Histoire du Parnasse/Conclusion

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Éditions "Spes" (p. 459-463).

CONCLUSION

Pris entre le Romantisme et le Symbolisme, le Parnasse n’est pas écrasé, tant il est solide. Il résiste même à des critiques dont je reconnais pourtant la puissance. M. Maurras lui reproche de n’avoir pas eu même le simple talent, parce qu’il aurait manqué de génie : « le plus adroit mécanicien a besoin de la force de l’imagination et de la sensibilité. Il en faut, et beaucoup,… pour réussir quelque sonnet qui soit néanmoins un poème. Les Parnassiens manquent de ces dons essentiels[1] ». Pourtant il paraît difficile de refuser du génie à Baudelaire, à Leconte de Lisle, peut-être même à Verlaine et à France. L’argument ne vaut donc pas, pas plus que celui-ci : le Parnasse manquerait d’unité, politique ou sociale : « toutes les habiletés du monde… ne sauraient déguiser ici les symptômes flagrants du mal parnassien. Or, c’est le même mal qui sévit devant nous en morale et en politique, en philosophie sociale : cette impuissance à réduire les formes, les pensées, les visions, les rêves, à la loi d’aucune unité[2] ». À ce compte-là nous devrions condamner l’École Classique elle-même ; car à quel plus petit multiple commun pourrions-nous réduire Racine, Bossuet et La Fontaine ? Le Parnasse n’a ni système politique, ni doctrine religieuse, c’est vrai ; mais il a tout de même son unité artistique, car il a prêché et réalisé la perfection du grand vers ; c’est parce qu’il a forgé et trempé à nouveau l’alexandrin que, récemment, on a pu célébrer la gloire de la versification traditionnelle[3]. Grâce au Parnasse, les esprits les plus affranchis de toute règle sentent une force obscure les ramener à la régularité : Mme de Noailles a beau dire qu’elle a, dès treize ans, rejeté toutes les entraves classiques, et qu’elle ne les a plus jamais supportées depuis, je me demande ce que Heredia aurait pu critiquer dans cette prière À une Statuette de Tanagra :


Sois agréable aux dieux, Vierge de l’Acropole !
Tu dores mon foyer de ton passé vermeil.
Dans ma demeure obscure, ainsi qu’une auréole
Je vois derrière toi se lever le soleil[4]


C’est, presque, du Plessis. — La beauté de l’art parnassien s’impose avec une telle évidence que même Zola s’inclinait : « on ne saurait leur refuser un don merveilleux : celui de la forme. Ils ont poussé la science du vers à une perfection incroyable… La langue française, sous leurs doigts, a été travaillée comme une matière précieuse. Les plus médiocres sont parvenus à laisser des pièces d’une facture irréprochable[5] ».

Mais la poésie parnassienne est-elle irréprochable au fond comme dans sa forme ? Les classiques, les romantiques, nous tendent deux belles coupes, d’argent et d’or, où ils ont versé le vin le plus pur, le plus généreux. Ces coupes semblent encore plus belles, parce que la liqueur est de l’ambroisie : ce vin semble plus réconfortant, ou plus enivrant, parce que la beauté de la coupe est attirante. C’est l’art d’autrefois, qui est beauté et vie.

Le Parnasse nous présente un verre de Salviati, irisé, orné de gemmes, avec lequel il est assez difficile de boire ; la liqueur qu’il contient est parfois bien amère : c’est de l’Art pour l’Art.

Dans l’Histoire du Romantisme en France, j’ai comparé l’art classique et son rival à deux salles de musée : dans l’une, la sculpture classique très pure, un peu froide ; dans l’autre, la peinture romantique, toute grouillante de mouvement. Poussons une dernière porte : nous arrivons à l’exposition parnassienne, à la salle Benvenuto Cellini : là les élèves de Leconte de Lisle se groupent autour de leur maître. Ce salon ressemble à un magasin d’antiquaire ; un peu de désordre, de fouillis ; beaucoup de bon, et quelques à peu près ; mais il y a un catalogue, par ordre alphabétique, ce qui permet de passer vite devant les inconnus médiocres, et de s’arrêter devant les célébrités. On a demandé, pour la couverture de ce catalogue une aquarelle, genre Rochegrosse, à Théodore de Banville : le poète s’est contenté de transcrire sa description de la caverne qui sert d’atelier à Vulcain : « elle est toute revêtue de plaques en cuivre rouge, retenues par des clous de fer brillant. Au fond, on aperçoit, rutilant comme une mer, les métaux en fusion. Par moments de grandes flammes rouges font étinceler des colonnes d’or rouge aux chapiteaux de rubis… Le long des murs, des statues, des trépieds, des boucliers, des bijoux attachés aux colonnes. Sur des coffrets, et par terre, des fouillis d’escarboucles et de pierres précieuses[6] ». L’ensemble de l’Exposition parnassienne est éblouissant et rigide. Les visiteurs qui aiment la couleur et la ligne sont enchantés. Les bourgeois qui préfèrent la peinture sentimentale ou les types gracieux, sont déçus, n’osent l’avouer, et s’éclipsent. Aussi n’y a-t-il jamais foule, mais les connaisseurs sont ravis.

