Histoire du Parnasse/L’Hindoustan

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Éditions "Spes" (p. 195-207).

CHAPITRE V
L’Hindoustan

Qui donc l’a entraîné vers l’Inde ? Était-ce un souvenir nostalgique de sa prime jeunesse ? Était-il vraiment allé aux Indes ? On le taquinait là-dessus au Parnasse : à ceux qui lui posaient la question, il demandait à son tour, en souriant, s’il était très important que Chateaubriand fût allé, ou non, en Amérique[1]. En réalité, Leconte de Lisle avait fait le voyage, non en touriste, mais en fils de commerçant, et n’avait guère mordu au négoce[2]. Il avait gardé de l’Inde la vision d’une nature plus belle encore et plus puissante que celle de son île, l’amour des animaux monstrueux. Quant à l’Inde religieuse, il ne l’avait même pas soupçonnée, et ce n’est pas lui qui l’a révélée au grand public ; il a un précurseur : Lamartine, dès 1838, trouve que la philosophie indienne éclipse toutes les autres : « c’est l’Océan, nous ne sommes que ses nuages » ; il fait revivre une partie des religions orientales dans La Chute d’un Ange. Dans son troisième Entretien, il raconte son enthousiasme, la première fois qu’il lut les Védas : « je jetai des cris, je fermai les yeux, je m’anéantis d’admiration dans mon silence… Je m’agenouillai devant la fenêtre au soleil levant, d’où jaillissait moins de splendeur que de la page, etc.[3] ». D’autres, souffrant comme Leconte de Lisle du dessèchement de leur foi, ont fait plus que lire une traduction des livres sacrés de l’Inde ; ils sont partis en pèlerinage d’incroyant : « je m’en vais, dit Loti, dans cette Inde, berceau de la pensée humaine et de la prière, non plus comme jadis pour y faire escale frivole, mais, cette fois, pour y demander la paix aux dépositaires de la sagesse aryenne, les supplier qu’ils me donnent, à défaut de l’ineffable espoir chrétien qui s’est évanoui, au moins leur croyance, plus sévère, en une prolongation indéfinie des âmes ». Il pénètre jusqu’aux sages de Bénarès qui, tout en lui expliquant leurs mystères, lui conseillent de rester chrétien ; s’adressant à ses frères inconnus, Loti conclut : « ce qu’ils ont commencé de m’apprendre, je n’essayerai pourtant pas de le redire… Après un semblant d’initiation qui a duré si peu de jours, comment me croirais-je capable d’enseigner ? Le peu que je saurais dire ne saurait que déséquilibrer[4] ». C’est assez bien l’avis de Guizot comparant l’Orient au christianisme[5]. Ce n’est pas là l’état d’âme de Leconte de Lisle.

On a prétendu que le poète avait subi l’attraction du bouddhisme non pas directement, mais par l’intermédiaire de Schopenhauer. C’est peu probable, car, énumérant à Challemel-Lacour ses disciples de France, Schopenhauer ne prononce même pas le nom de Leconte de Lisle[6]. L’influence subie est autre : en 1846, Burnouf publie son Introduction à l’histoire du Bouddhisme : un monde nouveau est révélé au poète. Il avait déjà commencé l’histoire poétique de la religion grecque ; il va maintenant se plonger dans l’abîme bouddhique. Dès 1847, La Princesse inaugure la manière hindoue de Leconte de Lisle, désormais pris, pour longtemps, pour toujours peut-être, par l’Extrême Orient[7]. L’Inde va lui fournir la splendeur touffue, la beauté compliquée qui transformeront son matérialisme d’occidental en une œuvre d’art orientale. Seulement, il y a bien des réserves à faire : son pessimisme sombre paraît plus noir encore, par contraste, dans ce nouveau cadre brillant. Puis son histoire poétique de l’Inde renferme plus de poésie que d’histoire. Il y a des poèmes où l’on se sent désorienté comme dans L’Arc de Civa. La fin en est incompréhensible, et ce n’est pas la faute des hindous : leur légende est altérée par Leconte de Lisle[8]. Bien entendu les détails pittoresques sont toujours exacts ; le poète est fier de son érudition asiatique, qu’il déclare infaillible : un de ses correspondants lui reprochant d’avoir placé dans la main d’un fakir une citrouille : « je ne l’ai pas mise là au hasard, répond-il. Tous les détails de la vie hindoue que j’énumère ici me sont spécialement connus. C’est bien d’une citrouille et non d’une calebasse que se servent les fakirs chanteurs ». Puis, avec la pitié dédaigneuse de l’érudit spécialisé : « Du reste, comme vous le savez, ce sont deux courges qui ne diffèrent que de forme[9] ». Mais, avec des détails vrais, on peut construire des ensembles faux. Son érudition hindoue ne va pas jusqu’au respect absolu de la vérité quand la beauté est en jeu ; sur la tête d’un de ses héros il met tranquillement la tiare de Saïtapharnès, et nous convoque pour admirer cette belle restitution[10]. Il lui reste le mérite de faire entrer dans le domaine littéraire une science abstruse ; comme l’a dit heureusement Schuré, grâce à lui « derrière la Grèce qui limitait l’horizon classique, on aperçoit l’Himalaya[11] ». Mais est-ce bien l’authentique Himalaya, ou un décor de théâtre ?

