Histoire du Parnasse/Chez Alphonse Lemerre

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Éditions "Spes" (p. 137-142).

CHAPITRE IV
Chez Alphonse Lemerre

Cela ne réussit pas toujours. Malgré ses efforts pour se hisser sur le pavois, Mendès n’est pas longtemps porté en triomphe. Le centre du Parnasse se déplace. C’est au passage Choiseul que les Parnassiens vont se réunir, pour combattre et vaincre. Ils luttent contre le discrédit de la poésie, contre l’indifférence du public et l’hostillité des éditeurs. Depuis la mort de Musset, Buloz ne paye plus les vers qu’il consent à publier dans sa Revue. Michel Lévy, Charpentier, Hetzel, refusent d’éditer les poètes. Gautier, Banville, Leconte de Lisle ne trouvent pas d’acheteurs ; Baudelaire seul se vend, un peu. De 1851 à 1866, ce sont des années maudites pour la poésie[1]. Les jeunes comprennent que la seule méthode pour durer jusqu’au succès, c’est de s’unir, de serrer les coudes, de se rencontrer tous les jours, mais non pas dans un salon féminin, fût-ce celui de Nina, de Mme de Ricard, ou de Mlle Augusta Holmès[2]. C’est Ernest Boutier, un disparu, qui a l’idée d’entraîner la bande chez son ami Alphonse Lemerre, petit libraire à l’encoignure du passage Choiseul. Celui-ci rêvait alors d’être mieux que le simple successeur de Percepied, marchand de paroissiens et de livres de première communion[3]. Il accueille les poètes, qui admirent sa carrure solide, dégageant une impression de puissance, son masque de proconsul romain, ses beaux yeux gris, intelligents et doux, son sourire spirituel et fin dans sa barbe blonde[4]. L’entente se fait facilement, car le libraire aime les beaux vers. Sa préférence va à L. de Lisle : Kaïn fait ses délices. Il sait par cœur Heredia ; il aime surtout la Tristesse d’Atahualpa, qu’il déclame d’une voix de stentor, en bourrant les auditeurs de coups de poing enthousiastes[5]. Avec cela, très bon commerçant, éditant Verlaine, Coppée, Theuriet, aux conditions suivantes : cinq cents exemplaires, avance des frais d’impression, huit cents francs environ, remboursés par billets de trois mois en trois mois[6]. Très vite c’est l’aisance pour l’habile éditeur, puis la fortune ; mais il garde pour ses poètes l’abord facile, la main ouverte, ne laissant jamais un de ses auteurs dans l’embarras, les recevant fastueusement en ses notoires déjeuners de la rue Chardin[7].

Plus célèbres sont les réunions à la librairie, tous les jours, de cinq à sept, dans l’étroit entresol où l’on monte du magasin par un escalier en colimaçon. Souvent l’entresol est si encombré que les derniers arrivants s’asseyent sur les marches de l’escalier, et c’est un beau tapage : on pousse des clameurs d’enthousiasme pour de beaux vers, des huées à l’adresse de l’École du Bon-Sens. On se dispute sur les beautés de la consonne d’appui, si haut et si fort que les badauds s’attroupent dans le passage, et que les clients effarés osent à peine pénétrer dans le rez-de-chaussée. Inquiet, Lemerre réclame et obtient parfois un peu de calme, tandis qu’Asselineau, drapé dans sa cape romantique, crie : — À vendre, après faillite, le fonds de la librairie Lemerre ! — plaisanterie-scie, accueillie par de formidables éclats de rire[8]. Lemerre, lui, rit jaune, mais rira le dernier.

