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Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 18

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CHAPITRE XVIII.


Administration du comte de Frontenac. — Découverte du Micissipi. — Compagnie du Nord.


L’expérience de M. de Courcelles ; la fermeté et la sagesse avec lesquelles il avait gouverné, l’avait fait aimer des Français, et respecter des Sauvages. « Le caractère de son successeur, dit un historien, a quelque chose d’extraordinaire. Il était doué de grandeur d’âme et d’héroïsme, ferme de caractère, mais altier et indomptable ; ayant de grandes vues, mais incapable de céder aux conseils et de modifier ses desseins ; courageux, persévérant, homme d’esprit, homme de cour, mais susceptible de préventions, sacrifiant la justice à ses haines personnelles et le succès d’une entreprise au triomphe de ses préjugés ; ambitieux, ardent ; homme dont on avait tout à espérer et beaucoup à craindre. »

Il se brouilla d’abord avec les missionnaires et les ecclésiastiques, particulièrement ceux de Montréal : il fit mettre aux arrêts M. Perrot, apparemment parce qu’il avait pris le parti des ecclésiastiques, ou était contrevenu à ses ordres : il fit emprisonner un prêtre du séminaire, qui avait prêché contre lui, dit-on, et avait pris des attestations des habitans de la ville en faveur de M. Perrot, leur gouverneur. Il se brouilla ensuite avec M. Duchesneau, qui avait succédé à M. Talon, comme intendant. Ce dernier se plaignait que M. de Frontenac n’avait composé le conseil supérieur que de gens qui lui étaient entièrement dévoués, et que par là il s’était rendu l’arbitre souverain de la justice, et tenait tout le monde sous le joug.

« Il faut pourtant avouer, dit Charlevoix, que les coups de vigueur que fit alors le comte de Frontenac ne furent pas tous repréhensibles, quant au fond ; mais lors même qu’il usait le plus à propos de sévérité, il le faisait avec un air de violence et des manières si hautaines, qu’il diminuait beaucoup le tort des coupables, en rendant le châtiment odieux. »

Des Iroquois chrétiens s’étaient établis, depuis quelques années, à la Prairie de la Madeleine ; mais le terrain ne se trouvant pas favorable aux grains qu’ils avaient coutume de semer, leurs missionnaires demandèrent au gouverneur et à l’intendant un autre emplacement, vis-à-vis du Sault Saint-Louis. M. de Frontenac ne répondit rien à leur requête ; mais M. Duchesneau leur accorda ce qu’ils demandaient, et ils s’en mirent en possession. Ce fut un autre sujet de brouillerie entre le gouverneur et l’intendant, et suivant Charlevoix, d’emportemens inexcusables de la part du premier.

Mais le fort de la dispute était toujours au sujet du conseil, dont M. de Frontenac voulait réduire presque à lui seul toute l’autorité. Pour faire cesser le différent, qui allumait le feu de la discorde dans toutes les parties de la colonie, parce que le comte de Frontenac et M. Duchesneau avaient chacun leurs partisans le roi rendit, le 15 juin 1675[1], une ordonnance, portant que le gouverneur général aurait la première place dans le conseil, l’évêque, la seconde, et l’intendant, la troisième ; mais que ce serait à ce dernier à demander les opinions, à recueillir les voix, et à prononcer les arrêts.

C’est ici le lieu de remarquer que le conseil supérieur siégeait régulièrement tous les lundis, au palais de l’intendant. S’il était nécessaire de l’assembler extraordinairement, l’intendant en devait marquer le jour et l’heure, et en faire avertir le gouverneur par le premier huissier. La justice s’y rendait suivant les ordonnances du royaume de France et la coutume de Paris. Le nombre des conseillers avait été augmenté de deux, à l’arrivée de M. Duchesneau. Outre le conseil supérieur, il y avait encore alors trois justices subalternes, celle de Québec, celle de Montréal et celle des Trois-Rivières. Elles se composaient d’un lieutenant particulier et d’un procureur du roi. Le premier conseiller, qui était nommé par le roi, avait huit cents livres tournoi d’appointemens : les cinq plus anciens conseillers avaient, chacun, quatre cents livres ; les autres n’avaient rien, et il n’y avait point d’épices. Le procureur général et le greffier en chef avaient aussi des appointemens modiques. Ceux des cours subalternes furent réglés par une déclaration du roi du 12 mai 1678. Dans ce temps là, les notaires et les huissiers avaient aussi des salaires : sans cela ils n’auraient pas eu de quoi vivre, le casuel se réduisant à presque rien, dans une colonie si pauvre et si peu peuplée. D’après un recensement fait en 1679, la population française du Canada ne se composait que de 8515 individus.

