Histoire du célèbre Pépé/15

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CHAPITRE XV L’ATELIER CABRION

Le grand art !

Les jeunes hommes qui lui avaient mis ce mot dans la tête étaient ces mêmes peintres qui s’étaient extasiés devant sa première toile, à la fête de Neuilly, MM. Champion et Baluchon.

— Ce n’est pas possible qu’il en reste là, avaient-ils dit à Alcindor. Il faut qu’il pratique le grand art.

Soit, dit Alcindor, mais ne l’abîmez pas.

Champion et Baluchon étaient allés visiter Pépé sur la butte Montmartre.

— Écoutez nos conseils, lui avaient-ils dit : nous allons vous présenter à l’atelier Cabrion.

— Qu’est-ce que c’est que l’atelier Cabrion ?

— Vous n’avez jamais entendu parler de Cabrion ? C’est cependant un peintre célèbre, non par ce qu’il a produit, car il n’a jamais fait grand’chose, mais par la manière bruyante dont il a vécu dans sa jeunesse et par les nombreux élèves qu’il a formés. Ce peintre médiocre par ses peintures est un professeur du plus haut mérite. Tous ceux qui se sont fait un nom dans la peinture ont passé par ses mains. Nous-mêmes, nous prenions ses leçons, il y a cinq ans encore, et nous ne croyons pas pouvoir mieux vous placer dans l’intérêt de votre avenir.

— Vraiment ? fit Pépé.

— Vous verrez quels fruits on en tire. Croyez-nous, livrez-vous au grand art ; il y a en vous l’étoffe d’un peintre.

Ils avaient emmené Pépé chez Cabrion.

Celui-ci habitait, square Vintimille, une maison qu’il avait fait construire et qui possédait à son dernier étage un atelier immense. C’est dans cet atelier qu’il réunissait ses élèves. Il en avait trente à quarante qui lui payaient cent francs par mois.

Champion et Baluchon présentèrent Pépé à un grand vieillard qui portait ses cheveux blancs épais sur ses épaules et une barbe de fleuve, et ils lui expliquèrent qu’il était peintre de parades et ce qu’ils avaient vu de lui.

— Un peintre de tableaux forains ! C’est la première fois qu’il arrive un oiseau de ce calibre-là dans mon atelier, dit Cabrion, et je suis curieux de voir comment il pose une figure.

— Vous verrez ça, cher maître, dirent Champion et Baluchon ; nous sommes convaincus que, sous votre direction, le jeune homme que nous vous confions ira loin.

— On verra, dit Cabrion qui était bourru.

Pépé entra dans son atelier deux jours après.

— J’ai été voir vos croûtes, lui dit Cabrion dès qu’il entra. Quelles croûtes ! quelles étonnantes croûtes ! En voilà des charges, des fumisteries, vos croûtes !… Alors, vous avez fait ça tout seul ?… Asseyez-vous là.

Et il le plaça devant une petite Italienne qui posait son costume.

Quatre ou cinq des nouveaux camarades de Pépé peignaient le même modèle, d’autres faisaient un homme drapé dans un péplon, et certains copiaient des tableaux ou achevaient des études.

— Il n’est pas mal, le nouveau ? dit l’un.

— Nous allons voir son coup de pinceau.

— Indiquez donc au fusain ce que vous voulez faire, dit Cabrion à Pépé.

Tandis que Cabrion faisait cette observation à Pépé, l’élève Boursotte attachait une ficelle au tabouret du nouveau.

— Je préfère indiquer le dessin à la pointe du pinceau, dit Pépé.

— Alors, faites ceci, dit le maître en prenant la place de Pépé,

C’était ce que les élèves, qui connaissaient les habitudes de Cabrion, attendaient.

Boursotte fit signe aux camarades, et quand Pépé, Cabrion ayant quitté la place, fut pour s’asseoir, ils tirèrent vivement le tabouret.

Jamais la farce ne ratait, et c’était une fort mauvaise farce, car l’on pouvait casser les os du malheureux auquel on la faisait. On s’aplatissait par terre et on se frottait après.