Ce qui calme plus sûrement l’effervescence, c’est l’arrivée des Maîtres, entourés par les débutants d’un respect véritable. Gautier est imposant, mais d’une majesté un peu somnolente. Théodore de Banville est pétillant de malice ; on se familiarise un peu avec lui. Dès qu’il entre dans la librairie, l’éditeur s’écrie, suivant la mode du lieu : — Ah ! voici Théoville de Bandore qui vient ici respirer le libre air ! — Oui, mon cher Lephonse Almère, riposte l’autre, dans le célèbre Choisage Passeul dont vous êtes le Firdot Mindi, que dis-je ! le Zeveriel ! — Et chaque fois cet échange de saluts met en joie Lephonse Almère[9]. Puis, Banville monte à l’entresol. Causeur merveilleux, il prodigue les plaisanteries, les contes gras, les paradoxes littéraires, qui s’envolent de ses lèvres « ainsi que des abeilles d’or, dit Theuriet ; et ces abeilles savaient au besoin se servir de leur dard pour infliger de cuisantes piqûres[10] ». Pourtant Banville a, chose rarissime, l’esprit bon, la bonté spirituelle. Il n’est féroce que pour Scribe. Comme, une fois, Bergerat s’étonne d’une indulgence appliquée même aux médiocres, aux méchants, et lui demande ce qui en eux peut bien l’apitoyer : « Ceci, qu’ils sont condamnés à vivre, eux aussi, et que, à Paris, il faut du génie, oui, du génie, entendez-vous, pour gagner dix sous[11] ». Est-ce parce qu’il est très bon, qu’à la fin on ne le prend plus au sérieux, ou parce qu’il émet des théories bien hasardées ? Un jour qu’il a enfourché son Pégase, ou son dada, « la rime est l’unique raison, l’unique harmonie du vers ; elle est tout le vers », Alphonse Allais le réfute par la réduction à l’absurde :


Par le bois du Djin où s’entasse de l’effroi,
Parle, bois du gin ou cent tasses de lait froid[12].


On se familiarise avec Théoville de Bandore, mais non avec Monsieur de Lisle. Le Maître vient chez Lemerre deux ou trois fois seulement par semaine : quand on l’aperçoit au bout du Passage, s’avançant avec majesté, on va au-devant de lui ; cette déférence lui plaît, car il est sensible aux hommages[13]. Laurent Tailhade, qui ne l’aime guère, le représente pontifiant « en son olympienne acrimonie », mordant, dénigrant[14]. Il est vrai : Leconte de Lisle ne tient pas boutique d’indulgence. Un jour, à l’Entresol, il cause avec Toussenel de leurs souvenirs de 48, et comme l’enthousiaste phalanstérien salue en Lamartine l’idéal de l’humanité : « Oui, conclut L. de Lisle, une individualité magnifique, mais quel fâcheux poète ! » En revanche, il est charmant pour les jeunes, prodiguait pour eux ses souvenirs les plus curieux, donnant avec plaisir des leçons d’art littéraire qui sont écoutées avec empressement, et devenant à son tour le plus indulgent et le plus paternel des auditeurs[15]. Parmi ces jeunes on remarque Anatole France qui tantôt accompagne Leconte de Lisle, tantôt est suivi lui-même par Emmanuel des Essarts ou Glatigny ; si l’assemblée lui plaît, il parle, et fort bien, étonnant les autres débutants par son érudition d’humaniste et sa bonne grâce intellectuelle[16]. Villiers de l’Isle-Adam fait des entrées à sensation, fiévreux, s’épongeant, donnant des nouvelles de son Tribunat Bonhommet, le héros qu’il a créé, et « qui est à Prudhomme ce qu’un caïman de première férocité serait au lézard de nos jardins », puis il disparaît, toujours fantastique[17]. Heredia, d’une voix tonnante, cause avec Mendès qui lui répond d’un ton lent et câlin. On entend le gros rire d’Armand Silvestre alternant avec la jovialité plus délicate de Blémont. D’Hervilly crible de ses attaques Valade, pâle comme un Arabe ; Valade ne répond qu’un seul mot, mais qui porte. Son inséparable, Mérat, monte l’escalier, annoncé par sa canne qui traîne de marche en marche, fumant son étemel cigare : s’il trouve l’Entresol un peu trop calme, il lance une ou deux pierres dans la mare parnassienne : « un peu de passion ne nuit pas », ou encore « les Prunes de Daudet sont enfantines, mais il y a là deux ou trois vers gentils ». Les Impassibles, qui n’ont pas pardonné à l’auteur du Parnassiculet, éclatent en imprécations, et Mérat enchanté fait sa sortie, précédé de son éternel cigare, suivi de sa canne[18].

