Histoire du Romantisme/VIII

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 70-80).



VIII


GÉRARD DE NERVAL



Nous n’avons rien dit encore de Gérard — le bon Gérard comme nous l’appelions dans notre petit cénacle, jamais homme n’a mieux mérité cette épithète. Cette bonté rayonnait de lui comme d’un corps naturellement lumineux, on la voyait toujours et elle l’enveloppait d’une atmosphère spéciale ; il semblait vraiment qu’on obligeât Gérard en lui demandant service, il vous remerciait presque d’avoir songé à lui et il partait aussitôt, allant de l’Arc de l’Étoile à la Bastille, du Panthéon à Batignolles, pour proposer à quelque journal l’article d’un camarade sans argent ou s’informer du motif qui le faisait rester si longtemps sur le marbre ; il marchait de ce pas ailé pareil à celui de l’autruche, soulevé de terre à chaque instant et que le meilleur cheval arabe suivrait à peine. Ce n’était pas un homme de cabinet que Gérard. Être enfermé entre quatre murs, un pupitre devant les yeux, éteignait l’inspiration, et la pensée ; il appartenait à la littérature ambulante comme Jean-Jacques Rousseau et Restif de la Bretonne, et ne perdait pas son temps dans ses courses, qui toutes avaient un but d’obligeance ou de bonne camaraderie.

Il travaillait en marchant et de temps à autre il s’arrêtait brusquement, cherchant dans une de ses poches profondes un petit cahier de papier cousu, y écrivait une pensée, une phrase, un mot, un rappel, un signe intelligible seulement pour lui, et refermant le cahier reprenait sa course de plus belle. C’était sa manière de composer. Plus d’une fois nous lui avons entendu exprimer le désir de cheminer dans la vie le long d’une immense bandelette se repliant à mesure derrière lui, sur laquelle il noterait les idées qui lui viendraient en route de façon à former au bout du chemin un volume d’une seule ligne. Cet esprit était une hirondelle apode. Il était tout ailes et n’avait pas de pieds, tout au plus une imperceptible griffe pour se suspendre un moment aux choses et reprendre haleine ; il allait, venait, faisait de brusques zigzags aux angles imprévus, montait, descendait, montait plutôt, planait et se mouvait dans le milieu fluide avec la joie et la liberté d’un être qui est dans son élément.

Ce n’était pas chez lui mobilité inquiète, légèreté frivole, sautillement fantasque, mais agilité d allure aisance à flotter et à s’élever.

Quelquefois on l’apercevait au coin d’une rue, le chapeau à la main, dans une sorte d’extase, absent évidemment du lieu où il se trouvait, ses yeux étoiles de lueurs bleues, ses légers cheveux blonds déjà un peu éclaircis faisant comme une fumée d’or sur son crâne de porcelaine, la coupe la plus parfaite qui ait jamais enfermé une cervelle humaine gravissant les spirales de quelque Babel intérieure. Quand nous le rencontrions ainsi absorbé, nous avions garde de l’aborder brusquement, de peur de le faire tomber du haut de son rêve comme un somnambule qu’on réveillerait en sursaut, se promenant les yeux fermés et profondément endormi sur le bord d’un toit. Nous nous placions dans son rayon visuel et lui laissions le temps de revenir du fond de son rêve, attendant que son regard nous rencontrât de lui-même, et il rentrait bien vite, en apparence du moins, dans la vie réelle, par quelque mot amical ou spirituel.

