Histoire du célèbre Pépé/8

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CHAPITRE VIII LA MAISON DE L’HIVERNAGE


Au bout de la commune de Levallois-Perret, au milieu de terrains vagues et de cultures maraîchères, se voyait une grande propriété entourée de murailles. Une porte en fer donnait accès dans une cour, sur le côté droit de laquelle s’élevait une maison à trois étages, longue, bien bâtie. Devant cette maison, s’éten­dant du côté de l’entrée, on avait ménagé un jardin d’agré­ment ; de l’autre côté se trouvait un manège couvert, des hangars, des remises et des écuries. C’était la maison de l’hivernage du cirque Alcindor.

Quand le cirque avait fait sa saison, du mois de mai à la fin d’octobre, la tente pliée et mise sur une charrette, les prolonges portant les banquettes et l’armature de la tente, les voitures servant au logement des artistes et des bêtes ainsi que le magnifique logis roulant du patron, les tapissières chargées des accessoires, les chevaux tenus en main, les chiens, les gens se mettaient en marche, en caravane, et rentraient à Levallois-Perret pour passer l’hiver.

Tout le monde logeait dans la grande maison. Les patrons habitaient la moitié du rez-de-chaussée, l’autre moitié étant prise par le réfectoire, l’office et les cuisines. Les artistes occupaient les chambres. Il n’y avait que les musiciens qui étaient congédiés et qui passaient leur hiver à jouer dans différents établissements de Paris, en attendant que le printemps les ramenât au cirque Alcindor.

Les artistes vivaient en commun sous l’œil bienveillant d’Alcindor et de sa femme qui se chargeaient de remettre, au besoin, l’harmonie entre les différentes parties de la troupe quand elle cessait d’exister. Les artistes mangeaient ensemble, et les garçons et les palefreniers à une autre table et dans une autre salle. Alcindor nourrissait grassement ses artistes et il leur donnait à boire tant qu’ils voulaient. Il savait que la nourriture abondante est nécessaire à la santé et que le corps ne dépense qu’autant qu’il emmagasine.

Il y avait beaucoup de force à dépenser dans la maison de Levallois-Perret. L’hivernage n’était pas un repos pour ces artistes, au contraire ; les hommes et les animaux se dressaient pendant l’hiver. On réservait au milieu du manège l’espace de la piste du cirque et tout autour se dressaient des échelles et des portiques soutenant des trapèzes et des anneaux.

Les artistes, vêtus de leur maillot s’ils faisaient des tours, en blouse quand ils dressaient les animaux, passaient leur journée entière dans le manège.

Ils levaient de lourds altères, ils pliaient leurs reins, ils sautaient pour que leur jarret gardât son élasticité comme le reste du corps. Les écuyères travaillaient sur leur cheval, le cheval lui-même se dressait. Bêtes et gens répétaient journellement leurs rôles.

Pépé put voir alors le mystérieux signal auquel l’animal dressé obéissait. Quand Alcindor montait Zéphyrin, son beau pur sang, Pépé avait cru que le cheval était guidé par son oreille et qu’il saisissait la mesure de la valse ou de la polka ; il sut qu’il n’obéissait qu’à de légères pressions de la jambe du cavalier.

Et il en fallait des coups de cravache pour amener un Zéphyrin à un changement de pied à pouvoir être monté en haute école ! Alcindor en devait passer des journées d’hiver sur son cheval !

Et ce n’était pas tout ! l’âne Barbasson que Pépé avait cru si intelligent quand il s’arrêtait devant les jeunes filles, les chiens et les singes qui découvraient si bien la bourse enfouie dans la sciure de bois du cirque, toutes ces braves bêtes n’obéissaient qu’à des signes que, sans en avoir l’air, Alcindor leur faisait du bout de sa chambrière dont le fouet traînait ou se relevait, claquait parfois quand l’animal avait une hésitation.

Pendant la représentation, il était rare qu’un coup de fouet fut donné, mais dans les répétitions de l’hiver, il n’en était pas de même ; elle était prompte à cingler, la chambrière d’Alcindor ! Le cheval le mieux dressé déjà n’en était pas exempt.

Les animaux dont la mémoire se montrait fidèle et que le fouet caressait le moins, c’étaient les chiens ; aussi leur laissait-on une certaine initiative.

L’âne Barbasson s’arrêtait devant les jeunes filles quand la chambrière qui le suivait s’abaissait tout à coup et l’arrêtait, mais on laissait Moutonnet choisir lui-même les personnes auxquelles il demandait des sous.

Rig, Gig et Pig travaillaient beaucoup plus que les autres, en leur qualité d’acrobates. Pépé les voyait lancer leur jambe sur une barre placée au niveau de leur tête et demeurer ainsi un quart d’heure, tandis qu’ils imprimaient à leurs reins des mouvements oscillatoires. Ils se suspendaient la tête en bas, ils se pliaient en deux et prolongeaient leurs postures jusqu’à en souffrir.