Pour revenir à l’ordonnance dont nous venons de parler, elle ne mit pas entièrement fin à la discorde : M. de Frontenac exila, de sa propre autorité, le procureur-général et deux des conseillers.

Le principal sujet de démêlé entre le gouverneur et l’évêque était la traite de l’eau-de-vie : M. de Laval et les missionnaires se plaignaient que ce commerce causait des désordres scandaleux parmi les Sauvages, et sévissaient, autant qu’il était en leur pouvoir, contre ceux qui le faisaient. M. de Frontenac, et ceux qui pensaient comme lui, soutenaient que la traite de l’eau de vie était absolument nécessaire pour attacher les naturels du pays aux Français ; que les abus dont les ecclésiastiques faisaient tant de bruit, s’ils n’étaient pas imaginaires, étaient du moins fort exagérés, et que leur zèle sur cet article n’était guère qu’un prétexte pour persécuter ceux qui les empêchaient de dominer dans le pays.

Les opinions furent quelque temps partagées sur ce sujet, à la cour et au conseil du roi : M. Duchesneau ayant écrit à M. Colbert, pour appuyer le sentiment du prélat, qui avait fait un cas réservé de la traite de l’eau de vie, le ministre lui répondit qu’il n’agissait pas en cela comme devait faire un intendant ; qu’il devait savoir qu’avant d’interdire aux habitans du Canada un commerce de cette nature, il fallait s’assurer de la réalité des crimes auxquels on prétendait qu’il donnait lieu. En effet, par un arrêt du conseil du 12 mai 1678, il fut ordonné qu’il y aurait une assemblée de vingt des principaux habitans de la Nouvelle-France, pour donner leurs avis touchant la traite en question. Cela fait, et les raisons apportées de part et d’autre, Louis XIV prit le moyen le plus sûr pour donner gain de cause au clergé : il voulut que l’archevêque de Paris et le P. Lachaise, son confesseur, fussent juges du différent. Le prélat et le religieux, après avoir conféré avec l’évêque de Québec, qui se trouvait alors en France, décidèrent que la traite de l’eau de vie, dans les habitations des Sauvages, devait être prohibée sous les peines les plus graves. Il y eut une ordonnance du roi pour appuyer cette décision, et il fut expressément enjoint au comte de Frontenac de la faire exécuter.

Au mois de mai 1679, il y eut un édit du roi, au sujet des curés, qu’on voulait rendre fixes, au lieu d’amovibles qu’ils avaient été jusqu’alors. Au mois d’octobre de cette même année, fut enrégistrée au conseil supérieur de Québec, avec les modifications approuvées par un édit du mois de juin précédent, l’ordonnance de Louis XIV du mois d’avril 1667, concernant la procédure, ou la Rédaction du Code Civil, comme on appelle communément cette ordonnance.

Quoique les Iroquois ne recommençassent point la guerre contre la colonie, ils ne laissaient pas de causer quelque inquiétude. Comme son prédécesseur, M. de Frontenac s’efforçait de les tenir en paix avec toutes les autres tribus sauvages. Ayant su qu’il s’était élevé des différens sérieux entr’eux et les Illinois, nouveaux alliés des Français, il leur envoya un homme de confiance pour les inviter à lui envoyer des députés à Catarocouy, où il promettait de se trouver en personne. Il reçut pour réponse, que s’il voulait leur parler, il devait se rendre jusqu’à la rivière d’Onnontagué ou Oswego. Pour répondre au ton de hauteur que prenaient les Iroquois, il leur fit dire, après qu’il eut su qu’ils consentaient à envoyer des députés à Catarocouy, qu’il n’irait pas au-delà de Montréal ; qu’il les y attendrait jusqu’au mois de juin ; mais que, passé ce temps, il retournerait à Québec. Cinq députés arrivèrent à Montréal, mais seulement au mois de septembre. Comme le gouverneur-général s’y trouvait, il leur donna audience, et leur fit promettre de faire tous leurs efforts pour empêcher une rupture avec les Illinois.

