi de celles qui se jettent dans la mer, les mines, ports, hâvres, fleuves, îles, etc[11]. » La Compagnie avait le droit de fortifier et régir à son gré tous ces domaines, de faire la paix et la guerre. La charte octroyée par Richelieu établissait encore — ce qui était une grave erreur au point de vue économique — le monopole du commerce au profit de la Compagnie, et le droit exclusif, et à perpétuité, à la traite du castor, des cuirs et pelleteries. Pour encourager l’essor de l’industrie dans la colonie, on décida l’entrée franche dans la métropole de tous les produits qui seraient manufacturés au Canada. Les ouvriers qui y auraient pratiqué un métier quelconque pendant six ans seraient libres de l’exercer à leur retour en France, sans avoir besoin d’autres lettres de maîtrise. Un autre article de cette charte, qui prouve que l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme couvait en France bien avant 1789, est celui qui assimile aux Français regnicoles, pour tous les droits utiles ou honorifiques, non seulement les Français qui s’établiront au Canada et leur postérité, mais encore les sauvages qui embrasseront le christianisme. « Le génie vraiment chrétien et philosophique de la France, écrit Henri Martin[12], brille de son plus vif éclat dans cette solennelle abjuration des préjugés de la race et de la couleur. » Et l’on a facilement, par là, la raison de la préférence que donneront généralement les « Peaux-Rouges » aux Français sur les Anglais, si durs envers les races inférieures.

En retour des grands avantages qui lui étaient faits, la Compagnie de la Nouvelle-France s’engageait à faire passer, au Canada, dans l’espace de quinze ans, quatre mille Français « catholiques », à les y nourrir chacun trois ans durant, après lequel temps elle leur délivrerait des terres tout ensemencées ; elle s’obligeait aussi à entretenir à ses frais trois prêtres par chaque « habitation », ainsi que les religieux chargés de la conversion des sauvages. Le duc de Ventadour était indemnisé et relevé de sa charge de vice-roi. Champlain était maintenu dans ses fonctions.

Les lettres patentes qui ratifiaient la constitution de cette Compagnie furent signées par le roi Louis XIII devant les murs de la Rochelle assiégée (en mai 1628). Mais déjà, et avant tout commencement d’exécution, la nouvelle société voyait ses projets entravés. On se rappelle comment les Anglais, inquiets de l’importance croissante de nos établissements d’Acadie, avaient, en 1613, réclamé ce territoire et avaient, en pleine paix, attaqué et brûlé Port-Royal. Maintenant que la France et l’Angleterre étaient en guerre, l’occasion leur était bonne pour recommencer leurs agressions, d’autant que du même coup ils servaient les intérêts de leur pays et vengeaient les injures du protestantisme. Les premiers navires que l’association expédia au Canada furent capturés par les Anglais. Une « cache », chargée de blés qui appartenaient aux PP. Jésuites, fut aussi saisie et, dès 1628, une croisière anglaise, commandée par un réfugié dieppois, David Kertk[13], entrait dans le Saint-Laurent et, de Tadoussac, adressait à Champlain sommation de se rendre. Champlain réédita la réponse classique de Thémistocle. À qui lui demandait ses armes, il répondit : « Viens les prendre », et, pendant que la disette était déjà dans la petite colonie, il fit faire chère lie aux envoyés de Kertk, si bien que celui-ci, s’imaginant avoir affaire à une garnison bien approvisionnée et bien munie, rebroussa chemin et ne poussa pas jusqu’à Québec. Mais l’année suivante (1629), l’amiral Kertk qui, dans l’intervalle avait capturé les vaisseaux de la Compagnie française, envoya contre Québec une flottille commandée par ses deux frères, Louis et Thomas Kertk. Comme la récolte avait été mauvaise et que les secours attendus d’Europe avaient été interceptés, la famine s’était déclarée dans « l’habitation » et avait réduit ses défenseurs à la plus misérable condition. Le vieux Champlain, commandant d’une garnison qui ne comptait guère qu’une cinquantaine d’hommes valides, n’eut d’autre alternative que de signer une capitulation honorable (19 juillet 1629).