Avant de critiquer son hindouisme, il me faut faire un aveu : n’ayant sur le brahmanisme et le bouddhisme que les connaissances du français moyen, je me suis documenté dans l’ingrate Introduction de Bumouf, et j’ai consulté Les Sources de M. Vianey, ce qui inspire déjà une certaine défiance pour le monde hindou de Leconte de Lisle, monde qui finit par sembler obscur, à force de lumière aveuglante. Puis j’ai complété ces notions sommaires, en consultant les monographies des spécialistes, de ceux qui peuvent juger Leconte de Lisle du haut d’une science vraie. Le poète décrit magnifiquement la façade de l’Inde religieuse ; il n’en voit pas la profondeur. On apprend plus sur l’âme hindoue dans un simple article de revue sur un collège de l’Hindoustan, par quelqu’un qui y a vécu, que dans tous les Poèmes antiques[12].

Le contempteur du christianisme n’aime plus que le brahmanisme, et nous promène d’étonnements en stupeurs dans son inintelligible Vision de Brahma[13]. Est-ce notre faute, ou la sienne, si nous ne comprenons pas ? Schuré accuse nettement le poète de n’y avoir rien compris lui-même : « il ne se doute pas de ce que signifient les trois mondes… L’univers résulte de la collaboration et de l’interpénétration de ces trois puissances : Brahma est le monde de l’Esprit, où sont les Archétypes ; Vichnou le monde des âmes et des forces vitales ; Siva le monde des corps physiques et de la matière. De ces trois mondes, le premier ergendre le second, et le second engendre le troisième. Le premier pénètre et voit les deux autres ; le second voit le troisième ; mais le troisième ne perçoit que lui-même. Le but du sage est de parvenir à cet état où l’on voit le monde à travers la lumière de l’esprit, où l’univers commence à devenir transparent. Telle est l’auguste vérité[14] ». Si c’est bien là la vérité, auguste ou non, si Schuré n’a pas ajouté un peu de précision occidentale aux nuages brahmaniques, Leconte de Lisle est dans l’erreur. À coup sûr, il choque notre logique européenne lorsqu’il nous représente Brahma consultant sur la création Hâri, c’est-à-dire Bhagavat. Bhagavat n’a rien à apprendre à Brahma sur la création du monde, puisque ce même Brahma a été chargé par ce même Bhagavat de créer ce même monde[15].