Certains jours, l’art est un peu oublié pour la politique ; comme ce sont des jeunes, donc des opposants, le passage Choiseul est républicain ; Ricard et Verlaine font assaut de déclamations révolutionnaires, ce qui, dit Verlaine, « fait sourire la splendide barbe flave de notre éditeur et ami Lemerre, aux dieux pareil[19] ».

Tel est le milieu, qui n’est pas homogène : la librairie est ouverte à tous ; l’Entresol n’est pas sévèrement réservé aux Parnassiens : beaucoup d’écrivains, restés indépendants, ou de simples lettrés, fiéquentent le Passage, attirés, dit Bergerat, par le bruit d’ailes des Muses[20]. Les peintres aussi viennent là en camarades : Feyen-Perrin, Manet, Fantin qui, en 1872, groupe dans son tableau intitulé Coin de Table, une douzaine des habitués de l’Entresol[21]. Ce n’est pas une académie, ce n’est pas une petite chapelle, c’est un syndicat qui, nous l’avons dit, veut se défendre, et par conséquent attaque. On a prétendu que c’était une école de dénigrement, et que, par émulation avec leur maître, les disciples de L. de Lisle se déchiraient entre eux. C’est fort exagéré : il y avait simplement entre ces jeunes gens spirituels des assauts d’esprit où l’on se portait des coups, non pas avec des fleurets démouchetés, mais avec des épées à pointe d’arrêt. C’était une manière de se faire la main, de se tenir en forme, et l’on n’en restait pas moins amis, serviables, faisant front contre l’ennemi du dehors, le bourgeois qui n’aime pas les vers. Pourquoi se jalouserait-on, puisque personne n’est encore connu[22] ? Seul, le grincheux Xavier de Ricard, qui réussit peu dans ce petit monde, niera la camaraderie parnassienne[23]. Ce n’est qu’un propos de raté. La vérité, c’est qu’il se noue là des amitiés pour toute la vie : quarante ans plus tard, Sully Prudhomme écrira à Coppée, à propos de la médaille qu’on veut lui offrir pour ses noces d’argent avec l’Académie Française : « il y aura bientôt un demi-siècle que la même vocation nous a réunis dans la librairie de Lemerre, et depuis lors le culte de notre art, qui avait créé nos premiers liens d’estime et d’affection n’a cessé de les resserrer toujours davantage dans la région sereine de la poésie ». En lui remettant cette médaille au nom des souscripteurs, le 23 mars 1907, Coppée s’adresse à son vieux camarade avec la même chaleur d’amitié juvénile : « tous connaissent notre réciproque affection, et savent bien que, au seul mot d’amitié, vibrent dans votre cœur et dans le mien deux échos absolument pareils, purs et sonores comme deux belles rimes[24] ». Sont-ce là propos d’hommes arrivés, et destinés à la galerie ? Leur émotion actuelle embellit-elle leurs souvenirs ? Etaient-ils aussi vibrants que Cela à leurs débuts ? Exactement les mêmes. Un seul fait suffira comme document : Villiers de l’Isle-Adam étant tombé dans la détresse, ils se cotisent entre eux, discrètement, pour faire vivre le Parnassien malheureux ; ils versent entre les mains du trésorier, Mallarmé, chacun cinq francs par mois[25]. C’est peu, et c’est beaucoup pour eux, car ils ne sont pas riches. Seul l’hôte du Passage Choiseul s’est enrichi. Les pauvres poètes sont même un peu jaloux quand ils apprennent que Lemerre vient d’acheter à Ville-d’Avray la villa du poète Étienne ; l’heureux éditeur, qui, décidément, a toutes les chances, a trouvé dans un kiosque de la propriété quatre fresques de Corot, authentiques : leur vente rembourse, et au delà, l’acquisition de tout le domaine. Traduisant l’envie, assez explicable, des artisans de cette fortune, Verlaine s’écrie : « Il marche dans nos vers[26] ! » Cette petite jalousie passe vite ; les Parnassiens comprennent tout ce qu’ils doivent à l’intelligent commerçant qui, tout en faisant sa fortune, les a aidés à conquérir leur gloire : ne fût-ce qu’en leur donnant l’hospitalité dans son entresol, il leur a fourni ce qui leur manquait jusque-là, un centre. Ils lui restent reconnaissants. Sans qu’il s’en doute, Coppée et Sully Prudhomme intriguent pour faire décorer leur éditeur, en 1884[27]. Ils font mieux : au banquet du mariage de Mlle Alphonse Lemerre, le 14 octobre 1892, Coppée lit un sonnet, d’ailleurs assez ordinaire, qui ne vaut que par le début et par la fin :