Ils riaient déjà de voir Pépé « faire une galette », quand, à leur grande surprise, celui-ci d’un vigoureux coup de reins se redressa en sautant.

Il promena un regard assuré sur ses camarades, reprit son tabouret, en détacha silencieusement la ficelle et se remit à travailler.

— Oh ! oh ! fit Cocardasse, le plus turbulent des élèves de Cabrion, il est plus fort que nous en gymnastique, celui-là.

— Raté, dit Boursotte. Il faut trouver autre chose. Ils continuèrent à peindre d’un petit air innocent.

— Ah ! on fait des farces, ici, pensa Pépé ; nous verrons, mes chers camarades, qui aura le dernier mot.

Le lendemain, en s’asseyant, il sentit quelque chose de mou et de chaud. Il se releva vivement. On lui avait glissé sur son tabouret une assiette remplie de pommes cuites.

— Ce n’est pas ainsi qu’on les sert, dit-il ; mais c’est égal, il ne faut pas perdre les fruits de la terre.

Et il mangea l’assiettée de pommes en les déclarant excellentes et en faisant de grands gestes pour montrer que ce repas lui convenait.

— Quel malheur que nous n’ayons pas pensé à glisser dans les pommes un peu d’ipéca ou de rhubarbe, dit Cocardasse à ses camarades.

— On ne pense pas à tout.

Cocardasse avait une idée qu’il mit à exécution en demeurant seul dans l’atelier, après le départ des camarades.

Et quand Pépé revint s’asseoir devant sa toile, il fut bien étonné de voir son Italienne métamorphosée en guenon, avec un museau brun, des pattes noires et une queue qui retroussait ses jupons.

Cabrion, passant derrière Pépé en ce moment, s’écria :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est mon modèle, dit Pépé.

— Votre Italienne est un singe !

Tous les rapins de l’atelier riaient sous cape. Ils avaient prévu la colère de Cabrion qui ayant fait énormément de farces dans sa jeunesse n’en supportait pas chez lui.

— Ah ! çà, dit-il, est-ce que vous prenez mon atelier pour une entreprise de fumisterie, par hasard ?

— Oh ! moi, jamais, dit Pépé.

— À la bonne heure ! car les farces ne sont plus de notre temps…

— Plus du tien, vieux gredin ! cria une voix perdue derrière les toiles.

— Qu’est-ce qui prétend ça ? fit Cabrion en redressant sa haute taille. Quel est le polisson qui ose lancer une pareille injure à son professeur ? au premier professeur de peinture du premier atelier de France ?…

— Parbleu !

— Quel est l’insolent qui crie : « Parbleu ! » reprit Cabrion. Où est-il celui qui pense qu’on peut trouver un professeur de peinture supérieur à Cabrion, au grand Cabrion, à celui qui a fait, parmi cent toiles, toutes plus célèbres les unes que les autres, le fameux tableau de la bataille de Platée où l’on voit Pausanias et Aristide vaincre les Perses commandés par Mardonius. Ce qu’il y a de remarquable dans ce tableau, c’est autant le nu du corps des Grecs que les brillants costumes des Persans qui ont été peints sur nature.

— Tout, quoi !

— Oh ! oui, oui, oui, fit une voix en imitant la flûte.

— Certainement, messieurs, dit Cabrion ; les costumes m’avaient été envoyés par Mirza-Abul-Khan, ministre du Shah…

— Miâou…

— Miâou…

Le miaulement devint général. De tous côtés on imita le chat « Miâ, Miâou, pfut ! plut ! » Quand Cabrion regardait l’un, l’autre partait, on se répondait, les modèles s’asseyaient pour rire plus à leur aise, on grattait avec l’ongle derrière les toiles pour imiter le bruit du chat aiguisant ses griffes ; il n’y avait plus moyen de s’entendre et encore moins de travailler.

Je reviendrai quand le calme sera rétabli, s’écria Cabrion.

Il prit son chapeau et sortit.

Aussitôt, les élèves rangèrent leurs toiles contre la muraille, et, dans l’espace demeuré vide, ils se mirent à danser et à jouer à saute-mouton.

