Histoire du Canada et des Canadiens français/Partie 1/Chapitre 5

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CHAPITRE V


Du traité de Ryswick au traité d’Utrecht
(1698 — 1713)


Par la mort du comte de Frontenac, le gouvernement général de la Nouvelle-France se trouva provisoirement dévolu à M. de Callières, gouverneur de Montréal ; mais bientôt ce provisoire devint définitif, la cour de Versailles ayant eu la sagesse de confirmer cette nomination, au lieu d’envoyer là, comme on pouvait le craindre, quelque gentilhomme de plus haute marque, mais qui aurait été complètement étranger aux affaires de la colonie. M. de Vaudreuil fut nommé à sa place au gouvernement particulier de Montréal.

Le nouveau gouverneur général, — « homme de vues droites et désintéressées, dit Charlevoix, et qui, sans avoir le brillant de son prédécesseur, en avoit tout le solide, » — se montra tout d’abord préoccupé d’assurer au Canada les bienfaits d’une paix durable avec ses sauvages voisins, et il manœuvra avec assez d’adresse pour amener les Iroquois à la demander. Grâce à l’intervention d’un chef huron nommé Kondiaronk, ou le Rat, qui, par la supériorité de son intelligence, avait acquis une influence considérable sur toutes les tribus indiennes du pays, ses efforts furent couronnés de succès.

Les Iroquois étaient nos ennemis militaires, si l’on peut ainsi dire, mais au fond ils préféraient notre amitié à celle des Anglais. S’ils se souvenaient toujours que Champlain avait combattu contre eux avec les Hurons, ils estimaient dans les Français cette soudaineté de résolution, cette vivacité d’action, ce quelque chose d’indéfinissable qui, dans l’ancien comme dans le nouveau monde, fait que nous avons des ennemis ardents, mais non irréconciliables. Les Anglais ne présentent ni ces qualités, ni les défauts de ces qualités : aussi les nations sauvages comme les nations civilisées ont-elles été quelquefois leurs alliées, jamais leurs amies.

Quoi qu’il en soit, dix-neuf députés des « cinq nations » se rendirent à Montréal et signèrent, le 8 septembre 1700, les préliminaires d’un traité de paix qui fut définitivement ratifié, le 4 août de l’année suivante, par les délégués de toutes les tribus. Pour laisser, dans l’esprit de ces enfants de la forêt, une impression plus profonde au sujet de l’engagement qu’ils venaient de prendre d’enterrer pour toujours la hache de combat, M. de Callières voulut donner à ce traité de paix une grande solennité.

« On choisit pour cela, raconte Charlevoix, une grande plaine auprès de Montréal, on y fit une vaste enceinte, à l’un des bouts on ménagea une salle pour les dames et pour tout le beau monde de la ville. Les soldats furent placés tout autour, et treize cents sauvages y furent rangés en très bel ordre. M. de Champigny (l’intendant du Canada), le chevalier de Vaudreuil et les principaux officiers environnoient le gouverneur général, qui étoit placé de manière à pouvoir être vu et entendu de tous, et qui parla le premier. Il dit en peu de mots : « Que, comme la paix de l’année précédente n’avoit été signée que des Outaouais et des Hurons, il avoit voulu, cette fois, assembler les députés de toutes les nations, pour leur ôter solemnellement la hache des mains, et déclarer à tous ceux qui le reconnaissoient pour leur père, qu’ils oubliassent tout le passé et remissent tous leurs intérêts entre ses mains ; qu’il leur rendroit une exacte justice ; qu’ils devoient être bien las de la guerre qui ne leur avoit été d’aucun avantage, et que, quand ils auroient une fois goûté les douceurs de la paix, ils lui sçauroient un gré infini de tout ce qu’il venoit de faire pour la leur procurer. » Tous applaudirent avec de grandes acclamations, dont l’air retentit bien loin ; ensuite on distribua des colliers à tous les chefs, qui se levèrent les uns après les autres, et, marchant gravement, revêtus de longues robes de peaux, présentèrent leurs esclaves au gouverneur général, avec les colliers dont ils lui expliquèrent le sens. Ils parlèrent tous avec beaucoup d’esprit, et quelques-uns même avec plus de politesse qu’on n’en attendait d’orateurs sauvages… Le général leur dit à son tour des choses fort gracieuses, et, à mesure qu’on lui présenta des captifs, il les remit entre les mains des députés iroquois. L’orateur des cantons, qui n’avoit point encore parlé, ne dit que deux mots dont le sens étoit : que toutes les nations connaîtroient bientôt combien elles avoient eu tort d’entrer en défiance contr’eux ; qu’ils convaincroient les plus incrédules de leur fidélité, de leur sincérité et de leur respect pour leur père commun. On apporta ensuite le traité de paix, qui fut signé de trente-huit députés : puis le grand calumet de paix. M. de Callières y fuma le premier ; M. de Champigny y fuma après lui ; ensuite M. de Vaudreuil, et tous les chefs et les députés, chacun à leur tour. Après quoi ou chanta le Te Deum. Enfin parurent de grandes chaudières, où l’on avoit fait bouillir trois bœufs. On servit chacun à sa place, et tout se passa gayement. Il y eut à la fin plusieurs décharges de boëtes et de canons, et le soir illuminations et feux de joye. »