Mais, dans les Poèmes antiques, ce Bhagavat n’est autre que Çakia-Mouni, c’est-à-dire le Bouddah. Que veut dire ce mélange de brahmanisme et de bouddhisme ? Je sais bien qu’il est alors à la mode en France, et non pas seulement en France : Miss Gladys Falshaw constate, avec une sorte de joie, que Leconte de Lisle a mélangé et fondu ces deux doctrines dans La Vision : l’Esprit suprême parle de son néant sublime, et pourtant les bouddhistes ne croient pas à un être suprême. Le brahmanisme, en revanche, ne parle pas du néant. Conclusion : « l’imagination du poète français l’a entraîné, mais, en modifiant sur ce point la pensée hindoue, cette admirable analyse n’a fait que lui donner plus de profondeur et de force[16] ». C’est très bien ; mais alors ce que Leconte de Lisle nous enseigne n’est plus ni le brahmanisme ni le bouddhisme : c’est une révélation nouvelle ; Leçon te de Lisle est-il donc une dernière incarnation du Bouddah ? Comprendrons-nous mieux le dogme de la Maïa, qui termine La Vision de Brahma, et qui reparaît souvent dans le reste de l’œuvre ? Ici, Miss Gladys Falshaw cesse d’admirer : elle s’arrête, stupéfaite, et se refuse à comprendre[17]. Cherchons donc un autre interprète : l’auteur d’une thèse sur La Maya nous apprend que ce mot, aux Indes, a plusieurs sens, et il en donne quelques-uns : intelligence, science, rites sacrés, pouvoir, g’oire, activité prodigieuse, magie, déception, illusion, etc.[18]. M. Barth a une autre explication : dans le brahmanisme, « le monde fini n’existe pas ; il est le produit de la Mâyâ, de la magie décevante de Dieu, un pur spectacle où tout est illusion, le théâtre, les acteurs et la pièce, un « jeu » sans objet que l’Absolu « joue » avec lui-même. Il n’y a de réel que l’ineffable et l’inconcevable[19] ».

Dans tout cela, quel est le sens choisi par Leconte de Lisle ? Le dernier ? On aurait beau rapprocher les différents textes où il parle de la Mâyâ sans la définir, il est à peu près impossible d’en tirer une théorie claire ; Hâri l’explique ainsi à Brahma :


J’ai mis mon Énergie au sein des Apparences,
Et durant mon repos j’ai rêvé l’Univers…

Toute chose depuis fermente, vit, s’achève ;
Mais rien n’a de substance et de réalité,
Rien n’est vrai que l’unique et morne Éternité :
Ô Brahma ! toute chose est le rêve d’un rêve.

La Mâyâ dans mon sein bouillonne en fusion,
Dans son prisme changeant je vois tout apparaître ;
Car ma seule Inertie est la source de l’Être :
La matrice du monde est mon Illusion[20].


Nous continuons à ne pas comprendre, à moins d’en revenir à l’identification de tout à l’heure, et à la mettre en équation : Hari = Bhagavat = Çakia-Mouni = le Bouddah : M. Elsenberg va nous aider à résoudre cette équation : quand Leconte de Lisle parle de la Mâyâ, ce n’est pas L’illusion Brahmanique qu’il sous-entend, mais L’Avidya des bouddhistes, c’est-à-dire le pur néant[21].

Ce n’est donc pas un problème de métaphysique qui est en jeu, mais bien une question morale, et qui touche au Nirvana. Leconte de Lisle veut chercher dans l’impassibilité hindoue un refuge à sa tristesse, à ses déceptions[22]. Volontiers il dirait, à peu près comme son ami Baudelaire :


Bhagavat ! prends pitié de ma longue misère.


Qu’est-ce donc au juste que le Nirvana ? Burnouf reproduit la définition qu’en donnait Çakia-Mouni, et reconnaît franchement que c’est « un pur galimatias philosophique : beaucoup de mots pour peu d’idées » ; que ce mot a le sens d’extinction, de feu qui s’éteint, et qu’en somme le Nirvâna correspond au vide absolu[23]. Cherchant, avec son bon sens d’occidental à mettre un peu d’ordre dans ce fatras, Burnouf résume lui-même, en quelques lignes qui durent donner un frisson de joie au poète « affranchi », la pure théorie : « le Nirvâna est pour les théistes l’absorption de la vie individuelle en Dieu, et pour les athées l’absorption de cette vie individuelle dans le néant. Mais, pour les uns et pour les autres, le Nirvâna est la délivrance : c’est l’affranchissement suprême[24] ». Voilà la doctrine de salut que Leconte de Lisle va prêcher à ses frères de misère : la douleur provient du désir ; le nirvâna, c’est la mort du désir, donc de la douleur ; pour atteindre au nirvâna il faut renoncer à tout, à la pensée, à l’action[25]. Pour récupérer le bienheureux néant qui était notre lot avant la vie, pour ne pas être exposé à des avatars, pour ne plus entendre le rugissement de la vie éternelle, il suffit de passer du mode de « Pavritti », ou existence, à celui de « Nirvrïtti », ou cessation, repos : alors, dit Burnouf, « l’homme tombe dans le vide absolu, c’est-à-dire est anéanti pour jamais… Ce vide est un bien, quoiqu’il ne soit rien, car hors de là l’homme est condamné à passer éternellement à travers toutes les formes de la Nature, condition à laquelle le néant même est préférable[26] ».