— Colle-toi le premier, dirent-ils à Pépé.

Pépé prêta son dos de bonne grâce.

— On va t’en donner, dit Boursotte.

Et ils sautèrent par-dessus Pépé, Cocardasse lui donnant un vigoureux coup d’éperon, Benon lui prenant la tête, Boursotte le plombant.

— Quand tu vas t’y coller à ton tour, pensa Pépé en recevant un nouveau coup d’éperon de Cocardasse, tu vas voir ce que vaut Pépé.

Et quand Cocardasse y fut, Pépé sauta à pieds joints sur son dos et le fit s’étaler de toute sa longueur.

— Ce n’est pas de jeu, dit Cocardasse en se frottant les reins.

— Et ça, est-ce du jeu ? dit Pépé en faisant le saut périlleux au-dessus de Benon qui c’était « collé » à la place de Cocardasse.

— Bravo ! bravo ! s’écrièrent ses camarades.

C’était pour Pépé un jeu d’enfant que de sauter ainsi.

— Je parie, dit Boursotte, que, tout leste que vous soyez, vous ne sautez pas par-dessus moi sans toucher mes cheveux.

Boursotte était très grand.

— Sans toucher vos cheveux ? demanda Pépé.

— Oui.

— Êtes-vous solide ?

— Essayez.

— Campez-vous bien… ferme !…

Et légèrement, Pépé sauta les deux pieds sur ses épaules.

On l’applaudit.

— Il faut que vous ayez fait de la gymnastique de bonne heure pour être agile comme vous l’êtes, dirent les artistes. Pépé sourit. Il n’était pas pressé de leur apprendre qui il était.

Mais il était pressé de leur jouer un tour en compensation de ce qu’ils avaient fait à sa toile.

— Je vais leur donner un échantillon de mes talents, pensa-t-il.

Il arriva dans l’atelier au petit jour, délaya vivement des couleurs dans l’essence et à grands coups de brossé se mit à peinturlurer l’une après l’autre les toiles de ses camarades.

Il termina par la sienne, pour qu’on ne le soupçonnât pas trop vite de s’être vengé, et il sortit de l’atelier sans avoir été surpris.

Les artistes arrivaient vers les dix heures. Le premier qui entra regarda sa toile, ouvrit de grands yeux et éclata de rire. Le deuxième fit de même, et cela continua. Lorsque Pépé se montra, le dernier, tous les élèves riaient à se tenir les côtes.

Ce fut en ce moment que Cabri on parut.

On chercha à étouffer les rires sans y parvenir.

Le maître jeta un regard effaré sur les toiles, passant de l’une à l’autre.

Sur chacune d’elles, à la place de la tête du modèle, homme ou femme, il y avait la charge de Cabrion, si exactement saisie, avec son long nez prenant des expressions diverses, que le maître sembla la justifier dans son ahurissement, et que les rires, un moment étouffés, rejaillirent comme des fusées.

Cabrion, les sourcils froncés, prononça d’un ton solennel ces paroles :

— Qui a fait ça ?

Et comme personne ne répondait, comme le ton du professeur augmentait l’intensité des rires, il s’écria :

— Jamais, au grand jamais, on ne s’était permis de se moquer de Cabrion ! Est-ce que vous n’avez pas vu, tous, tant que vous êtes, jeunes gens, à la plus belle place dans le musée du Luxembourg, le fameux tableau de la bataille de Platée…

— … Où l’on voit Pausanias et Aristide vaincre les Perses commandés par Mardonius, continua Cocardasse derrière son chevalet en prenant un ton nasillard.

Et un autre, contrefaisant aussi la voix de Cabrion, acheva :

— Ce qu’il y a de remarquable dans ce tableau, c’est moins le nu du corps des Grecs que les brillants costumes des Persans qui ont été peints sur nature !…

— Les costumes avaient été envoyés par Mirza-Abul-Khan, ministre du Shah…

— Miâou ! Miâou !

— Pfut ! Pfut !