Poète de vingt ans, je t’ai vue au berceau.
Qu’elle est loin la chanson du Passant à Silvie !
Que de feuillets tournés du livre de ma vie !
De celui de ce jour lirai-je le verso ?…
Et c’est un sentiment très doux qui me pénètre,
En t’offrant, Jeanne, ainsi qu’aux fils qui te naîtront,
Les vœux ardents du vieil ami qui t’a vu naître.


Puis il lit le sonnet envoyé de Lyon par Sully Prudhomme, moins personnel, plus spirituel, et plus parnassien :


La muse du Parnasse avait sur ses genoux
Fait à ses nourrissons un nid déjà prospère,
Lorsque Jeanne est éclose. Un laurier pour Lemerre !
Il fut en la créant plus poète que nous.

Et ce poème heureux dont nos vers sont jaloux,
Car il n’a pas à craindre un suffrage éphémère,
Lui non plus n’est pas né sans Muse : il a sa mère,
Dont la grâce en a fait le charme vif et doux.

À l’envi l’un de l’autre ils l’ont orné sans cesse,
Avec tant d’art qu’il passe en exquise finesse
Tous les plus fins joyaux du passage Choiseul.

L’amour, rimeur parfait, y met le sceau du Maître,
Et le jeune chef-d’œuvre, édité pour un seul,
Va, se perpétuant d’âge en âge, renaître[28] !



  1. Theuriet, Souvenirs, p. 138-139, 240-241.
  2. Id., ibid., p. 247.
  3. Lepelletier, Verlaine, p. 90, 137 ; Theuriet, p. 241.
  4. L. Tailhade, Quelques Fantômes, p. 183 ; Theuriet, p. 241-242.
  5. Laurent Tailhade, ibid., p. 188 ; Bergerat, Souvenirs, II, 161.
  6. Theuriet, ibid., p. 242.
  7. Tailhade, ibid., p. 189-191.
  8. Theuriet, p. 243-244.
  9. Bergerat, Souvenirs, II, 199.
  10. Theuriet, Souvenirs, p. 245 ; Bergerat, Souvenirs, II, 151.
  11. Bergerat, ibid., p. 160.
  12. Nouvelles Littéraires du 18 février 1928.
  13. Bergerat, ibid., p. 151, 154.
  14. Quelques Fantômes, p. 199.
  15. Bergerat, Souvenirs, II, 155-157 ; Verlaine, IV, 294.
  16. Il disparaît du passage Choiseul après sa brouille avec Lemerre. Verlaine, IV, 296 ; Bergerat, II, 164-165 ; Laurent Tailhade, Quelques Fantômes, p. 189.
  17. Verlaine, IV, 296.
  18. Id., ibid., p. 294-295 ; cf. sur Mérat, l’article amical de M. Prévost dans le supplément littéraire du Figaro, 12 janvier 1929.
  19. Ibid., p. 295 ; cf. Mercure de France, 16 novembre 1909, p. 230.
  20. Souvenirs, II, 151.
  21. Verlaine, IV, 297.
  22. L. Tailhade, Les Commérages de Tybalt, p. 183 ; Theuriet, Souvenirs, p. 247.
  23. La Revue (des Revues), février 1902, p. 302.
  24. P. p. Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 841-842.
  25. Monval, R. D. D.-M., Ier octobre 1923, p. 670-671.
  26. Bergerat, Souvenirs, II, 177.
  27. Monval, Correspondant du 25 septembre 1927, p. 828-829.
  28. Id., ibid., p. 831.