Nous voilà loin des transmigrations stellaires du Club Théagogique ! Leconte de Lisle se cramponne maintenant à cette philosophie désenchantée que masque le sortilège des beaux vers. Dans ces nuages noirs, le génie du poète projette la blancheur froide de sa poésie. Par instants, des descriptions merveilleuses de la nature hindoue colorent ces pensées désolantes de tous les feux du prisme. L’art du poète est d’une habileté suprême. N’en prenons qu’un exemple, dans le Baghavata-Pourana : Brahma considère que la Terre est plongée dans l’Océan, et qu’il faudrait faire un effort pour retirer la divine terre de l’abîme : « pendant qu’il’ réfléchissait ainsi, il sortit tout à coup de la cavité de son nez un petit sanglier de la longueur du pouce. Au moment où Brahma le regardait, l’animal qui se tenait suspendu dans l’air, acquit en un instant la taille d’un éléphant… Le Dieu ayant vu cette forme de sanglier se livra à mille réflexions diverses[27] ». Et pareillement le lecteur français se livrerait à des réflexions diverses, plutôt gaies ; mais Leconte de Lisle n’a garde de conserver cette partie dangereuse de l’épisode, et les Kinnaras, les divins musiciens, chantent l’exploit de Bhagavat qui, répondant aux prières des Richis, s’apprête à sauver la Terre


Le divin Sanglier, mâle du sacrifice,
L’œil rouge, et secouant son poil qui se hérisse,
Tel qu’un noir tourbillon, un souffle impétueux,
Traversant d’un seul bond les airs tumultueux,
Favorable aux Richis dont la voix le supplie,
Suivait à l’odorat la Terre ensevelie.
Il plongea sans tarder au fond des grandes Eaux ;
Et l’Océan souffrit alors d’étranges maux,
Et, les flancs tout meurtris de la chute sacrée,
Étendit les longs bras de l’onde déchirée,
Poussant une clameur douloureuse et disant :
— Seigneur ! prends en pitié l’abîme agonisant ! —
Mais Bhagavat nageait sous les flots sans rivages.
Il vit, dans l’algue verte et les limons sauvages,
La Terre qui gisait et palpitait encor ;
Et, transfixant du bout de ses défenses d’or
L’Univers échoué dans l’étendue humide,
Il remonta, couvert d’une écume splendide[28].


Tout cela, qui nous semble plutôt obscur, Th. Gautier l’a pourtant compris, car sa propre érudition était vaste, et s’étendait jusqu’à l’Inde. Il a surtout fort bien expliqué l’impassibilité, la véritable impassibilité du poète : « il se dégage des vers de Leconte de Lisle un désir d’absorption au sein de la nature, d’évanouissement dans l’éternel repos, de contemplation infinie et d’immobilité absolue qui touche de bien près au nirvana indien… Mais toujours, par quelque trouée, apparaît la pensée sereine du poète dominant son œuvre, comme le sommet blanc d’un Himalaya, dont aucun soleil, même celui de l’Inde, ne saurait fondre la neige étemelle et immaculée[29] ». Les artistes, les initiés admirent ; mais le public ? L’accident arrivé à l’auteur de Bhagavat est documentaire ; Sainte-Beuve le lui avait en quelque sorte prédit ; dès 1852, il avait remarqué dans les Poèmes antiques toute la série des pièces védiques : les ayant examinées, il considéra que cette philosophie était peu claire, que Mâyâ ne pouvait pas être la créatrice du monde si elle était d’abord


l’unique, l’éternelle et sainte Illusion[30].