— Ah ! vous vous moquez de moi ! Ah ! vous vous moquez de Cabrion ! s’écria le professeur, de Cabrion, le peintre de la bataille de Platée, de Cabrion, illustre par vingt tableaux

Jamais, au grand jamais, on ne s’était permis de se moquer de Cabrion. (p. 242)
célèbres, de Cabrion qui a eu pour élèves les grands peintres

Fortin, Nadaud, Bellac, Jauvrin, Diogène, Champion, Baluchon…

— Et Cocardasse !

Cocardasse était le plus mauvais élève de l’atelier, celui qui montrait le moins de dispositions pour la peinture.

— Et Cocardasse, peut-être, grâce à moi ! s’écria Cabrion. Non, jamais ! jamais ! jamais, on n’avait osé se moquer de Cabrion ! Vous n’êtes plus mes élèves, je vous renie. Adieu.

Et il sortit de l’atelier en fermant violemment la porte.

En descendant l’escalier, la fureur qu’il avait cru devoir manifester pour faire respecter son autorité se changea en rire.

— Le petit polisson qui a fait ma charge, car tout était de la même main, murmura-t-il, y a mis joliment du talent.

— Est-ce qu’il ne va plus revenir ? demanda Pépé, qui eut peur d’avoir été trop loin dans son esprit de vengeance.

— Ne plus revenir ? s’écria Boursotte. Mais l’atelier est à lui ! Mais nous le faisons vivre ! Il a profité de l’occasion pour se donner un congé. Est-ce que tu crois, maître Pépé, que Cabrion nous aime pour nos beaux yeux ?

— Peut-être un peu, quand nous lui plaisons.

— Nous ne lui plaisons jamais.

— Messieurs, ce n’est pas l’heure de tomber sur Cabrion puisqu’il est absent ; mais c’est le moment de répéter sa phrase : Qu’est-ce qui a fait ça ?

— C’est Cocardasse.

— Il en est incapable.

— Pourquoi en suis-je incapable ? demanda Cocardasse.

— Parce que tu ne saurais pas attraper la charge d’une figure.

— Vous croyez ?

— Est-ce donc toi ?

— Non, ce n’est pas moi.

— Alors, c’est Boursotte.

— Pas moi ! Pas moi, messieurs, cria Boursotte.

— Qui est-ce donc ?

Ils cherchèrent sans avoir un instant la pensée que ce pût être Pépé. Ils ne le croyaient pas assez fort pour exécu­ter ces charges-là.

— Allons, l’auteur se cache, dit Benon ; nous le rattrape­rons un de ces jours.

— Il faudra le découvrir, dit Cocardasse, car il donne du travail.

Et ils passèrent la journée à effacer la charge de Cabrion et à la remplacer par la tête de leur modèle.

Pépé s’y appliqua consciencieusement, et, pendant quelques jours, l’atelier fut tranquille. Cabrion s’y promena en distribuant ses conseils.

Mais il arriva, au moment où on y pensait le moins, que Boursotte, qui passait derrière le dos de Pépé, s’écria :

— Messieurs, voilà l’auteur des charges de Cabrion.

— Pas possible !

— Je reconnais son faire.

Les élèves se levèrent et vinrent à tour de rôle examiner le travail de Pépé ; Cabrion lui-même prit un pince-nez dont il ne se servait que dans des circonstances solennelles, parce qu’il froissait son amour-propre, et ils déclarèrent que, en effet, Pépé devait être le coupable.

— Hé bien, oui, c’est moi ! dit Pépé.

— Alors, bravo ! crièrent les artistes. Nous ne t’avions pas cru plus capable d’exécuter cette chargé que Cocardasse lui-même. C’était si bien attrapé et si largement brossé !…

— Il est sûr, dit Cabrion, que c’était réussi.

— Un ban pour Pépé, cria-t-on. Allons, Cabrion, commande, maintenant que ta colère est tombée.

Un roulement de tambour imité avec la bouche et les appuis-main salua Pépé.

— C’est égal ! dit Cocardasse, il n’a pas payé sa bienvenue à l’atelier, Pépé. Les farces que nous avons voulu lui faire ont tourné à son avantage. Ce n’est pas juste.