Le Gérard de ces premières années ne ressemble guère au Gérard que la plupart des littérateurs de ce temps ont pu connaître au divan Le Peletier. Sa destinée s’annonçait souriante, sans autre calamité que les refus des directeurs de théâtre, qui ne voulaient pas jouer les pièces d’un jeune homme inconnu, tout en leur faisant un hypocrite bon accueil, et s’attiraient de Petrus Borel, dans la préface des Rhapsodies, cette verte apostrophe : — « À toi, bon Gérard, quand donc les directeurs gabelous de la littérature laisseront-ils arriver au comité public tes œuvres si bien accueillies de leurs petits comités ? » — Alors il n’avait pas encore rencontré l’escarbot roulant sa boule sur la route de Syrie qui lui parut d’un si mauvais augure, ni le hideux corbeau privé, commensal du pauvre ménage dont il accepta une tasse de vin dans la traversée de Beyrouth à Saint-Jean-d’Acre, et qu’il regarda comme un messager de malheur direct envoyé par le Sort. Un corbeau familier croassait et battait des ailes aussi rue de la Vieille-Lanterne, sur le palier de la rampe fangeuse, maculée de neige près des affreux barreaux, et peut-être à son heure suprême, le pauvre Gérard de Nerval, par un de ces sauts de pensée si fréquents aux moments solennels, se souvint-il du corbeau rencontré sur le pont du navire qui le fascinait de ses yeux fixes et fatidiques.

Mais il n’y avait pas alors le moindre nuage noir dans ce ciel d’aurore, il était impossible d’y découvrir les germes des désastres futurs. Aucun diseur de bonne aventure n’aurait été cru prédisant cette fin lamentable, en voyant dans le lointain de l’avenir se dessiner le fatal lacet comme un fil d’araignée.

Mais jouissons tranquillement de cette aube sans nuage et revenons au Gérard de ce temps-là, qui ne s’appelait pas Gérard de Nerval, mais Labrunie. Gérard était son nom de baptême. Comme Stendhal, il aimait à dissimuler sa personnalité sous différents pseudonymes ; quand il se sentait reconnu sous son faux nez, il le jetait et prenait un autre masque et un autre domino. Il a signé successivement Fritz, Aloysius et d’autres noms, et il sera difficile aujourd’hui de reconnaître ses œuvres dans les catacombes poudreuses du journalisme. Autant nous étions amis de l’éclat, autant il cherchait les teintes adoucies du demi-jour. Nous aurions voulu marcher dans les rues précédées de nègres timbaliers


Suivis de cent clairons sonnant des tintamarres.


Son nom prononcé le faisait subitement disparaître. Des journaux en vogue jouissant d’une grande publicité et d’un grand renom littéraire lui demandaient sa collaboration ou des articles. Il préférait les enfouir dans quelque petite feuille obscure, peu rétribuée, aux abonnés problématiques, comme s’il eût été heureux de n’être pas lu — singulier bonheur ! — mais que l’on conçoit pourtant avec certaines âmes fières et délicates qu’un éloge maladroit choque autant qu’une critique brutale.

À cette époque d’excentricité où chacun cherchait à se signaler par quelque singularité de costume, chapeau de feutre mou à la Rubens, manteau à pan de velours jeté sur l’épaule, pourpoint à la Van Dyck, polonaise à brandebourgs, redingote hongroise soutachée, ou tout autre vêtement exotique, Gérard s’habillait de la façon la plus simple, la plus invisible pour ainsi dire, comme quelqu’un qui veut passer dans la foule sans y être remarqué. Il portait, l’été des vêtements d’orléans noire, et l’hiver un paletot bleu foncé auquel on avait recommandé de ressembler au paletot de tout le monde : peut-être ne voulait-il être connu et


Digito monstrari et diceri : hic est,


que lorsqu’il serait digne de la réputation et qu’il aurait approché assez de son idéal pour être confronté avec lui sans rougir.