Il conseilla à Leconte de Lisle de se défier de l’Hindoustan, qui est malsain. Tout en admirant fort Midi, il s’inquiéta de la fin de la pièce : « dans cette dernière partie, le poète, en traduisant le sentiment suprême du désabusement humain, et en l’associant, en le confondant ainsi avec celui qu’il prête à la nature, a quitté le paysage du midi de l’Europe, et a fait un pas vers l’Inde. Qu’il ne s’y absorbe pas[31]. » Leconte de Lisle dédaigne le conseil, et s’absorbe dans l’Inde. Il s’éprend d’une passion malheureuse pour le jeu des mots rébarbatifs, des noms de divinités plus surprenants encore pour nous que Poséidôn ou les Moires. À défaut du lexique que nous regrettons de ne pas trouver à la fin des Poèmes, nous finissons à la longue par comprendre certains mots : ainsi Sûryâ nous surprend jusqu’au moment où nous devinons que cela veut dire le Soleil. Pour tous les autres vocables Leconte de Lisle dédaigne de traduire ou même de donner une indication ; nous sommes obligés de quêter de droite et de gauche des explications : Bumouf nous enseigne qu’il ne faut pas confondre l’Açôka, qui est un arbre à fleurs, avec le roi Açôka qui est mêlé à la légende de Pûrna[32]. Mlle Gladys Falshaw est d’un secours précieux : elle nous apprend que les Kinnaras sont des musiciens divins à têtes d’âne, que les pippalas sont des arbres à fleurs, que les Umrahs sont des soldats, que les Kokilas sont de simples coucous[33]. Nous finissons même par regretter presque d’être trop bien renseignés : dans Bhagavat, les trois brahmanes marchent vers Kaîlaça, la montagne sainte,


où les Kalahamsas chantent sur les érables.


Nous rêvons à ce que peuvent être ces Kalahamsas qui charment le repos du Dieu. Ce sont probablement des génies de l’air, ou tout au moins des oiseaux du paradis. Impitoyable, Mlle Falshaw traduit : des oies[34] ! Désillusion ! À partir de ce moment on se refuse à s’extasier devant les mots hindous que l’on ne comprend pas. C’est justement à cette défiance de l’inconnu que furent en proie les premiers auditeurs de Bhagavat.

C’était dans le salon du peintre Jobbé, beau-frère du sculpteur Jacquemart ; on y voyait Glaize, le peintre des Illusions Perdues, bien capable de comprendre la mélancolie du poète. Il y avait là encore Mme Sandeau, et l’exquise maîtresse de la maison. Devant ce public artiste, un ami du poète, Paul de Flotte, député à la Législative, demande, exige que Leconte de Lisle dise des vers : de sa voix sonore, l’auteur commence à déclamer son Bhagavat. Dès le dixième vers, l’auditoire est dans la stupeur ; vers la fin, c’est une sorte d’effroi. Le poète, qui sent l’effet produit, n’ose pas s’arrêter et, dans son désespoir, va jusqu’au bout. Plus tard il avouera que, dans toute sa carrière, il n’a jamais gravi un calvaire pareil. Mais, sur le moment, sa lecture terminée, il reste muet, et c’est Paul de Flotte qui essaye de sauver la situation : personne n’ayant le courage d’applaudir, il s’avance vers Leconte de Lisle, et d’une voix que creuse l’émotion, il s’écrie : « Cher ami, pardon ! Ce n’est pas une tuile, c’est toute une cheminée que je vous ai fait tomber sur la tête ! » Du moins, c’est ainsi que le malheureux poète racontait la scène à ses intimes ; en réalité, l’impitoyable Flotte s’était exclamé : — Mon pauvre ami ! Ce n’est pas une tuile, c’est toute une cheminée qui nous tombe sur la tête[35] ! — À ce mot, Leconte de Lisle dut se rappeler le conseil de Sainte-Beuve : il s’était « absorbé » dans l’Inde ! À qui la faute ? Ce n’est pas tout à fait celle des auditeurs, au salon de Mme Jobbé. On se rappelle le succès des plaisanteries de Pailleron contre « les Ramas-Ravanas, et tous les fouchtras de Bouddha ». C’est toujours là l’opinion des profanes sur les beaux vers de Bhagavat.