Mais le temps s’enfuyait et les artistes en herbe n’étaient pas occupés uniquement des farces qu’ils pouvaient inventer. Ils travaillaient, ils travaillaient fiévreusement et Pépé avec une application particulière.

— C’est un peintre, celui-ci, disait Cabrion en le désignant aux autres élèves, vous entendez, un peintre.

Rien ne transpirait du métier de gymnaste de Pépé. Cabrion ne le connaissant pas, il n’avait pu être le premier à le dévoiler, ce qu’il n’eût pas manqué de faire. Champion et Baluchon, en présentant Pépé, ne lui en avaient rien dit, pensant que c’était meilleur pour le jeune homme à l’avenir duquel, comme peintre, ils s’intéressaient sérieusement et dont ils venaient quelquefois vérifier les progrès. Cabrion l’avait pris pour un vulgaire faiseur d’enseignes, et Pépé s’en allant au plus vite, toujours seul, au sortir de l’atelier, il demeura pour ainsi dire inconnu jusqu’à la fête de Montmartre.

Les forains se retrouvaient sur le boulevard Rochechouart et le cirque Alcindor à la même place, place qui rappelait au jeune artiste une bonne et heureuse journée puisqu’elle avait marqué la fin des maux du pauvre petit perdu. Il était connu et aimé de cette population foraine qui comprenait six à sept mille personnes et, en se promenant au milieu des baraques, il voyait ses œuvres pour ainsi dire exposées autour de lui, chez le dompteur Totor comme chez la somnambule.

Ses œuvres ! À présent qu’il savait peindre, il souriait en les regardant.

— Était-ce naïf ! pensait-il. Mais quel effet !… C’est vrai, je ne réussirais pas si bien aujourd’hui.

Et il allait travailler au grand art, chez Cabrion.

— Qu’est-ce que mes camarades peuvent avoir ? se demandait-il.

Depuis quelques jours, ils chuchotaient dans les coins, en dehors de lui. On appelait Cabrion, on lui soufflait bas, à l’oreille, et Cabrion jetait des regards dérobés et inquisiteurs sur Pépé.

— Est-ce moi qui les occupe ? se demandait Pépé.

Il n’en pouvait guère douter, mais pour quelle cause ? Encore quelque excellente farce, sans doute.

Un soir, comme Gig lui lançait le trapèze, il aperçut une tête qu’il connaissait et qu’il était impossible de confondre dans la foule, c’était celle de Cabrion.

— Cette fois, pensa-t-il, je suis reconnu. Ce qui m’étonne, c’est qu’on n’ait pas su plus tôt qui j’étais avec mon nom de Pépé sur les affiches du cirque Alcindor. Il est vrai que c’est la première fois que nous venons à Montmartre depuis mon
entrée dans l’atelier Cabrion et que mes camarades ne vont guère dans les autres fêtes.

Sur cette réflexion, il cria :

— Héhop !

Et s’élança dans le vide.

Son exercice fini, il vint saluer le public qui l’applaudissait chaque soir. Des cris de : « Vive Pépé ! » retentirent dans différentes parties de la salle et des couronnes et des bouquets jonchèrent la piste. Pépé reçut trente-deux bouquets ou couronnes, juste le nombre des élèves de l’atelier Cabrion.

S’il avait eu des doutes sur la provenance de ces fleurs, ils eussent été vite dissipés, car à la suite des bouquets les jeunes peintres descendirent dans l’arène et aux cris de : « Vive Pépé ! » ils l’enlevèrent sur leurs épaules et rentrèrent dans la coulisse, puis comme le public rappelait bruyamment Pépé, ils le rapportèrent sur leurs épaules, en criant :

— Vive Pépé ! Vive Pépé !

Le public entier répéta :

— Vive Pépé !

Jamais on n’avait vu ça à Montmartre ni dans le cirque Alcindor.

— Tu ne nous avais pas avoué ta profession ! s’écria Cocardasse.

— Est-il beau ! s’écria Cabrion. Il faudra le faire poser.