Champlain se loue, dans son récit, du traitement qu’il reçut de Kertk. « Il étoit courtois, écrit-il, tenant toujours du naturel françois et aimant la nation. Bien que fils d’un Écossois qui s’étoit marié à Dieppe, il désiroit obliger, en tant qu’il pouvoit, ces familles et autres François à demeurer, aymant mieux leur conversation et entretien que celle des Anglois, à laquelle son humeur montroit répugner. »

Rassurés par ces dispositions bienveillantes de Kertk, la plupart des colons, attachés déjà à ce sol arrosé depuis seize ans de leurs sueurs, se décidèrent à rester dans le pays et à continuer d’y cultiver leurs champs. Champlain les y encouragea lui-même, leur promettant que la France tâcherait de recouvrer la possession de ces lieux. Puis, « les jours lui semblant des mois » depuis la capitulation, il se hâta de repartir avec les siens sur un vaisseau que le capitaine anglais mit à sa disposition.

À la hauteur de l’île d’Orléans, ce vaisseau que commandait Thomas Kertk, rencontra un navire français, sous les ordres d’Émery De Caën, neveu de Guillaume, qui venait à Québec pour y chercher les pelleteries appartenant à l’ancienne compagnie et qui apportait en même temps des approvisionnements à la colonie. Après un combat opiniâtre, mais trop disproportionné, Émery De Caën dut se rendre à Thomas Kertk, qui promit de le bien traiter lui et ses hommes.

Antérieurement à cette rencontre, Émery De Caën avait été séparé par une tempête, sur les bancs de Terre-Neuve, d’un vaisseau qui lui faisait escorte et que commandait un capitaine de Dieppe, nommé Daniel. Le contre-temps de cette séparation, qui fut sans doute pour quelque chose dans la reddition du vaisseau d’Émery De Caën, eut d’autre part, comme on va le voir, et par compensation, de très heureuses conséquences. Pendant qu’il cinglait dans les parages du cap Breton, en cherchant à rallier son compagnon, Daniel apprit en route d’un capitaine de Bordeaux, que Jacques Stuart « milord écossois[14] » s’était établi, avec un certain nombre d’hommes, dans l’île du Cap Breton, prétendant que cette île appartenait à la Grande-Bretagne, et qu’il avait construit un fort sous le pavillon britannique au port des Baleines. À cette nouvelle, le capitaine Daniel résolut de s’emparer sur-le-champ du fort de Stuart, et de remettre l’île sous l’autorité de la France. Il débarqua donc une partie de ses gens et à leur tête attaqua le fort, qui fut emporté d’assaut. Il fit prisonnier le lord écossais et ses hommes, substitua le drapeau de la France à l’étendard britannique, et laissa dans le fort, pour le garder, une quarantaine de ses compagnons. Il repartit ensuite avec ses navires pour porter secours à Québec ; mais la tempête repoussa ses bâtiments et priva la Nouvelle-France de ce secours, au moment où il lui eût été le plus nécessaire.

Tandis que les Anglais, maîtres de Québec et du Saint-Laurent, étaient ainsi chassés de l’île du Cap-Breton, que devenait l’Acadie ?