Margarita, au milieu du manège, s’habituait à jongler avec des couteaux, des bouteilles et des verres. Elle dressait les chiens et les singes : c’était sa spécialité. Les chiens ne lui faisaient jamais de mal, les braves bêtes, mais plusieurs fois des singes qu’elle corrigeait l’avaient mordue cruellement.

Ce fut elle qui s’empara de Pépé.

On avait délibéré, un jour, à table, sur le sort de l’enfant. On le confia à Margarita et à Gig.

Gig le fit mettre en maillot et, le prenant par les deux pieds joints, il commença à lui faire faire une culbute.

— Voici, dit-il : quand on veut apprendre à nager, on se jette à l’eau ; quand on veut faire un artiste, c’est exactement la même chose, seulement, au lieu d’eau, on tombe dans la sciure de bois.

Dans la maison de l’hivernage ni Rig, ni Pig, ni Gig, ne se donnaient la peine de faire les Anglais. Comme dans les coulisses, ils redevenaient des Batignolles et ils n’en étaient pas plus maladroits.

— Nous t’avons déjà fait voir en plein cirque, dit Gig, de quelle manière un enfant comme toi peut se manier. Croise tes bras sur ta poitrine et allonge-toi par terre. Ne te raidis pas. Laisse-toi faire. Sois mou.

Pépé se couchait docilement et Gig lui appuyait la main sur les reins et ramenait doucement ses petites jambes vers son dos, avec précaution. Il prenait ensuite le torse et le ployait en arrière. Puis il tournait l’enfant comme une omelette, le plaçant dans toutes les positions, l’assouplissant peu à peu.

Margarita, de son côté, lui apprit à être adroit de ses mains. Elle commença par le faire jongler avec des boules.

— Oh ! toi, lui dit Pépé, tu es très fortes. Tu jongles avec des couteaux.

— Oh ! moi, dit Margarita en riant, je suis très forte, mais le plus difficile n’est pas de jongler avec des couteaux. Ces couteaux-là ont le manche assez lourd pour retomber toujours la lame en l’air. Ce qui est difficile, c’est de jongler avec des verres, parce que le verre se casse. Il faut de la main et du coup d’œil.

Gig et Margarita admiraient beaucoup les formes de Pépé. Mieux nourri, il reprenait, et ses épaules se remplissaient, ses bras et ses jambes s’arrondissaient.

— Est-il beau, cet enfant, disait Mme Alcindor qui surveillait les exercices.

— Ce sera un homme, disait Margarita.

Pépé, de lui-même s’accrochait au trapèze. Gig le rejoignait et lui donnait des leçons. Suspendu par ses deux bras, il lui faisait étirer son corps comme s’il eût voulu l’allonger. Il laissait ses bras se fatiguer et lui disait :

— Maintenant, il faut remonter sans qu’un mouvement du corps vienne t’aider.

D’abord, l’exercice avait été dur et Pépé était tombé du trapèze, les doigts ouverts, n’en pouvant plus ; ensuite, il s’était remonté jusqu’à embrasser la barre, puis il avait jeté un cri de victoire en faisant son premier rétablissement.

— Il ira, le petit homme, disait Mme Alcindor.

Et comme cette brave dame n’avait qu’une fille qu’elle tenait éloignée de sa troupe foraine, elle marquait sa prédilection pour Pépé.

Les autres enfants en étaient jaloux.

— Nous allons lui faire des farces, disaient-ils.

Ils ne se doutaient pas que Pépé, de son côté, était jaloux d’eux. Ils montaient à cheval, et Pépé n’avait jamais encore enfourché le moindre dada, sinon, quelquefois, à Saint-Aubin, à califourchon devant le père Fougy ou Aimée.

Mais qu’était-ce que monter à cheval tenu dans les bras du vrai cavalier ! Les autres enfants du cirque Alcindor n’avaient que deux ou trois ans de plus que lui, et ils sautaient sur les chevaux, se mettaient debout sur leur croupe et les faisaient galoper.

— Qu’ils sont beaux ! s’écriait Pépé en dedans de lui, plein d’admiration. Est-ce qu’on ne me fera pas monter à cheval, moi aussi ?

On ne lui en parlait pas.

Gig l’assouplissait, lui tournait les bras, les jambes, faisait de son petit corps ce qu’il voulait, mais en apportant toujours beaucoup de méthode dans les mouvements qu’il lui faisait exécuter et sans lui causer aucune souffrance.

Gig cultivait le saut périlleux et il le faisait faire à Pépé qui s’élançait intrépidement à sa suite sur le tremplin.