— C’est un Apollon !

— Je le peindrai dans son costume, dit Cabrion, et se sera un chef-d’œuvre éternel.

Ils l’emmenèrent à l’atelier où un souper était préparé, souper auquel on avait convié tous les anciens élèves du grand Cabrion.

— C’est Cocardasse qui t’a découvert, dit Benon à Pépé. Il est allé un soir au cirque, pour se distraire, et il a été bien surpris quand il t’a reconnu. Il ne voulait pas se fier au témoi­gnage de ses yeux ; il nous en a parlé et nous avons couru au cirque, le soir même. Quand nous avons été sûrs que c’était toi, l’illustre, le seul Pépé, nous ne nous sommes plus étonnés des talents gymnastiques dont tu avais fait preuve parmi nous. Aussitôt nous avons organisé la petite manifestation à laquelle tu viens d’assister, à laquelle tu assistes encore. Mes amis, levons nos verres, à la santé de l’artiste Pépé, du grand Pépé qui a dégotté Léotard et qui dégottera peut-être Raphaël, à notre camarade !

Champion, qui était assis à côté de Pépé lui dit :

— C’est très joli d’être ainsi fêté, mais il ne faut pas rester éternellement dans l’atelier Cabrion. Vous y avez fait des progrès, c’est tout ce que je pouvais souhaiter. À présent, vous devez aller carrément à l’école des Beaux-Arts. Vous avez aperçu le grand art autant qu’il est possible de l’apercevoir chez Cabrion, maintenant il faut le connaître réellement, le grand art. Nous allons tout préparer pour que vous soyez reçu à bras ouverts par des professeurs qui sont nos amis et qui auront soin de vous. On travaille chez Cabrion et il donne de précieux conseils, mais ce n’est utile que pour commencer.

Pépé arrêta de prendre congé de ses camarades à la rentrée de l’école des Beaux-Arts. Cette rentrée coïncidait avec l’hiver, le cirque Alcindor pliait sa tente et se rendait dans la maison de l’hivernage, et Mme Alcindor avait dit à Pépé :

— Loue une chambre à côté de l’école des Beaux-Arts et ne rentre à Levallois-Perret que les jours où tu en auras le temps. Travaille cet hiver tant que tu le pourras, et pour ne pas demeurer trop longtemps au service militaire, arrange-toi pour le réduire à un an. Tu auras bientôt dix-neuf ans, c’est l’âge des grandes décisions. Je ne laisserai pas ma fille en pension longtemps encore. Si tu veux Colette…

— Si je la veux !… Oh ! oui, par exemple !

— Travaille et réussis, dit Mme Alcindor.

Quand Pépé annonça qu’il quitterait l’atelier à la fin des vacances, Cabrion s’écria :

— Pas comme ça ! Pas comme ça ! Apporte ton costume de saltimbanque.

Il commença un portrait du jeune homme, un grand portrait en pied, le bras levé tenant le trapèze, et il le peignit avec un éclair de génie dans son vieux cerveau, la beauté de son modèle l’enlevant et donnant à sa brosse une vigueur qu’elle n’avait jamais eue. De l’avis de tous, le portrait de Pépé fut un chef-d’œuvre.

— Je te le donnerai quand je l’aurai exposé, dit Cabrion. Maintenant, tu es libre. Adieu. Souviens-toi du vieux Cabrion.

— N’oublie pas les camarades, dirent les artistes de l’atelier.

Trois de ces artistes faisaient comme Pépé, ils entraient à l’école des Beaux-Arts. Ils passèrent les ponts ensemble et se logèrent dans un hôtel de la rue Jacob.

— Je ne resterai pas souvent dans cette rue, pensa Pépé. Je ne veux pas oublier mes bons saltimbanques, ni eux, ni personne.

Et, pour l’affirmer à ses yeux, il écrivit aux Fougy et alla voir Mme Giraud qu’il instruisit de sa situation. M. Édouard se mettait au courant de la banque de son père et allait passer quelques mois en Angleterre. Ainsi, les enfants devenaient des hommes et ils entraient dans leur voie définitive.