Le grand fleuve Micissipi, et quelques unes des principales rivières qui s’y déchargent, avaient été reconnus en partie, il y avait quelques années, par le P. Marquette, jésuite, et le sieur Joliet, bourgeois de Québec, que M. Talon avait chargés de cette entreprise, avant son retour en France. Au printemps de 1678, Robert Cavelier de la Sale, homme instruit, actif, entreprenant, et animé du double désir de s’illustrer et de s’enrichir, partit de France, accompagné d’un autre aventurier, appellé le chevalier de Tonti, et d’une trentaine d’hommes, ouvriers et matelots, dans le dessin d’achever les découvertes commencées. Il arriva en Canada, possesseur de la seigneurie de Catarocouy, qui lui avait été donnée, à condition qu’il bâtirait le fort en pierre. Il le bâtit, en effet ; traça le plan d’un nouveau fort, à Niagara ; fit construire les premiers vaisseaux qu’on ait vus sur les lacs Érié et Ontario ; bâtit le fort de Saint-Louis, à l’ouest du Micissipi ; descendit ce fleuve jusqu’à son embouchure dans le golfe du Méxique ; mais seulement après avoir été dévancé, dans ce voyage de découverte, par le P. Hennepin, récollet, et le nommé Dacan, qu’il avait envoyés devant lui, pendant qu’il était occupé à la construction des forts dont nous venons de parler. Il revint ensuite à Québec, d’où il se rembarqua pour la France.[2]

Vers 1680, ou 1681, il se forma, à Québec, une compagnie du Nord, pour commercer à la Baie d’Hudson, et en chasser les Anglais, qui s’y étaient établis.[3] Au printemps de 1682, elle fit partir pour ces quartiers deux vaisseaux, dont elle donna le commandement à deux particuliers entreprenants, MM. Radison et Desgroseilliers, qui connaissaient le pays et le commerce qu’on y pouvait faire. Cette entreprise donna lieu à diverses rencontres, entre les sujets des deux peuples rivaux, dans lesquelles il y eut des postes pris et repris successivement, et beaucoup de sang répandu sans résultat important.

  1. Par un édit daté du mois de décembre de l’année précédente, Louis XIV s’était remis en possession des droits et privilèges qu’il avait octroyés, quelques années auparavant, à la compagnie des Indes Occidentales.
  2. M. de la Sale était déjà venu en Canada, avant l’époque dont nous parlons, dans le dessein de chercher, par le nord ou l’ouest de ce pays, un passage au Japon et à la Chine. Un accident qui lui arriva, trois lieues au-dessus de Montréal, où il fut retenu quelque temps, fit donner à l’endroit le nom de la Chine, par dérision de son projet de se rendre dans l’empire de ce nom par le Canada.
  3. On ignore en quel temps et par qui la Baie d’Hudson fut découverte pour la première fois ; mais il est certain que ce fut Henry Hudson, navigateur anglais, qui donna son nom à cette baie, ainsi qu’au détroit par lequel il y entra, en 1611. Charlevoix prétend que les prises de possession de quelques parties de ces pays, faites par Nelson, pilote d’Hudson, ainsi que par Burton et Luxfox, n’établissaient pas mieux les droits de la nation anglaise sur cette baie, que celles de Vérazani n’établissaient ceux de la France sur la Caroline, la Virginie, etc. ; puisque, dit-il, il est certain que les Anglais ne possédaient rien aux environs de cette baie, lorsque le sieur Bourdon y fut envoyé du Canada, (en 1656) pour en assurer la possession à la France. Mais si un pays inculte ou sauvage appartient, non à la nation qui le découvre, mais à celle qui s’y établit, la première, les Anglais avaient bâti le fort Rupert, à l’embouchure de la rivière de Némiscau, et celui de Quitchitchouen, sinon antérieurement au voyage du sieur Bourdon dans ces quartiers, du moins avant que M. Talon, qui avait formé le dessein de chercher un chemin facile pour aller par le Saguenay à la Baie d’Hudson, y eût envoyé le P. Albanel, et M. de Saint-Simon, gentilhomme canadien. Ces envoyés étaient entrés par la rivière de Némiscau dans la Baie d’Hudson, et avaient fait, en plusieurs endroits, des actes de prise de possession, les avaient signés, et les avaient fait signer par les chefs de diverses tribus de Sauvages, qu’ils avaient assemblés. Mais si des prises de possession n’avaient été que des cérémonies vaines pour les Anglais, que pouvaient-elles être autre chose pour les Français ?