Nous avons vu que les frontières entre les possessions françaises et les possessions anglaises dans l’Amérique du Nord étaient fort mal assignées ; car, tandis que les Français réclamaient, comme le dit encore la charte de la Compagnie des cent associés, toutes les côtes, « depuis la Floride… jusqu’au cercle Arctique », comme partie intégrante de la Nouvelle-France, les Anglais n’étaient pas éloignés d’attribuer la même étendue aux côtes de la « Nouvelle-Angleterre ». En 1621, le roi Jacques Ier octroyait à sir Alexander, comte de Stirling, un territoire qui, sous le nom de « Nouvelle-Écosse », devait comprendre toute la péninsule d’Acadie, plus le territoire actuel du Nouveau-Brunswick, la Gaspésie, les îles Saint-Jean et du Cap-Breton. Une première entreprise que fit sir Alexander en 1622, pour entrer en possession de cet immense domaine, échoua complètement ; les colons qu’il y avait envoyés ne trouvant pas d’endroit propre pour s’y établir, ou peut-être effrayés par l’attitude des sauvages, alliés des rares Français qui s’y trouvaient encore depuis la mort de Poutrincourt, rebroussèrent chemin et revinrent en Angleterre sur le même navire qui les avait amenés. Biencourt, le fils de Poutrincourt, étant décédé à peu près en ce temps (1624), son ami, Charles Delatour, à qui il avait confié, en mourant, son héritage, son autorité et tous ses droits, s’attacha à continuer l’œuvre de ses prédécesseurs ; seigneur, hélas ! sauvage et aventurier, qui comptait parmi ses vassaux plus d’indiens peut-être que de Français (ceux-ci n’étaient probablement qu’une vingtaine), et dont le manoir finit par devenir un campement mobile sous les voûtes de la forêt[15].

Inquiété par les démonstrations des Anglais dans son voisinage, Charles Delatour résolut de faire un grand effort pour renouer les relations brisées entre l’Acadie et la mère-patrie. Il envoya, à cet effet, son père, Claude Delatour, en le chargeant d’une supplique pour le roi de France, dont le texte s’est conservé[16]. Nous ignorons quel accueil la cour fit à cette supplique ; car Delatour ne put rejoindre son fils. Le bâtiment sur lequel il s’était rembarqué en 1628 fut, en effet, capturé par une croisière anglaise que commandait Kertk.

« Ici se place, dit M. Rameau[17], une des légendes les plus répandues dans l’Amérique du Nord, bien que son authenticité soit très contestable. Claude de Latour, conduit en Angleterre, aurait été séduit par sir Alexander, qui lui aurait promis un titre de baronnet avec un fief pour lui et pour son fils, s’il décidait ce dernier à reconnaître sa suzeraineté et à lui remettre les postes qu’il occupait dans l’Acadie. Claude de Latour, mis à la tête d’une expédition, aurait échoué vis-à-vis de la magnanime résistance de son fils, qui l’aurait laissé à la porte de son fort, en refusant de l’écouter, même par les meurtrières. Sur ce texte, dont nous abrégeons les détails, ont été publiés en Amérique un nombre prodigieux de romans, de drames et même des tragédies en vers. En réalité, les seuls faits qui nous soient connus d’une manière sérieuse sont : la lettre de Charles de Latour au roi de France, l’envoi de son père en France, la prise de celui-ci par Kertk, et l’inscription de leurs noms sur le rôle des baronnets de William Alexander. »

Quoi qu’il en soit de cette tentative, le comte de Stirling en fit une autre, moins aléatoire, en envoyant, en 1629, dans « son » territoire de « Nouvelle-Écosse » un convoi monté par un certain nombre de familles écossaises (en tout, une centaine d’individus, y compris les femmes et les enfants), qui furent débarquées en face de Port-Royal, sur l’autre branche de la baie et qui y bâtirent un petit fort. En 1630, un nouveau convoi apporta de nouveaux renforts à cette colonie ; mais cet établissement ne fut point prospère. Les maladies et les privations décimèrent ces familles ; d’autres furent massacrées par les Indiens ; quelques-unes trouvèrent un refuge parmi les Puritains du Massachussets ; d’autres enfin retournèrent en Angleterre. Une seule famille se maintint dans le pays, et se fondit plus tard avec les Français[18].

Revenons maintenant en Europe pour y suivre les événements qui vont décider du sort de nos colonies, tant du Canada que de l’Acadie.