Qu’en pense la critique ? En Angleterre on admire fort l’hindouisme de Leconte de Lisle. On déclare que Bhagavat est d’une beauté unique[36]. S’appuyant sur l’autorité de Swinbume, d’Edmund Gosse, et d’Arthur Symons, M. Whiteley met très haut l’auteur de tant de poèmes hindous[37]. La critique française est plus réservée : je ne vois guère que Jean Domis qui admire à fond, tout en voulant découvrir dans Valmiki une incarnation du poète, et, au travers de son désolant nirvana, des éclairs d’espoir dans l’au delà[38]. Les autres font des réserves : Xavier de Ricard ne voit dans son panthéon hindou que des fresques, mot qui semble bien ironique appliqué à un écrivain d’une conscience aussi minutieuse, d’un labeur aussi patient[39]. Barrès trouve cette philosophie inférieure, parce que l’auteur ne l’a exprimée que dans des fragments qui, si magnifiques qu’ils soient isolément, ne constituent pas une synthèse claire[40]. Jules Lemaître, amoureux de la lumière fine du ciel de France, proteste contre les rayons cuisants de Surya : il préfère à la flore hindoue les peupliers de la Touraine, à l’Himalaya ses coteaux modérés. Il déclare ce bouddhisme ahurissant et fiévreux comme une insolation[41]. Un autre, un admirateur zélé pourtant, croit que pour bien sentir cette poésie éclatante et chaude, il faut la lire au soleil, au beau soleil du Midi, sur les côtes de la Provence, dans cette nature qui rappelle la Grèce. Là on comprend mieux Leconte de Lisle : c’est le prêtre du temple hellène[42]. Est-ce bien, en effet, la lumière de l’Inde qui illumine les poèmes hindous de notre poète ? Sa vraie patrie littéraire n’est-elle pas plutôt la Grèce ? Prenons la plus belle peut-être de ses descriptions de lever de soleil dans le poème de Çunacépa :


La Nuit divine, enfin, dans l’ampleur des cieux clairs,
Avec sa robe noire aux plis brodés d’éclairs,
Son char d’ébène et d’or, attelé de cavales
De jais et dont les yeux sont deux larges opales,
Tranquille et déroulant au souffle harmonieux
De l’espace, au-dessus de son front glorieux,
Sa guirlande étoilée et l’écharpe des nues,
Descendit dans les mers des Dêvas seuls connues,
Et l’Est devint d’argent, puis d’or, puis flamboya,
Et l’Univers encor reconnut Sûryâ[43] !


Supprimez Sûryâ et les Dêvas : mettez à la place Hélios, les Démons, et vous voilà très loin de l’Inde, en pleine Grèce. Leconte de Lisle est un grécisant qui a fait le voyage de Bénarès sans sortir de sa bibliothèque. Ce bouddhisme brahmanique teinté d’hellénisme est très assimilable pour les Parnassiens ; ce seul côté du talent du maître exerce déjà une profonde influence sur l’École à ses débuts. C’est grâce à lui que, au Parnasse de 1866, nous trouvons le Nirvana de Louis Ménard, et, de Catulle Mendès, Le Mystère du Lotus, Le Dialogue d’Yama et d’Yami, L’Enfant Krichna, Kamadéva ; que, au Parnasse de 1869, figurent Le Rishi de Louis Ménard, surtout Le Disciple, ce bijou hindou : Catulle Mendès, sur l’indication bien probablement de Leconte de Lisle, a trouvé dans Bumouf la traduction du dialogue de Bhâgavat et de Pûrna : « si les hommes de Crônâparânta, ô seigneur, m’adressent en face des paroles méchantes, grossières et insolentes, s’ils se mettent en colère contre moi et qu’ils m’injurient, voici ce que je penserai de cela : Ce sont certainement des hommes bons que les Crônâparântakas, ce sont des hommes doux, ceux qui m’adressent en face des paroles méchantes, grossières et insolentes, eux qui se mettent en colère contre moi, et qui m’injurient, mais qui ne me frappent ni de la main ni à coups de pierres[44] ». De cette gangue le disciple de Leconte de Lisle tire cette jolie chose :


Si ces peuples, répond le Bouddha vénérable,
T’outragent, ô disciple aimé, que diras-tu ?
— Ces peuples sont doués, dirai-je, de vertu,
Car ils n’ont point jeté de sable à mes paupières,
Et, doux, ne m’ont frappé ni des mains, ni des pierres[45].