Kondiaronk, qui avait contribué plus qu’aucun autre à ce grand événement, mourut deux jours avant la signature de cette paix. « Sa mort causa une affliction générale, et il n’y eut personne, ni parmi les François ni parmi les sauvages, qui n’en donnât des marques sensibles. Son corps fut quelque temps exposé en habit d’officier, ses armes à côté, parce qu’il avoit dans nos troupes le rang et la paye de capitaine. On lui fit des funérailles magnifiques. M. de Saint-Ours, premier capitaine, marchoit d’abord à la tête de 60 soldats sous les armes. Suivoient, marchant quatre à quatre, seize guerriers hurons, vêtus de longues robes de castor, le visage peint en noir, et le fusil sous le bras. Le clergé venoit après, et six chefs de guerre portoient le cercueil, qui étoit couvert d’un poële semé de fleurs, sur lequel il y avoit un chapeau avec un plumet, un hausse-col et une épée. Les frères et les enfants du défunt étoient derrière, accompagnés de tous les chefs des nations et le gouverneur de la ville, M. de Vaudreuil, qui menoit Madame de Champigny, fermoit la marche. À la fin du service, il y eut deux décharges de mousquets, et une troisième après que le corps eut été mis en terre. Il fut enterré dans la grande église et on grava sur la tombe cette inscription : Cy-git le Rat, chef huron. Une heure après les obsèques, le sieur Joncaire mena les Iroquois de la montagne complimenter les Hurons, auxquels ils présentèrent un soleil et un calice de porcelaine ; ils les exhortèrent à conserver l’esprit et à suivre toujours les vues de l’homme célèbre que leur nation venoit de perdre, à demeurer toujours unis avec eux, et à ne se départir jamais de l’obéissance qu’ils devoient à leur commun père Ononthio. Les Hurons le promirent et depuis ce temps-là, on n’a point eu de sujet de se plaindre d’eux[1]. »

Ainsi se trouvait atteint le but si longtemps et si vainement poursuivi par la politique française dans l’Amérique du Nord. Toutes les tribus indiennes du voisinage de nos possessions étaient réconciliées entre elles et se réclamaient de notre amitié et de notre protection. Les Iroquois, en particulier, s’engageaient à rester neutres en cas de guerres nouvelles entre la France et l’Angleterre. Ce traité, connu sous le nom de « traité de Montréal », vint d’autant plus à point que la guerre comme nous le verrons, ne tarda pas à recommencer entre la France et la Grande-Bretagne, et que la Nouvelle-France, dans sa lutte inégale contre les colonies anglaises, se vit à peu près abandonnée à ses seules ressources. Comment eût-elle pu soutenir l’effort de ses adversaires, si ceux-ci avaient pu compter, comme par le passé, sur l’alliance active des tribus iroquoises ?

Le trop court intervalle de paix dont l’Amérique jouissait au moment où nous sommes parvenus, fut mis à profit pour un essai de coloniser la Louisiane qui, depuis la malheureuse expédition de Cavelier de la Salle, et tant qu’avait duré la guerre de la Ligue d’Augsbourg, avait été absolument négligée par la France. C’est encore à Lemoine d’Iberville que fut due la reprise des efforts en vue d’asseoir la suprématie de la France sur toute la vallée du Mississipi. À son retour de la baie d’Hudson en 1697, il proposa au ministère de reprendre les projets formés sur la Louisiane ; M. de Pontchartrain agréa ses offres et fit armer pour lui deux vaisseaux à Rochefort. Après une escale à Saint-Domingue, d’Iberville vint mouiller, au mois de janvier 1699, en vue des côtes de Floride où les Espagnols s’étaient établis et avaient fondé le poste de Pensacola. Il reconnut la baie de la Mobile, l’île Dauphine et entra enfin, le 2 mars, dans le Mississipi, dont l’embouchure perdue au milieu de terres basses, couvertes de roseaux, avait jusqu’alors échappé à tous les navigateurs.

D’Iberville revint en France et fut nommé gouverneur général de la Louisiane. Il repartit aussitôt, prit de nouveau possession du pays au nom de la France (1700), et fit construire, dans la baie de Biloxi, entre le Mississipi et la rivière Mobile, un fort destiné à protéger la nouvelle colonie. Une vingtaine de Français canadiens, venus par terre des Illinois, furent établis dans ces lieux avec quelques autres de leurs compatriotes qui avaient suivi d’Iberville. Le site choisi n’était pas précisément favorable à l’établissement d’une colonie agricole, car le climat y est brûlant et le sol sablonneux, mais d’Iberville avait été surtout préoccupé de maintenir ses communications par mer avec l’Europe et les îles françaises. Il projetait d’ailleurs de fonder d’autres établissements à Mobile, dans l’île Dauphine, et dans le pays des Natchez, sur les bords du Mississipi. Mais pour cela, il lui eût fallu plus de colons que la métropole ne lui en envoyait, car comment fonder des colonies sans colons ? La pire disette pour un pays, a écrit J.-J. Rousseau, est la disette d’hommes. Si cela est vrai partout, combien plus cette disette est-elle fatale à un pays qui veut se fonder !

Une occasion se présenta pourtant de parer à cette fatale pénurie, et quelle folie de l’avoir laissé perdre ! La révocation de l’édit de Nantes et les persécutions qui l’accompagnèrent avaient jeté sur les plages d’Amérique une foule de protestants qui n’avaient pas voulu renier leur foi en l’Évangile du Christ, et qui s’étaient résignés, pour sauvegarder les droits de leur conscience, à rompre les liens les plus chers. La première apparition des Huguenots dans la Nouvelle-Angleterre paraît remonter à 1662. On trouve, en effet, à cette date, dans les archives du Massachussets, un acte de la Cour générale qui accorde à Jean Toulon, médecin de La Rochelle et à plusieurs autres Huguenots obligés de fuir leur pays pour cause de religion, l’autorisation de s’établir dans la contrée[2].

D’autres émigrants de même origine vinrent plus tard rejoindre leurs devanciers, et un autre acte de la Cour générale, de 1682 ou 1686, leur accorde onze mille acres de terre dans la partie du pays qui est devenue le comté de Worcester. C’est de leurs rangs que sont sortis Joseph Dudley et Guillaume Stoughton qui devinrent l’un gouverneur et l’autre lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Angleterre[3].