Il est difficile d’imaginer qu’on puisse jamais approcher de la perfection plus près que Leconte de Lisle et Heredia. Aussi, est-on surpris en lisant dans Catulle Mendès que la valeur du Parnasse est surtout dans son avenir : « nous avons été, nous sommes les escarmouches de la future victoire. Grâce à nous, qui avons définitivement vaincu les élégiaques et les débraillés, ennemis du rythme et de la langue, les pleurards imbéciles et les cyniques rieurs, enfants dégénérés du grand Lamartine et de l’admirable Musset, — grâce à nous qui avons proclamé et démontré la nécessité de ne pas compter sur l’inspiration seule, de l’exalter par le travail, et de l’épurer par la soumission aux règles sacrées, — grâce à nous les poètes nouveaux pourront se développer sans entraves. Nous avons préparé la besogne, ils l’achèveront[7] ». Chose bizarre, cette idée fausse a plu à l’esprit le plus ratiocinant de toute la critique : Brunetière adopte le rêve de Mendès ; il souhaite qu’il vienne un jour un poète dépassant les Parnassiens sur leur propre voie, et les glorifiant de sa gloire[8]. Soyons plus prudents, écartons les chimères, et tenons-nous en à l’art qu’ils ont réalisé : il a sa grandeur, une beauté secrète, cachée à beaucoup d’esprits, et qui n’apparaît qu’aux artistes généreux ; Barrès est peut-être celui qui l’a le mieux expliquée : « le Parnasse, où personne n’a pensé bassement, doit être loué comme une école de travail minutieux et de respect. Des esprits nobles et libres s’y éveillèrent. Chez les plus modestes des poètes qui apprirent de Leconte de Lisle à travailler le vers…, un anthologue peut trouver le chef-d’œuvre qui sauve un nom et enrichit une littérature[9] ».

Cette grandeur est-elle glaciale, et comme figée ? Oui, et non ; oui, si on les compare à la fièvre romantique ; non, si on les juge en eux-mêmes. Il en est de ces artistes comme des personnes réservées que l’on rencontre dans la vie réelle ; elles paraissent bien froides, surtout si on les compare aux gens démonstratifs ; de ceux-ci, on se blase vite ; ils sont tout en gestes. Bien simple serait celui qui croirait qu’il y a quelque chose de sincère derrière leur gymnastique sentimentale. Au contraire, les gens d’apparence réfrigérante se révèlent tout à coup exquis, dans un grand et dur moment de la vie ; leur poignée de main devient chaude et prenante ; leur figure se détend en un sourire rapide ; on lit dans leurs yeux une sympathie vraie. Alors le courant s’établit, une fois qu’on a deviné, sous la froideur apparente, la chaleur secrète. De même pour les Parnassiens : ils ne se prodiguent pas, ils ne se racontent pas ; ils ont leur secret, qu’il faut découvrir. Je me rappelle avoir vu en Hollande, dans une église de Bréda, un merveilleux tombeau d’albâtre représentant un duc et sa duchesse ; malgré l’ingratitude de la matière, le sculpteur a si bien rendu les traits des deux gisants qu’on peut deviner sur leurs figures émaciées le mal dont ils sont morts. Le douloureux amenuisement des traits tirés, la blancheur sinistre de l’albâtre font presque reculer le visiteur devant ce triomphe de la mort. Mais le guide approche une lumière du pied nu de la jeune femme, et la chair reprend aussitôt le rose adorable de la vie. J’ai tâché, au cours de cette histoire du Parnasse, d’être le guide qui révèle une beauté, niée parce qu’elle est cachée.

Ainsi ceux qui demandent aux poètes autre chose qu’une distraction passagère, peuvent fréquenter avec confiance ces Parnassiens qu’on leur avait dits être distants. Dans cette réunion de talents si variés, chacun de nous trouvera son poète de prédilection, son livre de chevet. Les vrais amateurs d’art peuvent y goûter la plus riche variété instrumentale : l’orchestre est au grand complet.

Loin de les dénigrer, nous devrions glorifier ces bienfaiteurs de notre vie intellectuelle. Ceux qui n’ont pas le moyen de s’offrir un Raphaël, ni même un Bouguereau, peuvent toujours acheter un volume chez Lemerre. Dans notre volonté fatiguée, tel d’entre les Parnassiens réveillera l’énergie romaine. Dans notre âme diminuée par la vie, tel autre ressuscitera la noblesse. Dans notre existence un peu terne tous mettront la splendeur de l’art.


  1. Barbarie et Poésie, p. 166.
  2. Id., ibid., p. 6-7.
  3. André Dumas, Figaro littéraire du 31 octobre 1925.
  4. Revue de Paris, 15 juin 1928, p. 729-730, 740.
  5. Documents littéraires, p. 177.
  6. Le Forgeron, p. 286.
  7. La Légende du Parnasse, p. 303.
  8. Histoire et Littérature, II, 233.
  9. Amori et Dolori Sacrum, p. 269.