Gérard, nous ne savons trop pourquoi, a toujours passé pour être paresseux comme une couleuvre. C’est une réputation qu’on a faite à bien d’autres qui ont travaillé toute leur vie et à qui on pourrait faire un bûcher de leurs œuvres. Ce bayeur aux corneilles, ce chasseur de papillons, ce souffleur de bulles, ce faiseur de ronds dans l’eau menait au contraire l’existence intellectuelle la plus active. Sous une apparence paisible, il vivait dans une grande effervescence intérieure. À cette époque il faut reporter une Laforêt qui représentait Molière chez lui avec cette servante de grand cœur et de grand bon sens qu’il ne dédaignait pas de consulter, la jugeant de meilleur conseil que les Lysidas, les Dorante et les autres beaux esprits de la cour et de la ville. C’était un pastiche du style de Molière, fait avec une science profonde de la langue, du style et des allures de style du dix-septième siècle si profondément ignoré des classiques modernes qui ne jurent que par lui. Le tout maintenu dans cette gamme de tons amortis si harmonieuse que la décoloration du temps donne aux vieilles tapisseries. Nous ignorons ce que cette comédie qui avait été reçue à l’Odéon, si nos souvenirs ne nous trompent, peut-être devenue.

On ignore également au fond de quel tiroir à la clef perdue depuis longtemps, au fond de quelle malle oubliée et de quel grenier hanté des rats, est allé, après bien des vicissitudes, échouer le Prince des sots, une imitation des plus spirituelles et des mieux réussies des grandes Dyableries du moyen âge. Le Prince des sots, dont l’argument était une une troupe de jongleurs s’introduisant, sous prétexte de représentation, dans un château féodal, pour enlever une beauté retenue par un père ou un mari tyrannique, contenait une petite pièce renfermée dans la grande, comme ces boules d’ivoire que la dextérité patiente des Chinois sculpte, les unes dans les autres. — C’était un mystère à la façon gothique qui avait pour décoration une gueule d’enfer toute rouge, surmontée d’un paradis bleu tout constellé d’or. Un ange descendu des voûtes bleues y jouait avec le diable des âmes aux dés. Nous ne nous rappelons plus quel était l’enjeu de l’ange. Par excès de zèle, et pour ramener plus d’amis au ciel, l’ange trichait. Le diable se fâchait et appelait l’ange : « grand dadais, céleste volaille », et le menaçait, s’il récidivait, « de lui plumer les ailes », ce qui l’empêcherait de remonter chez son patron. La querelle s’envenimait, et il en naissait un tumulte dont l’amoureux, protégé par le prince des sots, profitait pour enlever sa maîtresse. Le mystère était écrit en vers de huit pieds, comme les anciens mystères.

Le Prince des sots était précédé d’un prologue de notre composition destiné à préparer le public à l’étrangeté du spectacle, car des pièces dans le goût de la grande dyablerie de Douai et des Cortez de la mort ne sont plus guère à la mode du jour. Nous avions même joint au manuscrit un dessin colorié représentant la gueule d’Enfer avec une naïveté gothique affectée. Nous donnons ce renseignement et ce signalement à notre cher ami et confrère Ch. Asselineau, l’archiviste Lindurst du romantisme qui retire de l’oubli tous ces volumes aux vignettes étranges, à la typographie caractéristique, qu’il catalogue, décrit, adorne avec l’enthousiasme minutieux du vrai bibliophile.

M. Asselineau, comme tout être délicat favorisé par le ciel d’une jolie manie, a sa tulipe noire, son dalhia bleu, son desideratum ; il voudrait posséder en original le Prince des sots de Gérard ! Ambition chimérique, idéal irréalisable ! et il le cherche depuis longues années, espérant, désespérant, se rattachant à la moindre indication, remuant des montagnes de papiers, fouillant les vieux carions de théâtre, cage des anciens rossignols. Mais toujours en vain, — le manuscrit insaisissable fuit en sautillant devant l’opiniâtre poursuite du bibliophile parisien comme le Chastre, de Méry, devant le contrebassiste dont Alexandre Dumas a mis si joyeusement et si spirituellement les aventures en scène au Théâtre historique, — il se sauve et même ne paraît pas du tout.