Mais le plus fort courant de l’émigration protestante en Amérique se porta plus au sud, vers le Maryland, la Virginie et la Caroline[4]. En 1671, l’Assemblée générale de la Virginie vota une loi qui accordait la naturalisation avec le libre exercice du culte réformé, à des protestants de France qui venaient d’arriver dans le pays. On paraissait attacher beaucoup de prix à les retenir, et à en attirer d’autres. Des collectes furent faites dans ce but, en Angleterre, et le Parlement accorda de larges allocations pour favoriser l’établissement des Huguenots dans les diverses possessions anglaises. Ce qu’on recherchait en eux, c’était avant tout les qualités solides et résistantes de leur caractère et de leur foi ; c’était aussi leur esprit d’initiative et d’industrie, leurs arts manuels, leurs méthodes d’agriculture. Guillaume III pensa notamment que ces agriculteurs intelligents pourraient acclimater en Amérique la vigne, le mûrier et toutes les productions du sol de la France, et, dans cette pensée, il expédia à ses frais, en Virginie, un grand nombre de Huguenots qui se laissèrent attirer par la beauté d’un climat qu’on leur vantait à l’excès. À ce premier noyau se réunirent, à l’époque où nous sommes parvenus (1699) et dans les années suivantes, environ six cents familles du même pays et de la même foi. Les protestants français, de l’aveu de l’auteur que nous citons et qui n’est pas suspect de partialité à leur égard[5], donnaient à toutes les provinces américaines où ils se fixaient une garantie de paix et d’ordre qu’on appréciait. Leurs villages, presque sans contact avec le reste du monde, semblaient des oasis dans le désert. Ce ne fut pas, d’ailleurs, la faute de ces héroïques réfugiés, s’ils furent perdus pour leur patrie. Qui croirait, — si l’on ne savait la force du lien qui rattachait, malgré tout, les Huguenots à leur inhospitalière patrie, — qu’ils firent tout ce qu’ils purent pour rentrer sous l’obéissance du roi qui les avait si cruellement traités ? Oui, tant leur désir était de vivre et de mourir, fût-ce à des milliers de lieues de leur berceau, sous l’égide et sous le drapeau de la France ! Ils firent prier encore Louis XIV de leur permettre de s’établir dans la Louisiane, demandant seulement qu’on leur accordât la liberté de conscience et promettant de se montrer sujets loyaux et de rendre en peu d’années le pays très florissant. Louis, que l’erreur d’une histoire complaisante a appelé « le Grand » refusa cette offre qui eût été le salut de notre empire colonial. « Le roi, écrivit sèchement Pontchartrain, n’a pas expulsé les protestants de son royaume pour en faire une république en Amérique ». — Les Huguenots, ne se lassant point, renouvelèrent encore leur demande sous la régence du duc d’Orléans ; cette demande fut également repoussée. Ainsi, la monarchie française, on ne peut se lasser de le redire, qui n’avait point de colons à envoyer au Canada ni en Louisiane, refusait encore une fois la seule chance de fonder un empire de ses enfants en Amérique, aimant mieux laisser ce continent à une nationalité étrangère qu’à des fils qui n’entendaient pas le christianisme à la façon du P. La Chaise ou du cardinal Dubois !

Ahandonné à ses seules et faibles ressources, d’Iberville commença, en 1701, l’établissement de Mobile ; il y bâtit un fort où son frère, Lemoine de Bienville, nommé commandant en chef de la colonie, transporta les habitants de Biloxi. L’armée d’après, d’Iberville fit construire des magasins et des casernes dans l’île Dauphine ; mais cet établissement, trop rapproché de la mer, fut ravagé en 1711, par des corsaires espagnols qui causèrent an gouvernement et aux particuliers pour 80.000 francs de dommages. D’ailleurs, les habitants, moins préoccupés de cultiver le sol que de rechercher des mines d’or imaginaires, secondaient fort peu les efforts des gouvernements pour tirer parti des véritables ressources du pays.

« Une colonie fondée sur de si mauvaises bases, dit Raynal, ne pouvait prospérer. La mort de d’Iberville (survenue en 1706) acheva d’éteindre le peu d’espoir qui restait aux plus crédules. On voyait la France trop occupée d’une guerre malheureuse pour en pouvoir attendre des secours. Les habitants se croyaient à la veille d’un abandon total, et ceux qui se flattaient de trouver ailleurs un asile s’empressaient de l’aller chercher. Il ne restait que vingt-huit familles, plus misérables les unes que les autres, lorsqu’on vit avec surprise le financier Crozat demander, en 1712, et obtenir, pour seize ans, le commerce exclusif de la Louisiane. »

La même incurie et la même stérilité colonisatrice se faisaient sentir en Acadie, donnant trop à prévoir le sort qui allait fondre sur cette malheureuse colonie. De 1686 à 1701, c’est à peine si elle reçut de France une trentaine d’immigrants de tout sexe et de tout âge. La garnison y dépassa rarement deux cents soldats, mais le plus souvent, elle ne s’élevait pas même à cent hommes. Le recensement de 1701 accuse une population de 1,153 âmes pour les trois établissements de Port-Royal, Les Mines et Beaubassin. En y ajoutant un certain nombre de familles réparties dans les établissements suivants : Pentagoët, Chipody, Passamacadie, La Hève, Pobomcoup, Miramichy, Chédabouctou, etc. on atteint un total d’environ 1,450 habitants[6]. Si la colonie progressait, c’était uniquement par elle-même et sur son propre fond. Il est vrai que les Acadiens s’y employaient bien, car leur population doublait, par son essor naturel, tous les vingt-cinq ans ; la rapidité de cette progression s’accrut même notablement par la suite. « Les familles acadiennes, écrit un contemporain, sont en effet plantureuses en progéniture ; deux couples voisins ont fait à l’envi l’un de l’autre chacun 18 enfants tous vivants ; c’est être fort habile en ce métier ; cependant un autre couple a été jusqu’à 22 et en promet encore davantage. Mais c’est la richesse du pays ; quand ils sont en état de travailler, ils épargnent à leur père des journées d’hommes qui coûtent là 25 et 30 sols, et cela va à une dépense qu’ils ne sauroient faire, car il en coûte beaucoup pour accommoder les terres que l’on veut cultiver[7] ».