On trouve encore au Parnasse de 1876 un Crépuscule indien, de B. de Fourcaud. En dehors des trois recueils officiels de l’Ecole, Frédéric Plessis écrit Urvaçi ; Jean Lahor constelle son livre, L’illusion, de poésies védiques. Enfin on peut supposer, avec une quasi-certitude, que, sans Leconte de Lisle, V. Hugo n’eût pas introduit dans La Légende des Siècles cette Suprématie où Vayou, Agni et Indra rivalisent avec Brahma[46].

Pour mesurer l’intensité de l’influence bouddhiste de Leconte de Lisle sur la pensée des poètes qui l’entourent, on peut prendre la page que M. Paul Bourget a écrite sur l’enseignement de Viçvamitra dans le poème de Çunacépa :


La vie est comme l’onde où tombe un corps pesant :
Un cercle étroit s’y forme, et va s’élargissant,
Et disparaît enfin dans sa grandeur sans terme.
La Maya te séduit ; mais, si ton cœur est ferme,
Tu verras s’envoler comme un peu de vapeur
La colère, l’amour, le désir et la peur ;
Et le monde illusoire aux formes innombrables
S’écroulera sous toi comme un monceau de sables[47].


Le commentaire de M. Bourget étant de premier ordre, je me contente de le transcrire : « nous sentons peser physiquement sur nous la formidable pression sous laquelle le cœur de l’homme a ployé dans ces contrées d’une fécondité prodigieuse et meurtrière. La volonté individuelle s’est fondue à ce torride soleil, comme un métal dans un brasier trop ardent ; et la doctrine du nirvana, de la dispersion anéantissante et divine au sein de cet univers trop vaste, est apparue, conséquence inévitable de l’écrasement de l’être chétif sous la démesurée, la monstrueuse poussée de la création ». On voudrait que l’auteur de ces lignes conclût par la réponse victorieuse du stoïcisme chrétien : « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien ». Mais M. Paul Bourget, parnassien, ne fréquente pas Pascal. Au contraire, il développe le bouddhisme de Leconte de Lisle en le transposant sur le plan surnaturel : « ce n’est pas seulement par la production des formes que la nature peut écraser l’âme. N’y a-t-il pas une effrayante production des idées, une Inde aussi de la pensée, aux végétations multiples et monstrueuses, et l’effréné déploiment de la vie intellectuelle dans le domaine des systèmes, des arts et des rêves, ne peut-il pas produire sur un esprit moderne cette sensation d’accablement et d’impuissance finale que le paysage des bords du Gange infligeait aux fidèles de Çakya-Mouni ? Un bouddhiste sommeille, caché dans toute âme de civilisé trop assiégé d’idées. M. Leconte de Lisle n’a eu qu’à laisser parler ce bouddhiste en lui, pour célébrer, avec sincérité,… l’affranchissement par la renonciation[48] ».

Tous les Parnassiens ne se convertissent pas au bouddhisme du Maître. Quelques-uns voient même une certaine contradiction entre professer l’inanité de toutes choses, et se travailler à chanter la totale vanité. Jean Aicard, qui est leur porte-parole, reconnaît avec bonne foi que Leconte de Lisle lui-même se posait souvent ce problème. Mais Aicard va plus loin, et reproche au chanteur du Nirvana sa glorification du Néant, son indifférence au contraire pour ces « dix millions de Français, agissants et pensants, qui se moquent un peu de Çâkia-Mouni… Il passe en transfuge, renégat de l’humanité, du côté de ces dieux qui laissent la vie se tordre douloureuse au-dessous d’eux, sans daigner y prendre part[49] ».

Quoi que l’on pense par ailleurs de l’hindouisme, il y a une question de fait : nombre d’esprits lui demandent une philosophie religieuse pour remplacer la foi qu’ils ont perdue : une vague de néqbouddhisme a traversé l’Europe. Au musée Guimet siège l’Association française des Amis de l’Orient ; elle fait appel à Rabindranath Tagor[50]. Bien des causes ont déterminé ce mouvement, mais je ne crois pas exagérer l’importance de Leconte de Lisle en disant qu’il est pour quelque chose dans l’organisation de cette croisade bouddhique. Il a été discuté et nié par ses contemporains, mais les idées qu’il a soutenues sont toujours en marche : j’entends un lecteur de Rolla qui murmure :


Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.