Le manuscrit du Prince des sots, si quelque cuisinière illettrée ne s’en est pas servie pour flamber un poulet, était de forme oblongue, sur un papier bleuâtre que l’âge doit avoir jauni. Tout entier de la main de Gérard, de cette écriture nette, fine et bien rangée, ménageant de chaque côté de larges espaces pour isoler et aérer le vers. Le prologue est de notre main, mais cela ne fait pas disparate. Nos écritures étaient sœurs comme nos cœurs étaient frères, et elles se ressemblaient à s’y méprendre parfois.

Voilà tout ce nous pouvons dire à M. Asselineau, à qui nous souhaitons de rencontrer ce dalhia bleu, emblème de l’éternel désir, et qu’il vaut peut-être mieux ne trouver jamais.

Toutes les idées de la jeunesse étaient tournées vers le théâtre, ce centre lumineux vers lequel convergent les attentions les plus diverses, depuis les plus sérieuses jusqu’aux plus frivoles ; le théâtre où la femme parée comme pour un tournoi écoute, regarde en rapprochant deux ou trois fois ses mains, gantées en blanc, semble comprendre, juger et décerner la palme. Le roman-feuilleton des journaux n’était pas inventé. Le théâtre était donc le seul balcon d’où le poëte pût se montrer à la foule, aussi fabriquait-on beaucoup de drames dans le petit cénacle.

Il va sans dire qu’ils étaient toujours uniformément refusés. Cependant nous avons de la peine à croire qu’ils fussent absolument mauvais, et nous regrettons la perte d’un drame en vers de Nerval, la Dame de Carouge, auquel nous avions largement collaboré et qui contenait au moins une donnée originale. C’était l’histoire d’un captif, un émir arabe ou sarrazin, ramené de Palestine par un baron croisé, et devenant amoureux de la châtelaine. Le contraste de l’islam et du christianisme, de la tente nomade et du donjon féodal, de la froideur du Nord et des passions ardentes du désert, de la férocité sauvage et de la chevalerie, exprimé en vers qui ne devaient manquer ni d’énergie ni de beauté, ou tout au moins de facture, car les élèves de Victor Hugo savent faire les vers, nous semblait devoir prêter à quelques situations dramatiques. Ce parut être l’opinion d’Alexandre Dumas, qui, cinq ou six ans plus tard, fit sur cette donnée, que Gérard lui avait sans doute communiquée, Charles VII chez ses grands vassaux. Seulement, chez nous, Yacoub s’appelait Hafiz. Nous nous trouvâmes très-honorés qu’un personnage de notre invention ait été jugé digne d’être mis au théâtre et de servir de pivot à un drame de l’auteur d’Henri III et de Christine à Fontainebleau.

Pour en finir avec les ouvrages de jeunesse perdus, mentionnons un drame découpé dans le poëme si touchant et si pathétique de lord Byron — Parisina — par Augustus Mac-Keat et nous. Le souvenir nous en est resté dans ces lointaines profondeurs du passé comme renfermant des morceaux remarquables. Mettez qu’ils soient de notre collaborateur, pour que notre modestie ne souffre pas trop, et vous serez dans le vrai. Maquet a prouvé qu’il entendait le théâtre. Nous ne réclamons pour notre part que quelques tirades assez bien tournées ; vous pouvez nous en croire sur parole, bien que l’ouvrage soit anéanti et n’arrive pas à la preuve.

Outre tout cela, Gérard avait fait un drame en prose de Nicolas Flamel, dont un fragment d’une rare originalité et d’une grande puissance d’effet subsiste imprimé dans le Mercure de France. Où est le reste ? Le bibliophile Jacob le sait peut-être. Il s’occupait aussi d’un drame social, dont la donnée se rapprochait de celle d’Eugène Aram, et surtout d’une Reine de Saba qui n’arriva pas jusqu’à Salomon, et dont nous vous conterons les longues aventures. — Vous voyez que ce paresseux avait l’oisiveté laborieuse.