Ces braves gens n’avaient non plus à compter que sur eux-mêmes pour les ressources de la vie et du vêtement. Les communications étaient rares et irrégulières avec la métropole et il arrivait que des années entières se passaient sans que des navires venus de France se montrassent dans ces parages. « Nous serions bien heureux, Monseigneur, écrivait en 1707 le commissaire de marine Desgouttins, si dans le temps présent nos ennemis (les Anglais) vouloient encore apporter les nécessités du pays et prendre le castor dont il regorge ; sans ce qu’ils avoient apporté l’autre fois, on ne mangeroit point de soupe ; les terres auroient été inutiles, on auroit arraché l’herbe pour faire du foin, et on auroit mordu son pain ; il n’y avoit plus ni marmites, ni faulx, ni faucilles, ni couteaux, ni fer en ce pays, ni haches, ni chaudières pour les sauvages, ni sel pour l’habitant[8]. »

La nécessité rend industrieux ; les Acadiens se chargèrent de prouver une fois de plus la justesse de cet adage. À part les métaux en barre et confectionnés, les armes et les munitions, le sel, le vin et l’eau-de-vie, leur ingénieuse activité suppléait à peu près à tout le reste. Il faut là-dessus entendre encore Diéreville qui mêle ici la poésie à la prose :

« Les habitants, écrit-il, ne laissent pas d’y être contents, d’autant qu’on n’y parle ni d’impôts ni de tailles :

    Sans avoir appris de métier,
    Ils sont en tout bons ouvriers ;
De leur laine ils se font habits, bonnets et bas,
Ne se distinguent point par de nouvelles modes ;
    Ils portent toujours des capots
Et se font des souliers toujours plats et commodes
De peaux de loups marins et de peaux d’orignaux ;
De leur lin, ils se font encore de la toile ;
    À voir seulement un modèle,
Ils trouvent tout aisé pour l’exécution ;
C’est comme faire un vers à moi quand j’ai la rime !…

« Sauf les asperges et les artichauts, ils ont toutes sortes de légumes, et tous excellents ; ils ont des champs couverts de choux pommés et de navets, qu’ils conservent toute l’année… Les choux restent dans les champs la tête renversée, et la neige les couvre qui les conserve. On fait de plantureuses soupes avec ces deux légumes et de grosses pièces de lard ; ils font surtout beaucoup de choux, car les cochons en mangent les débris, et c’est leur unique nourriture pendant l’hiver… Les chênes et les hêtres y sont très communs, et on y trouve des cours ou courtils, aussi bien plantés de pommiers qu’en Normandie. »

Pour compléter ce tableau qui ressuscite pour nous la vie de ces temps éloignés et qui s’applique d’ailleurs aussi bien au Canada de ce temps-là qu’à l’Acadie, empruntons encore quelques traits à une description de La Mothe-Cadillac :

« L’Acadie produit froment, seigle, bled d’Inde (maïs) et toutes sortes de légumes, herbes potagères, principalement des choux cabus, qui y viennent d’une grosseur excessive sans y prendre que peu de soin ; les plantes y réussissent aussi fort bien, entr’autres les pommiers et les poiriers. On sème le froment depuis le commencement d’avril jusqu’à la fin de mai, et on fait la récolte vers la fin d’août ; on y élève des bestiaux autant qu’on le veut ; le bœuf y est d’un goût merveilleux, les moutons y sont aussi gros et grands que dans les Pyrénées et en Espagne. On les mène sur la montagne, c’est-à-dire à une demi-lieue, où ils s’engraissent extrêmement, à cause de la quantité de serpolet qu’elle produit. Les chevaux y sont de belle taille, bien traversés, forts, la jambe bonne, l’ongle dur, la teste un peu grosse, mais on ne prend point de soin pour en élever, à cause qu’on n’en trouve point le débit. Il va aussi quantité de volailles, des oyes, des coqs d’Inde et des pigeons francs…

« … Les rivières fournissent aux habitants de grandes ressources pour la pêche et pour les communications. Les hommes y naviguent la plupart du temps en canots de bois ou d’écorce ; les femmes font la même besogne, ne craignant point l’eau, et presque toutes bonnes ménagères, ayant un grand naturel pour leurs enfants[9]. »

Il nous faut malheureusement laisser ce tableau de mœurs et d’occupations champêtres pour retrouver encore une fois le fracas des armes et le bruit des canons. Hélas ! c’est de cela qu’est faite l’histoire de nos prétendues civilisations : et c’est pour cela qu’on a pu dire justement : Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire !

Au moment où le Canada venait de conclure la paix de Montréal avec les Indiens et où cette paix semblait lui promettre un avenir de calme et de sécurité ; au moment où La Mothe-Cadillac, avec cent Francais-Canadiens, jetait les fondements de la ville de Détroit, clef des pays d’en haut et de la région des lacs, la mort du roi d’Espagne Charles II, décédé en 1700, sans enfants, et l’affaire de sa succession dévolue au duc d’Anjou, petit-fils puîné de Louis XIV, allait rallumer la guerre dans les deux mondes, et coaliser de nouveau contre la France, l’Angleterre, la Hollande et l’Empire.

La Nouvelle-France ne pouvait manquer de ressentir le contre-coup de cette reprise des hostilités. Le Canada proprement dit était, dans une certaine mesure, à l’abri des attaques des Anglais, au moins du côté de la terre, protégé qu’il était maintenant par la neutralité des Iroquois. Mais l’Acadie et Terre-Neuve étaient, au contraire, à la portée des agressions des marins de la Nouvelle-Angleterre qui, dès 1702, firent une première tentative, d’ailleurs infructueuse, contre Plaisance. Une autre tentative dirigée, en 1703, contre le manoir de Saint-Castin fut vaillamment repoussée par ce dernier, soutenu par ses Abénakis. Devenus agresseurs à leur tour, ceux-ci s’emparèrent du fort de Casco, dont la garnison anglaise fut obligée de capituler et de se racheter par une forte rançon[10].