  1. M. A. Leblond, p. 439.
  2. {{sc|Calmettes, p. 4 ; G. Bastard, Revue Bleue, 14 décembre 1895, p. 743.
  3. Latreille, Les Dernières années de L. de Lisle, p. 148.
  4. L’Inde (sans les Anglais), p. 5, 445, 454.
  5. Lettres de M. Guizot à sa Famille, p. 146-148.
  6. Challemel-Lacour, « Un Bouddhiste contemporains, R. D. D.-M., 15 mars 1870, p. 309-310.
  7. Dornis, préface des Contes en Prose, p. xxi ; cf. Welschinger, Débats du 16 août 1910.
  8. Poèmes Antiques, p. 26-31 ; cf. Vianey, Les Sources, p. 5-19.
  9. Revue, 1927, p. 302.
  10. Vianey, Les Sources, p. 106.
  11. Revue des Revues, Ier mai 1910, p. 36.
  12. Cf. le P. Lacouagne, Études du 5 août 1927, p. 304-322.
  13. Poèmes Antiques, p. 56-64.
  14. Revue des Revues, 15 mai 1910, p. 198-199 ; M. Barth explique la trinité hindoue tout autrement que le théosophe Schuré, dans Les Religions de l’Inde, p. 107. — Schuré, Les Grands initiés, p. xviii sqq.
  15. Vianey, Sources, p. 55.
  16. Taine, Nouveaux Essais, 2e édition, p. 335-340 ; Gladys Falshaw, Leconte de l’Isle et l’Inde, p. 153, 168.
  17. Gladys Falshaw, ibid., p. 192-195.
  18. Ishwar Dayal-Tawakley, La Doctrine de la Maya (1927), p. 2, 20.
  19. Les Religions de l’Inde, p. 49.
  20. Poèmes Antiques, p. 63-64. Dans un conte sanskrit, Phalya-Mani, publié dans la
    République des Lettres du 22 octobre 1876, il en donne une autre interprétation : « O Mâyâ,
    qu’es-tu, sinon le torrent des mobiles chimères ? Tu fais jaillir incessamment du cœur de
    l’homme la joie, la douleur, l’amour et la haine, la lumière et les ténèbres, la substance et la
    vision des choses mouvantes. Et le cœur de l’homme, ô Mâyâ, qu’est-il, sinon toi, qui n’es
    rien ? »
  21. Le Sentiment religieux chez L. de Lisle, p. 105, 113, 185, 233.
  22. Jean Dornis, Hommes d’Action, p. 124.
  23. Introduction, p. 516, 518, note 3, 519, 589-590.
  24. Introduction, p. 18.
  25. Gladys Falshaw, conclusion.
  26. Introduction, p. 441-442.
  27. Cité par Miss Gladys Falshaw, ibid., p. 107-108.
  28. Poèmes Antiques, p. 22-23.
  29. Rapport, p. 333-334.
  30. Poèmes Antiques, p. 25.
  31. Lundis, V, 314.
  32. Introduction, p. 233 et 365.
  33. Leconte de l’Isle et l’Inde, p. 105, 214, 213, 206.
  34. Ibid., p. 102.
  35. Calmettes, p. 65-67, 45 ; Dornis, Essai, p. 70.
  36. Miss Gladys Falshaw, p. 115.
  37. J. H. Whiteley, Étude sur la Langue et le Style de Leconte de Lisle, p. 183.
  38. Revue Hebdomadaire, 6 mars 1909, p. 53, 69.
  39. Le Petit Temps du Ier juillet 1899.
  40. Amori et Dolori sacrum, p. 185-186.
  41. Contemporains, II, 40, 23.
  42. Édouard Millaud, La Nouvelle Revue, Ier février 1922, p. 280.
  43. Poèmes Antiques, p. 47.
  44. Burnouf, Introduction, p. 253.
  45. Parnasse, p. 84.
  46. Bien entendu, Hugo n’a pas imité L. de Lisle (cf. Berret, Légende, III, 35-36), mais le désir de rivaliser est certain.
  47. Poèmes Antiques, p. 50.
  48. Essais de Psychologie contemporaine, II, 99.
  49. Figaro du 26 mars 1887.
  50. Dodwell, Stendhal, traduction Horion, p. 28 ; G. K. Chesterton, interviewé par F. Lefèvre, Nouvelles Littéraires du 21 mars 1925 ; Débats du 9 mai 1928.