Trois mois avant la reddition de Québec aux mains des Anglais, Richelieu, que ses rancunes d’évêque et de controversiste catholique avaient armé contre La Rochelle, mais que le sentiment très vif des intérêts de la France inclinait toujours plus aux alliances protestantes pour abattre l’Espagne et la maison d’Autriche, Richelieu avait saisi la première occasion de conclure la paix avec l’Angleterre ; elle avait été signée à Suse, le 24 avril 1629, entre les deux rois Louis XIII et Charles Ier.

Ce fut la première nouvelle qu’apprit Champlain en débarquant en Angleterre sur le vaisseau de Thomas Kertk, et sa première pensée fut aussitôt d’obtenir la restitution du Canada, surpris et conquis alors que la paix était déjà rétablie entre les deux couronnes. La réclamation était trop légitime pour ne pas s’imposer à l’équité des vainqueurs. Aussi, sur les premières observations du cabinet français, le roi d’Angleterre ne fit-il aucune difficulté de convenir que Québec et son territoire devaient en effet revenir à la France. Néanmoins, les mois se passèrent, deux années même s’écoulèrent sans que cette reconnaissance platonique aboutît à une restitution. Les Anglais n’ont jamais lâché volontiers ce qu’ils ont une fois tenu. La cour de France, d’ailleurs, mettait une certaine mollesse dans ses revendications. Les ministres mêmes étaient partagés sur les avantages de cette possession lointaine. Le Canada valait-il la peine qu’on fît de nouveaux efforts pour s’y établir ? Ainsi raisonnaient les partisans de l’abandon. En fait, à ne considérer que sa situation d’alors, il est bien certain que la « Nouvelle-France », malgré son étendue territoriale, ne donnait pas l’idée d’un puissant empire. Rappelons le tableau qu’en trace, en quelques traits, le P. Charlevoix :

« Un petit établissement dans l’île Royale (île du Cap-Breton) ; le fort de Québec environné de quelques méchantes maisons et de quelques baraques ; deux ou trois cabanes dans l’île de Montréal, autant peut-être à Tadoussac et en quelques autres endroits sur le fleuve Saint-Laurent, pour la commodité de la pêche et de la traite ; un commencement d’habitation aux Trois-Rivières, et, en Acadie, les ruines de Port-Royal, voilà, dit tristement le narrateur, en quoi consistoit la Nouvelle-France, et tout le fruit des découvertes de Verazzani, de Jacques Cartier, de M. de Roberval, de Champlain, des grandes dépenses du marquis de La Roche et de M. de Mons et de l’industrie d’un grand nombre de François qui auroient pu y faire un grand établissement s’ils eussent été bien conduits. »

Mais parce que la France n’avait pas su tirer tout le parti possible de cette vaste étendue de territoire, ce n’était pas une raison pour qu’on se désintéressât de son avenir ni pour qu’on abandonnât à l’ambitieuse Angleterre le bénéfice de tant de travaux et de tant de découvertes qui avaient honoré le nom français. Les pêcheries de Terre-Neuve, du Cap-Breton et de l’Acadie occupaient déjà de mille à douze cents navires français. Si le Canada n’avait jusqu’à présent presque rien rapporté à la métropole, n’y avait-il pas dans les vastes prairies de son sol vierge, dans les mines qu’on avait déjà reconnues, dans ses immenses forêts, si propres à la construction des vaisseaux, des trésors et des ressources à l’infini qui n’attendaient, pour donner tous leurs résultats, qu’une colonisation mieux suivie et une exploitation plus active ?