Cependant le gouverneur de Québec, M. de Callières prévoyant que les hostilités allaient prendre plus de gravité, écrivait à la cour de Versailles qu’on acheminât sans retard vers l’Acadie une émigration assez nombreuse pour défendre cette colonie et en assurer la possession à la France. La cour promit, mais, pour le malheur de la France et de l’Acadie, ne tint point sa promesse ou la tint mal ; car c’est à peine si, de 1701 à 1709, 80 colons nouveaux, venus pour la plupart de Rochefort, allèrent s’établir en Acadie.

M. de Callières mourut d’ailleurs sur ces entrefaites, avant d’avoir pu presser l’exécution de ses désirs (26 mai 1703). Il eut pour successeur le marquis de Vaudreuil qui, comme lui, avait commencé par être gouverneur de Montréal et qui fut, comme lui aussi, nommé à la demande des colons. Un des premiers soins du nouveau gouverneur fut de consolider la paix de Montréal et de prévenir les intrigues des Anglais, qui cherchaient à détacher les Iroquois de notre alliance. Dans les pourparlers qui s’engagèrent à cette occasion, le chef de la tribu des Onontagués fit cette loyale et fière réponse : « Les Européens ont l’esprit mal fait ; ils font la paix entr’eux et un rien leur fait reprendre leur hache. Nous autres, nous n’en usons pas de même : il nous faut de puissantes raisons pour rompre un traité que nous avons une fois signé. » M. de Vaudreuil, comme on le pense bien, félicita les Indiens de ces sentiments et leur demanda d’y persévérer.

Leur neutralité, nous l’avons dit, protégeait la Nouvelle-France du côté du sud et de l’ouest ; aussi le fort de la guerre se porta-t-il dans les provinces maritimes[11].

Les gens de Boston, effrayés et irrités des ravages des Abénakis de Saint-Castin, préparèrent, pendant tout l’hiver de 1703 à 1704, une grande expédition contre l’Acadie. Leur flotte se composait de 22 vaisseaux, et les troupes de débarquement furent placées, au mois de mai 1704, sous le commandement du colonel Church, le plus habile partisan de la Nouvelle-Angleterre. Ce grand effort n’aboutit qu’à faire quelques prisonniers et à brûler quelques maisons du rivage ; à Port-Royal même M. de Brouillan, qui avait remplacé M. de Villebon comme gouverneur, fut assez heureux pour arrêter, — avec le concours de deux corsaires embossés sous le canon de Port-Royal, — l’effort des Anglais et les obliger à se rembarquer. En somme la flotte anglaise retourna à Boston sans avoir pu occuper solidement aucun poste. Les prisonniers français faits dans cette expédition furent échangés, peu de temps après, contre un pareil nombre d’Anglais capturés par les bandes de Saint-Castin ou par les corsaires.

Trois ans plus tard, les habitants de Boston, jaloux de venger leur échec, préparèrent une expédition plus redoutable encore que la précédente. On leva à cet effet deux régiments de milice qu’on mit sous les ordres du colonel March, et qui furent embarqués sur vingt-cinq navires. L’entreprise fut conduite avec tant d’habileté et de discrétion que la flotte entra, le 6 juin 1707, dans le bassin de Port-Royal, sans que les Français eussent pu en être prévenus. Les hommes de garde restés à l’entrée du bassin n’eurent que le temps de se sauver vers le fort, et le lendemain les Anglais débarquèrent à la fois des deux côtés de la rade.

M. de Subercase, qui commandait la place depuis le décès de M. de Brouillan, ne se troubla pourtant point et communiquant à chacun son sang-froid et son courage, entreprit, avec une centaine de soldats et un nombre double de miliciens du Canada et de l’Acadie, de résister aux Anglais. Il tint les assaillants en haleine jusqu’au 15 juin, les inquiétant sur leurs côtés et sur leurs derrières et les harcelant incessamment par des détachements de volontaires choisis parmi les meilleurs tireurs de ces milices. Néanmoins, le 16 juin, le colonel March, qui avait fait pratiquer des tranchées jusqu’au pied du fort, se décida à donner l’assaut. Mais il fut reçu par un feu d’artillerie et de mousqueterie si vif et si nourri qu’il fallut abandonner l’attaque et rentrer dans les tranchées. D’autre part, Saint-Castin arrivait à la rescousse des assiégés avec ses terribles Abénakis. March jugea qu’il était inutile de s’opiniâtrer davantage contre cette résistance acharnée : il rembarqua sa petite armée et quitta la rade de Port-Royal le 17 juin 1707. Il avait perdu dans ces rencontres 80 morts et beaucoup de blessés[12].

La nouvelle de cette retraite excita chez les Anglo-Américains une émotion voisine de la fureur. Le colonel Wainwright remplaça March à la tête des troupes et reçut l’ordre de s’emparer, coûte que coûte, de Port-Royal. Mais cet effort ne fut pas plus heureux que le précédent. M. de Subercase, prévenu à temps, avait pu rassembler tous ses auxiliaires et quoique toutes ses troupes, en comptant l’équipage d’une frégate royale nouvellement entrée dans le port, ne dussent pas dépasser cinq cents hommes, en face d’un ennemi qui en comptait deux mille, cette petite troupe manœuvra avec tant d’ensemble et de hardiesse qu’elle repoussa toutes les attaques des Anglais. Dans les divers combats d’une seule journée, les Anglais perdirent, au témoignage de Diéreville, « plus de six vingts hommes ». Ayant perdu l’espoir de prendre la place de vive force, ils se décidèrent à se rembarquer et, le 4 septembre, levant les ancres, ils remirent la voile sur Boston où la nouvelle de ce troisième échec augmenta l’exaspération populaire et le ressentiment contre les chefs de l’expédition qu’on parlait hautement de fusiller. (1707).