Au premier saut, Pépé n’étant pas habitué à l’élasticité de la planche, il était allé s’allonger dans la sciure de bois, mais il s’était vite fait au ressaut et le tremplin l’amusait.

— Que tes deux pieds soient joints et frappent le tremplin au même endroit, lui disait Gig.

D’abord maladroit, Pépé était arrivé à se lancer et à trouver un plaisir extraordinaire à se sentir en l’air, à tournoyer sur lui-même. Il n’en était pas encore à faire le saut périlleux sans le secours de Gig ; mais il approchait chaque jour davantage de la réalisation de ce progrès. Il n’avait pas peur, et il sautait avec une ardeur que Gig devait modérer.

Au trapèze, il faisait aussi des progrès étonnants.

— Il est né pour être gymnasiarque, disait Gig.

Et cette idée qu’on avait de lui empêchait qu’on le dirigeât du côté du cheval.

Un jour, il ne retint pas son envie d’en enfourcher un.

Il regardait les autres enfants qui répétaient leur quadrille et qui s’amusaient à faire bondir leurs poneys. Ils les montaient sans selle, avec la bride seulement ; filles et garçons étaient vêtus d’un pantalon et d’une blouse, et ils profitaient de la liberté d’allures que ce costume leur donnait autant que de la liberté du cheval pour se livrer à des fantaisies équestres.

— Vous seriez gentils, si vous me permettiez de monter, un de vos chevaux, dit Pépé.

Les enfants se regardèrent et se mirent à rire.

— Veux-tu le mien ? dit une grande fillette, qui venait d’avoir neuf ans et se nommait Mametta.

— Non, prends le mien, dit un garçonnet de huit ans, Carlo. Bravement, Pépé sauta sur le cheval.

— Hop ! Trilby ! Hop ! crièrent les autres enfants, et Mametta appliqua deux coups de cravache à Trilby, qui rua et secoua son cavalier.

Pépé alla à droite, à gauche, sur les flancs du cheval et ses jambes passèrent par-dessus le cou de Trilby.

Les enfants rirent de ces mouvements disgracieux et Pépé serait tombé s’il n’avait saisi vigoureusement d’une main la crinière de Trilby en même temps qu’il tirait sur les rênes pour se maintenir.

Trilby, qui n’était pas habitué à ce qu’on prît son mors comme point d’appui, secoua la tête, et comme, en même temps que Pépé tirait sur la bride, Mametta lui distribuait des coups de cravache, il se livra à une série de bonds et de ruades qui faisaient que Pépé ressemblait à un ballon de forme bizarre, attaché sur son dos, qui allait d’un côté, de l’autre, dans des postures grotesques, tantôt en rond, tantôt en long, tantôt
avec deux cornes qui menaçaient le ciel et qui étaient ses jambes.

Les enfants avaient fait rentrer leurs chevaux et il ne restait sur la piste que le cheval de Mametta et Trilby.

— Tiens ferme ! criaient les enfants en riant.

Et ils répétaient :

— Hop ! Hop ! Trilby.

Tout à coup, Pépé, fatigué et pensant qu’il aurait plus de force, lâcha la bride et ses deux mains se cramponnèrent aux crins du poney.

Celui-ci, sentant sa bouche libre, allongea la tête et partit comme une flèche autour du cirque. Le poney de Mametta, entraîné à cet exercice, suivit aussitôt Trilby.

Une course folle commença pendant laquelle Pépé roula sur le corps du cheval.

— Hop ! Hop ! Trilby ! crièrent les enfants, heureux de voir le cheval vainqueur du débutant.

Et Mametta allongeait des coups de cravache sur la croupe du poney et pressait sa monture dont le galop excitait encore Trilby.

— Hop ! Trilby.

Pépé, tirant sur la crinière du cheval comme il eût fait sur la barre d’un trapèze, venait de se remettre à califourchon.

— Il tient bon, dit Carlo.

— Il ne tiendra pas longtemps, dit une petite fille, Luisa.

Pépé venait d’abandonner la crinière de Trilby pour prendre son cou dans ses bras.

Il ne tint pas longtemps en effet, le pauvre petit Pépé, il tourna autour du cou de Trilby, son corps vint battre les jambes de devant du poney, il le lâcha, et les deux chevaux passèrent sur lui.

Les enfants regardèrent anxieusement leur petit camarade.

Le pauvre petit Pépé restait étendu sur la piste dont la sciure, sous sa tête, rougissait de son sang.

— Qu’avez-vous fait, méchants ? s’écria Margarita, qui entrait en ce moment dans le manège.

Les enfants n’en savaient rien. Ils regardaient hébétés et contrits le pauvre petit Pépé les yeux fermés. Le sang qui s’échappait de sa blessure les rendait immobiles d’effroi.