Richelieu le comprit et décida le conseil du roi dans son sens, en invoquant sans doute, outre les raisons que nous venons d’exposer, des considérations tirées de l’honneur de nos armes et des intérêts de la religion catholique. Comme les négociations avec l’Angleterre traînaient en longueur, malgré la justice reconnue de notre cause, le cardinal ministre appuya les raisons de la diplomatie d’arguments plus décisifs ; il fit armer en guerre six grands vaisseaux et quatre petits et les mit sous les ordres du commandeur de Razilly, avec le mandat de les conduire à Québec. Avant que cette flotte eût levé l’ancre, l’Angleterre qui, d’ailleurs, était à la veille de sa grande crise intérieure et en sentait déjà les premiers tressaillements[19], était entrée en composition ; le traité de Saint-Germain-en-Laye, signé le 29 mars 1632, rendit et restitua « à Sa Majesté très chrétienne tous les lieux occupés par les Anglais en la Nouvelle-France, l’Acadie et le Canada », enjoignant à tous ceux qui commandaient à Port-Royal, au Fort de Québec et au Cap-Breton de remettre ces lieux, huit jours après notification, aux officiers nommés par le roi de France, et de faire réparer les dommages causés au sieur De Caën et aux autres individus qui avaient des intérêts à Québec, lorsque Kertk s’en était emparé.

Ce fut Émery De Caën qui fut chargé, quoique « religionnaire », d’aller reprendre possession, au nom de la France, de Québec et du Canada. Le roi, pour compenser les pertes que sa famille avait subies tant du fait des Anglais que de la résiliation du traité de l’ancienne Compagnie, lui accorda la jouissance des revenus du pays pendant une année ; après quoi, Champlain devait reprendre son ancienne charge. Quant à l’Acadie, Richelieu, tout en confirmant Charles Delatour dans le commandement qu’il exerçait de fait depuis la mort de Biencourt, confia au commandeur de Razilly une commission spéciale « aux fins de restaurer et développer les établissements de ladite Acadie ». Les instructions du cardinal portaient ce qui suit :

« Le sieur de Razilly ira recevoir des mains des Anglois la côte d’Acadie et notamment Port-Royal, pour y établir la Compagnie formée par ordre de Sa Majesté pour ledit pays, et ceci au compte et aux frais de ladite Compagnie, à charge par le roy de fournir le vaisseau l’Espérance en Dieu, tout armé, plus 10,000 livres comptant, sans qu’il puisse en coûter autre chose au roy.

« Il y passera trois capucins et le nombre d’hommes que ladite Compagnie jugera à propos, avec victuailles et provisions nécessaires, et on renverra dans l’année le vaisseau l’Espérance en Dieu[20]. »

  1. Le mot de Kébec, en langue algonquine, désigne un détroit ou le rétrécissement du courant d’une rivière. On sait que Québec est bâtie sur un promontoire en un endroit où le Saint-Laurent se resserre entre ses rives.
  2. L’abbé Ferland. Cours d’histoire du Canada. T. Ier, p. 179.
  3. Voyage de Champlain, p. 219.
  4. Ibid.
  5. Parmi ces premiers colons du Canada, il convient de citer Hébert, ancien apothicaire de Paris, qui avait suivi de Mons et Poutrincourt en Acadie (Lescarbot parle de lui assez longuement dans son ouvrage) et qui, revenu en France, s’était décidé (en 1617) à suivre Champlain au Canada. De la postérité de ce Louis Hébert, ainsi que d’un certain Guillaume Couillard, établi à la même époque à Québec et qui épousa, en 1621, une fille de Hébert, sont sorties un grand nombre de familles du Canada.
  6. Histoire du Canada, par le F. Gabriel Sagard Théodat, récollet, 1636.
  7. Ferland. Tome Ier, p. 215.
  8. On sait que le P. Cotton était le jésuite confesseur du roi.
  9. Quelques années après (1633), les Récollets disparaissaient du Canada, évincés par leurs bons amis les jésuites.
  10. Écoutons Michelet (Hist. de France), tome XIII, p. 285 :

    « Il est fort intéressant de voir l’art persévérant, ingénieux et varié dont ces pères, depuis 1610, travaillaient les protestants. Ils n’y employaient plus la pointe, comme en l’autre siècle, mais plutôt le tranchant du fer, un tranchant mal affilé qu’ils promenèrent, douze ans durant, à la gorge des victimes, voulant préalablement terrifier, démoraliser, abêtir et désespérer, mais lentement égorgiller, saigner d’un petit coutelet. Et les excellents bouchers ne mirent le fer dans le cœur que quand le patient, déjà affaibli, défaillait et tournait les yeux.