L’année d’après, les Français prirent à leur tour l’offensive contre les établissements anglais de Terre-Neuve. Le principal de ces établissements, Saint-Jean, retombé au pouvoir des Anglais depuis l’expédition d’Iberville, était protégé par trois forts munis de cinquante canons et défendu par 80 soldats et 800 miliciens. M. de Saint-Ovide, lieutenant du roi à Plaisance, n’avait sous la main que quarante-quatre soldats, auxquels s’adjoignirent 125 hommes : habitants, matelots et sauvages. Avec cette petite troupe déterminée, il vint, au cœur de l’hiver, assiéger Saint-Jean et, à force d’audace, réussit à s’emparer des forts et à faire la garnison prisonnière (1er janvier 1709). Mieux secondé, Saint-Ovide eût pu assujettir, dans cette campagne, l’île toute entière ; mais on craignait de dégarnir Plaisance et il dut se contenter de démanteler les forts de Saint-Jean et de revenir à Plaisance, chargé d’un butin considérable.

Ces succès de nos troupes eussent assuré pour longtemps la sécurité des colonies françaises dans le nord de l’Amérique si la métropole n’avait pas été, à ce moment, sous le coup des défaites qui marquèrent la fin du règne de Louis XIV et qui la mirent à deux pas de sa ruine.

Tandis que M. de Vaudreuil et M. de Subercase s’épuisaient à demander à la France de faibles secours qui ne leur arrivaient jamais, les Anglo-Américains faisaient, de leur côté, entendre à l’Angleterre des doléances à qui les événements assuraient plus de chances de succès. « Nous ne pouvons penser, — disait une adresse de l’assemblée de New-York à la reine Anne, en 1709, — nous ne pouvons penser sans les plus vives appréhensions au danger qui menacera, avec le temps, les sujets de Sa Majesté dans ces contrées ; car si les Français, après s’être attaché graduellement les nombreuses nations indigènes qui les habitent, tombaient sur les colonies de Votre Majesté, il serait presque impossible à toutes les forces que la Grande-Bretagne pourrait y porter de les vaincre ou de les réduire. » Pour soutenir ces représentations, le colonel Vetch, l’un des principaux citoyens de Boston et Francis Nicholson, gouverneur de la Virginie, furent successivement députés à Londres où ils pressèrent l’envoi de renforts considérables destinés à réduire l’Acadie et le Canada.

L’Angleterre se rendit aux désirs de ses colonies et envoya à Boston (juillet 1710) une escadre avec un régiment d’infanterie de marine, des officiers, des munitions de toute sorte, et les fonds nécessaires pour lever et organiser dans la contrée même quatre régiments[13]. Les diverses colonies de la Nouvelle-Angleterre levèrent partout leurs milices pour prendre part à cette nouvelle campagne, dont l’Acadie fut encore le premier objectif.

Il se trouva précisément qu’à cet instant critique les corsaires français, si nombreux les années précédentes, avaient tous quitté l’Acadie, chassés par une épidémie ; non-seulement on perdait avec eux des auxiliaires efficaces, mais aussi les ravitaillements de toute nature que leurs croisières faisaient affluer à Port-Royal où les approvisionnements étaient si insuffisants. La garnison se composait de quatre compagnies de marine qui comptaient à peine 160 hommes. Subercase fit bien un appel à Saint-Castin, aux autres capitaines de sauvages et aux Indiens ; mais ces derniers étaient dégoûtés par la parcimonie et la négligence du gouvernement français. On ne leur faisait plus de présents, pas même les distributions normales de munitions de guerre ; ils se sentaient en outre découragés en comparant le petit nombre et le dénûment des Français avec la multitude toujours renaissante et toujours croissante des Anglais ; l’absence complète de tout renfort achevait de grandir leur méfiance, et il devenait très difficile de les mettre en mouvement. Saint-Castin et les autres capitaines vinrent donc, à l’appel de Subercase, accompagnés d’un nombre d’hommes si restreint que l’on ne put songer à organiser une petite armée intérieure, comme on l’avait fait avec tant de succès dans les sièges précédents.

On pouvait d’autant moins y songer que les Acadiens eux-mêmes étaient atteints par cette épidémie du découragement. Se sentant isolés et comme abandonnés dans le désert par la mère-patrie, en face de l’animosité persistante et passionnée des Anglais, ils étaient à la fin saisis d’une inquiétude vague qui ressemblait à de l’effroi. Port-Royal, à trois reprises différentes, avait repoussé l’ennemi par une résistance héroïque ; mais ces succès eux-mêmes, si extraordinaires et qui n’avaient été obtenus que par un emploi judicieux du peu de ressources dont disposait la colonie, avaient épuisé le pays, et l’abandon dont ils étaient l’objet avait lassé le courage des plus valeureux. Seul, M. de Vaudreuil envoya à leur aide un détachement de milice canadienne ; mais cette faible troupe fut d’un médiocre secours. Ces hommes se laissèrent aller à l’abattement général, plusieurs désertèrent, et c’est à tort certainement que Garneau, dans son histoire si excellente d’ailleurs, reproche à Subercase de n’en avoir pas tiré meilleur parti[14].

Telle était la situation de l’Acadie à la fin de l’été 1710, lorsque la flotte anglaise partie de Boston et portant avec elle 3,400 soldats, entra dans le bassin de Port-Royal.