Margarita enleva Pépé dans ses bras et courut vers la maison.

— Est-ce qu’il est mort ? fit à demi-voix Mametta.

Ils se regardèrent, sans oser bouger, sans suivre Margarita, sachant aussi qu’ils allaient être grondés et châtiés.

Margarita entra chez Mme Alcindor en appelant ; la patronne accourut.

— Ah ! le pauvre enfant, qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-elle.

Il arrivait assez souvent des accidents et on avait, l’habi­tude de les soigner, dans le cirque Alcindor. La patronne reconnut de suite que la plaie de Pépé n’était pas dangereuse, quoique assez longue. On fit bouillir du vin avec lequel on lava la blessure et qu’on appliqua en compresses, en même temps qu’on faisait revenir à lui le pauvre petit.

Il était pantelant. On le coucha.

Les enfants durent comparaître devant Alcindor, ce qui les faisait toujours trembler. Le maître de cirque les gronda verte­ment et les mit au pain sec et à l’eau pour deux jours ; mais ils n’avaient pas besoin de punition pour regretter ce qu’ils avaient fait ; ils étaient suffisamment punis par la peur qu’ils avaient eue et ils se repentaient sérieusement d’avoir poussé beaucoup trop loin ce qu’ils avaient considéré comme une espièglerie.

— Ce pauvre petit Pépé, disait Mametta ; il n’est pas méchant du tout.

— Nous avons eu tort, disait Carlo, parce que Pépé est un bon camarade.

— Oui, c’est un bon ami, ajoutait Luisa.

Et ils demandaient à chaque instant de ses nouvelles et allaient jusqu’à sa chambre écouter sa respiration. Mametta et Luisa entrouvraient doucement la porte pour le regarder et quand elles le trouvaient éveillé, elles s’approchaient de son lit, lui prenaient la main, demandaient pardon de ce qu’elles avaient fait.

— Je ne vous en veux pas, disait Pépé ; c’était pour rire.

Elles l’embrassaient amicalement et arrangeaient sa tête sur l’oreiller.

Il demeura quinze jours sans se lever. Quand il fit sa première sortie, il était un peu étourdi et Mametta et Luisa l’aidèrent à marcher, le soutinrent, furent pleines d’attentions pour lui. Aucun des enfants n’aurait voulu recommencer à lui faire une mauvaise plaisanterie.

— Tu remonteras Trilby, lui dit Carlo, et il sera doux comme un mouton.

L’idée de se revoir à cheval fit sourire Pépé. Cependant, il ne se sentait pas fort et n’avait aucun goût pour ses exercices.

Ne sachant que faire, il prenait des morceaux de charbon et il dessinait sur les murs blancs des bonshommes qui faisaient tordre le patron et ses camarades par leur caractère naïf.

— Ils sont drôles, ces bonshommes-là, disait Alcindor. Ils ont quelque chose de vivant.

Il fit cadeau à Pépé de papier et de crayons pour qu’il s’amusât dans la maison, et l’enfant dessina avec rage.

Il regretta presque de quitter ses crayons pour retourner
avec Gig, Margarita et le chien Moutonnet.

Car Alcindor avait décidé que Pépé doublerait le chien Moutonnet.

Le brave caniche devait faire ses exer­cices et les faire faire à Pépé. Quand il grimperait, sur les chaises, il devait aller chercher son cama­rade et le convier à en faire autant ; quand il passait sur la corde, il devait inviter Pépé à l’imi­ter,

— Le public trouvera ça très drôle, dit Alcindor, et, pour la première année, Pépé pourra s’acquitter de ce rôle.

L’éducation était difficile. Il fallait dresser le chien et l’enfant. Margarita passa trois heures par jour avec eux.

Le reste du temps, Pépé l’employait avec Gig qui avait repris son travail d’assouplissement, ou, de lui-même, il se pendait à son trapèze qui semblait décidément son instrument favori, tandis que le cheval le tentait beaucoup moins, main­tenant qu’il y montait souvent, sous la surveillance de Mametta qui s’était faite sa protectrice.

Et quand il prenait du repos, on le voyait immédiatement charbonner les murs ou crayonner son papier.

— Il aime le dessin, cet enfant, disait Mme Alcindor.

Ainsi, s’écoulaient les journées d’hiver dans la maison de Levallois-Perret, tout le monde s’exerçant, tout le monde s’assouplissant à des exercices nouveaux ; ce qu’en terme de banque ou de concert on appelle un « numéro », pour correspondre aux numéros portés sur le programme, s’ingéniait, s’inventait et se réglait afin que le public se montrât satisfait du cirque Alcindor, le jour où on reprenait la campagne, au temps des feuilles écloses sur les arbres rajeunis.