    « Les protestants étaient l’objet d’une antipathie croissante. Ils faisaient tache en ce temps d’une France toute nouvelle. Ils avaient l’air d’une ombre arriérée du XVIe siècle. Ils étaient tristes et peu galants, faisant exception à la loi générale du XVIIe siècle : l’universalité de l’adultère, aux mœurs loyales où chacun se pique de tromper son intime ami.

    « Autre défaut. Seuls, ils gardaient quelque esprit public, un reste d’attachement pour le gouvernement collectif, le gouvernement de soi par soi (self government). La France, qui avait abdiqué, s’ennuyait de les voir encore attachés à ces vieilleries. Elle ne voulait plus qu’un bon maître.

    « Troisième défaut. Les protestants avaient le tort de voir clair, de voir que l’Espagne gouvernait la France, que Marie, Concini, Luynes, n’étaient qu’une cérémonie. Ils il distinguaient très bien, derrière ces ombres changeantes, un petit nombre d’étrangers, de vieux ligueurs et de jésuites ; pour âme, le confesseur du roi.

    Le jour de la mort d’Henri IV, chacun croyait qu’il y aurait massacre à Paris. Un jésuite même, en chaire, le conseilla, ou regretta qu’il n’eût pas eu lieu. Dès l’année suivante (1611), on commença à organiser dans les villes catholiques du Poitou et du Limousin et aussi à Saintes, à Orléans, à Chartres, de vives paniques, en criant : « Voilà les huguenots qui arment et qui vont vous massacrer ! » furieux de peur, les catholiques armaient et voulaient tuer tout. Toujours le même moyen qui avait réussi dans toutes les Saint-Barthélemy du XVIe siècle !

    « Les protestants auraient été fous s’ils n’avaient pas pris des précautions. Ils n’avaient nulle précaution à attendre d’un gouvernement dominé par l’Espagnol qui eût voulu le massacre. Ils recoururent à eux-mêmes, rétablirent les institutions de défense qui seules les avaient sauvés autrefois… Cette organisation de défense, quoique fort mal exécutée, imposa au parti massacreur. Mais elle lui donna une bien belle occasion de calomnier les protestants et de les faire prendre en haine. Ils voulaient une république, ils faisaient un État dans l’État, etc., etc. C’est ce qu’on répète encore, sans aucune réflexion sur la nécessité terrible qui fit et exigea cela. Chose monstrueuse, en effet, coupable, horriblement coupable ! Ils voulaient vivre, ils voulaient sauver leurs femmes et leurs enfants ! »

    Il faut lire tout ce chapitre de Michelet, sur une des époques où les opinions de convention ont le plus dénaturé la vérité historique.

  11. Voir le Mercure de France de 1628, t. XIV, p. 236, où se trouve tout au long la charte de la nouvelle Compagnie.
  12. Histoire de France.
  13. Les Kertk étaient nés à Dieppe de père écossais et de mère française. Les persécutions pour cause de religion les contraignirent à abandonner la France et à mettre au service de l’Angleterre des talents et une énergie qui, en d’autres temps, eussent heureusement profité à notre patrie.
  14. Mémoire de Champlain, à la fin de l’édition de 1632 de ses Voyages.
  15. Rameau. Une colonie féodale, p. 35.
  16. Lettre du sieur de la Tour au roi. Collection de M. P. Margry.
  17. Opere citato, p. 57.
  18. Archives de la marine. Mémoire de La Mothe-Cadillac sur l’Acadie, janvier 1720.
  19. Les persécutions contre les Puritains commencèrent en 1630. Les presbytériens d’Écosse signèrent leur Covenant en 1637.
  20. Archives de la Marine.