Le colonel Nicholson, qui commandait l’expédition, fit aussitôt sommer Subercase de se rendre. Mais le commandant français, quoiqu’il ne se fît pas d’illusion sur l’issue d’un combat si disproportionné, était résolu à faire son devoir et à tenir tant qu’il pourrait. Il se laissa donc bombarder au milieu des murmures et de la désertion de ses gens, et ce n’est qu’après dix-neuf jours d’une résistance opiniâtre qu’il se résigna à capituler (13 octobre 1710). Les termes de cette capitulation furent d’ailleurs des plus honorables : « La garnison sortira en ordre de bataille, avec armes et bagages, tambours battants et les couleurs au vent. — Il lui sera fourni des navires et les provisions suffisantes pour se rendre à La Rochelle ou à Rochefort. — Elle emmènera avec elle six canons et deux mortiers à son choix. — Les habitants qui demeurent dans le rayon de Port-Royal auront le droit de conserver leurs héritages, récoltes, bestiaux et meubles, en prêtant le serment d’allégeance ; s’ils s’y refusent, ils auront deux ans pour vendre leurs propriétés et se retirer dans un autre pays, etc., etc. »

Conformément à ces clauses, la garnison et les officiers, au nombre de 156 hommes, furent embarqués pour La Rochelle ; les employés, les engagés, quelques marchands et un petit nombre d’habitants rentrèrent en même temps en France ; mais la grande majorité des Acadiens demeura dans le pays, tant à Port-Royal, à qui les Anglais imposèrent dès lors le nom d’Annapolis (du nom de leur reine Anne), que dans le reste du pays qui dut aussi échanger son nom d’Acadie contre celui de Nouvelle-Écosse.

Maîtres enfin de l’Acadie, les Anglais allaient pouvoir porter toutes leurs forces contre le Canada. L’année suivante (1711) vit l’achèvement de leurs préparatifs à cet effet. Deux armées relativement formidables furent assemblées, et l’ancien plan fut repris d’attaquer le Canada à la fois par terre et par mer. Pour faire face à ce danger, le plus redoutable qui eût encore été suspendu sur le Canada, le gouverneur, M. de Vaudreuil, déploya une vigueur, une énergie au-dessus de tout éloge. Des Iroquois, caressés à la fois par lui et par le gouverneur de la Nouvelle-York, hésitaient : il appela aussitôt à lui les sauvages de la rive gauche des grands lacs. Ceux-ci accoururent et, par leur seule présence, continrent les Iroquois. Cependant, la flotte anglaise approchait ; commandée par l’amiral Walker, elle ne comptait pas moins de quatre-vingt-dix voiles et était montée par 6,500 hommes de troupe, sous les ordres du général Hill. D’autre part, Nicholson, à la tête de 5,000 hommes, s’avançait dans la direction du lac Saint-Georges et de Montréal. Après avoir tout réglé avec ses lieutenants et distribué dans les principaux postes, à Montréal, aux Trois-Rivières et sur le littoral du fleuve, les faibles moyens de défense qu’avait pu fournir la colonie épuisée, le gouverneur général alla s’enfermer dans Québec pour y attendre courageusement l’ennemi.

Les éléments vinrent inopinément à son secours. Assaillis par une furieuse tempête et connaissant mal ces parages, les vaisseaux anglais furent jetés à la côte et firent naufrage près des Sept-Îles, en face de la Gaspésie. Huit des plus gros navires se brisèrent avec un fracas épouvantable. La foudre tomba sur un autre et le fit sauter. Le lendemain matin, les corps de plus de neuf cents malheureux étaient trouvés épars sur le rivage. L’amiral anglais jugea qu’il ne lui était pas possible d’aller plus loin. Les débris de la flotte rétrogradèrent donc et s’en revinrent, les Américains à Boston, les Anglais en Europe. Mais les uns et les autres furent encore éprouvés durant le retour, comme pour justifier le dicton populaire qu’un malheur n’arrive jamais seul ; le vaisseau amiral de 70 canons sauta en vue de Portsmouth et entraîna dans sa destruction plus de 400 hommes, et, vers le même temps, un vaisseau américain de 30 canons et trois transports se perdaient à la sortie du golfe Saint-Laurent.

Ainsi délivré, et sans coup férir, de ce grand danger, M. de Vaudreuil put envoyer de nouvelles forces contre l’armée de Nicholson ; mais celui-ci, à la première nouvelle du désastre arrivé à la flotte, avait jugé bon de battre en retraite. Le Canada était encore une fois sauvé.

L’année 1711 s’écoula paisiblement. De nouveaux bruits de guerre vinrent troubler encore la colonie en 1712 ; mais tout se borna à une expédition contre une tribu indienne, celle des Outagamis, ou Renards, que les Anglais avaient réussi à soulever contre nous. Ils devaient s’emparer de Détroit et le livrer aux Anglais. Mais le gouverneur de Détroit, un officier nommé Dubuisson, prévenu à temps, se mit sur ses gardes, et avec vingt Français, renforcés de quelques centaines de guerriers des Hurons, des Outaouais et des Illinois, il repoussa leur attaque et les assaillit à leur tour dans leurs retranchements. Après une longue résistance, les Outagamis furent obligés de se rendre à discrétion et furent massacrés, au nombre de deux mille, par nos sauvages alliés. Ce massacre, que le capitaine Dubuisson essaya vainement d’empêcher, ôta, pour le moment du moins, tout espoir aux Anglais de s’emparer de Détroit, qui passait à juste titre pour la clef de la région des lacs.

Le traité d’Utrecht, signé le 11 avril 1713, termina cette longue lutte dans laquelle tant de sang avait coulé et qu’avaient signalée tant de lamentables épisodes. Le seul échec que nous eussions subi pendant cette guerre, la prise de Port-Royal, était en quelque sorte compensé par nos succès au Canada et à Terre-Neuve, et assurément, si la France eût été victorieuse en Europe, la paix lui aurait fait retrouver ses colonies d’Amérique dans leur intégrité, avec les mêmes frontières qu’au traité de Ryswick. Mais l’étoile de la France avait pâli durant cette funeste guerre de la succession d’Espagne. La France, épuisée et saignée à blanc de toutes manières, ne pouvait plus dicter de conditions à ses adversaires et était obligée de subir les leurs. Louis XIV dut donc consentir à laisser échancrer au nord et à l’est ce grand domaine de la Nouvelle-France qui, mieux colonisé et défendu, eût pu suffire à la gloire de son règne. Il abandonna aux Anglais la baie d’Hudson, l’Acadie, l’île de Terre-Neuve, où la France réserva seulement quelques plages pour ses pêcheurs, avec le droit d’y faire sécher le poisson. L’Angleterre pouvait se tenir pour satisfaite, en attendant mieux. Par l’Acadie, si longtemps convoitée, par Terre-Neuve et par ses établissements de la baie d’Hudson, elle étreignait le Canada qui nous restait encore dans un cercle de fer et elle pouvait attendre patiemment qu’une nouvelle occasion lui donnât cette grande enclave. « On peut juger, dit à ce propos Raynal, combien ces sacrifices consentis par Louis XIV marquaient son abaissement, et combien il en dut coûter à sa fierté de céder trois possessions qui formaient, avec le Canada, l’immense pays connu sous le nom glorieux de Nouvelle-France ! »

L’Acadie, au moment où le traité d’Utrecht l’arrachait de nos mains, comptait une population d’un peu plus de 2,000 habitants, répartis dans les quatre districts de la presqu’île : Porl-Royal, les Mines, Beaubassin et Chipody ; nous disons de la presqu’île, parce qu’en effet la rive droite de la baie Française (baie de Fundy) et la vallée du fleuve Saint-Jean n’étaient pas compris dans la cession faite à l’Angleterre.

« Cette population si minime, dit un historien de l’Acadie (Rameau), parait, au premier abord, bien peu digne de considération, et quand on songe qu’il y avait déjà plus de cent ans que M. de Poutrincourt avait jeté les premiers fondements de cette colonie, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’elle avait bien peu prospéré. Mais, d’autre part, quand on réfléchit au petit nombre d’émigrants qui vinrent de France se fixer en Acadie (60 familles environ et 150 célibataires) ; quand on songe aux invasions, aux difficultés et aux souffrances de tout genre que ces pauvres gens eurent à subir, il y a lieu de s’étonner de trouver un tel nombre d’habitants si solidement établi dans le pays. Mais ce petit peuple devient bien plus intéressant encore et plus digne d’étude quand on jette les yeux sur la suite de son histoire et sur le développement rapide, considérable, qu’il prit dans la suite, malgré la conquête et la domination étrangère. Abandonnés au milieu des brouillards de Terre-Neuve, délaissés et oubliés par le monde entier, même par leurs nouveaux maîtres qui entretenaient à peine une petite garnison à Port-Royal, ces familles continuèrent à croître en nombre, au point de devenir un objet d’inquiétude pour l’Angleterre et de déterminer celle-ci à une mesure d’ostracisme qui est sans exemple dans l’histoire comme elle est sans cette excuse et qui marquera ses auteurs d’un stigmate éternel. » Mais nous aurons occasion, au cours de notre histoire, de raconter ces événements douloureux. Bornons-nous à saluer ici d’une pensée d’affection et de sympathie ces braves Acadiens, cette honnête et mâle lignée d’enfants de la vieille France qui, séparés de leur berceau par plus de 1,500 lieues d’Océan et par bientôt deux siècles de domination étrangère, gardent encore pieusement le souvenir et la langue de l’ancienne mère-patrie et se transmettent, de père en fils, avec les traditions de vaillance et de générosité de leurs aïeux, les vieilles ballade de langue d’oui dont leurs mères bercèrent leur enfance.

  1. P. Charlevoix, Op. cit., t. II, pages 278 et suiv.
  2. « En 1662, nous apprend M. de Richemond, archiviste à La Rochelle, les autorités françaises s’avisèrent d’imputer à crime à plusieurs armateurs rochelois d’avoir reçu des émigrants à bord de leurs navires et de les avoir conduits dans un pays qui relevait de la Grande-Bretagne. Ils furent condamnés à dix livres d’amende envers le Roi et à neuf cents livres d’aumônes, dont la sentence appliqua 500 aux six maisons que les moines mendiants possédaient à La Rochelle, 300 à l’entretien de la chapelle du palais et 100 au pain des prisonniers. L’un de ces armateurs, nommé Brunet, fut condamné à représenter, dans l’espace d’un an, 30 jeunes gens, dont on lui reprochait d’avoir favorisé l’évasion, ou à fournir un certificat valable de leur décès, à peine de mille livres d’amende et de punition exemplaire. On peut croire que ces exilés volontaires s’établirent dans le Massachussets, dont la capitale Boston possédait, dès cette époque, des établissements formés par des Huguenots. »
  3. Carlier. Histoire du peuple américain.
  4. La Nouvelle York en reçut aussi un assez grand nombre. On trouve dans les registres de l’Église française de New-York, plusieurs noms Rochelais et Saintongeais. À seize milles de New-York, sur la rivière de l’Est, des réfugiés rochelais fondèrent une ville entièrement française qui reçut le nom de New-Rochelle.
  5. Carlier : Ibid. p. 288. Notons encore que des neufs présidents de l’ancien congrès qui dirigèrent les États-Unis pendant la guerre de l’Indépendance, trois descendaient de réfugiés huguenots, savoir Henri Laurens, de la Caroline du Sud, le célèbre Jean Jay, de New-York et Élie Boudinot, de New-Jersey. On sait aussi que le regretté président Garfield descendait par sa mère de réfugiés français.
  6. Rameau. Une colonie féodale.
  7. Dieréville. Voyage en Acadie. Amsterdam, 1708.
  8. Archives de la marine. Lettre du 23 décembre 1707.
  9. Mémoire de La Mothe-Cadillac sur les côtes de l’Amérique du Nord, en 1692. (Archives de la Marine).
  10. Beamish. p. 265. — Rameau.
  11. Il y a lieu de signaler pourtant deux expéditions que les Français du Canada dirigèrent par terre contre la Nouvelle-Angleterre et qui causèrent de grands dommages à ce dernier pays. En 1704, Hertel de Rouville, après avoir pris et détruit le fort de Deerfield, ravagea tout le nord du Connecticut et, en 1705, une autre colonne s’empara du fort Haverhill.
  12. Garneau. — Rameau.
  13. Beamish. — Rameau.
  14. Rameau. Pages 344 et 345.