Histoire du consulat et de l’empire, de M. Thiers

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HISTOIRE


DU


CONSULAT ET DE L'EMPIRE




SIXIEME VOLUME.




Il y a quarante ans, la France était au comble de la gloire. Au XVIIe siècle, Louis XIV, brillant héritier des travaux de Richelieu et de Mazarin, avait placé la monarchie française au premier rang des puissances européennes. Au XIXe, Napoléon outrepassait cette grandeur. Son génie, les circonstances extraordinaires d’une révolution dont il était le modérateur et le représentant, imprimèrent alors aux événemens un caractère de nouveauté merveilleuse. Il fallait désormais sortir de l’histoire moderne pour trouver à la situation que Napoléon s’était faite de convenables analogies. Il n’était plus permis de le comparer à Cromwell ; déjà même, dans la liste des empereurs illustres, il laissait derrière lui Charles-Quint pour s’approcher tous les jours de Charlemagne. Nous voyons dans l’histoire, au-dessus des grands hommes qui servent avec puissance les intérêts de leur pays, quelques hommes plus grands encore qui appartiennent au genre humain. Le nombre en est fort petit. A côté des trois ou quatre noms qui primeront éternellement toutes les renommées, Napoléon mit le sien.

Voltaire s’étonne quelque part qu’on ne puisse passer par une seule ville de France ou d’Espagne, ou des bords du Rhin, ou du rivage d’Angleterre vers Calais, sans trouver de bonnes gens qui se vantent d’avoir eu César chez eux. Chaque province, dit-il, dispute à sa voisine l’honneur d’être la première en date à qui César donna les étrivières. Voltaire ajoute : « Les Indiens sont plus sages ; ils savent confusément qu’un grand brigand, nommé Alexandre, passa chez eux après d’autres brigands, et ils n’en parlent presque jamais. » A défaut des Indiens, le monde en a parlé, et l’Orient a subi l’ascendant de la civilisation grecque, que lui apporta dans ses replis de fer la phalange macédonienne. C’est ce rôle de civilisateur à main armée qu’en 1805 allait de plus en plus prendre Napoléon. Déjà il avait exercé sur l’Italie une influence heureuse, il l’avait arrachée à l’Autriche, il y avait fait connaître et goûter l’égalité civile, ainsi que l’unité de législation. Après l’Italie vint le tour de l’Allemagne. C’est l’Angleterre qui contraignit Napoléon à passer le Rhin pour se débarrasser sur l’Océan d’un si rude adversaire. Elle se sentait trop vivement menacée chez elle pour ne pas lui chercher des ennemis sur le continent, dût-elle les payer fort cher, et elle forma contre la France une troisième coalition, dont le dénoûment fut la paix de Presbourg. De cette paix date la fin de l’empire germanique, et pour l’Allemagne une ère nouvelle. Cependant, un an auparavant, la députation de l’empire, Reichsdeputation, avait à Ratisbonne promulgué un décret en quatre-vingt-neuf articles qui réglait les affaires de l’Allemagne, et la diète elle-même avait confirmé les lois encore subsistantes du corps germanique, en déclarant le maintien de l’ancienne constitution dans tous les points auxquels on n’avait pas touché. Le 26 décembre 1805, le traité de Presbourg mettait toutes ces déclarations au néant. Par ce traité, Napoléon faisait rois les électeurs de Bavière et de Wurtemberg, qui recevaient en outre avec la couronne des territoires que leur cédait l’Autriche. C’était briser les liens de l’empire germanique, puisque les nouveaux rois étaient investis, sur les parties anciennes et nouvelles de leurs états, de la plénitude de la souveraineté. Au surplus, les conséquences du traité de Presbourg ne se firent pas attendre. Le 12 juillet 1806, seize princes allemands, ayant à leur tête les rois de Bavière et de Wurtemberg, déclarèrent se séparer à perpétuité du territoire de l’empire germanique, et former entre eux une confédération particulière sous le nom d’États confédérés du Rhin. La nouvelle confédération se plaçait sous la protection suprême de l’empereur des Français. Enfin un manifeste émané de l’empereur d’Allemagne vint mettre le sceau à cette révolution. François II déclara qu’il considérait comme dissous les liens qui jusqu’à présent l’avaient attaché au corps de l’empire germanique, et qu’il regardait comme éteinte par la confédération des états du Rhin la charge de chef de l’empire. Depuis cette déclaration, que de changemens ont défait en Allemagne l’œuvre de 1806 ! Toutefois, l’empire germanique ne s’est pas relevé, et les royaumes de Wurtemberg, de Bavière, sont debout. Si la confédération du Rhin a disparu dans le vaste naufrage de Napoléon, l’Allemagne méridionale a gardé l’empreinte et les bienfaits de la centralisation salutaire qui lui fut imprimée sur les ruines de la féodalité germanique. Le code civil est en vigueur sur les bords du Rhin ; il y a des chambres représentatives à Munich, à Stuttgart, à Carlsruhe, à Darmstadt. Cette révolution constitutionnelle est devenue possible le jour où François Il a proclamé lui-même qu’il n’y avait plus d’empire d’Allemagne.

Tels sont les résultats. Quels furent les moyens ? Voilà le domaine de l’histoire proprement dite. L’histoire raconte les desseins, les entreprises des acteurs qui se produisent sur la scène ; elle apprend par quels procédés, par quels événemens, de grandes révolutions politiques et morales ont été préparées. Jusqu’à présent, parmi les moyens qui amènent ces mémorables résultats, la guerre a été au premier rang. Nous ignorons s’il viendra un temps où elle sera supprimée, où les difficultés qui partageront les nations seront résolues à l’amiable dans des congrès humanitaires. Jusqu’à présent les idées et les passions contraires qui ont sérieusement animé les peuples leur ont mis les armes à la main, et c’est après avoir beaucoup bataillé que les peuples ont goûté les douceurs de la paix. La révolution française avait dès le début proclamé son horreur pour les guerres de conquête et d’envahissement, et cependant, après s’être défendue héroïquement contre d’injustes agressions, elle se répandit au dehors avec une irrésistible impétuosité. Dans ce débordement, dans cette propagande de la victoire, il y a deux choses à admirer, les décrets de la Providence et le génie de l’homme qui en était l’instrument. Représentant de l’ordre en France, Napoléon fut pour le monde un agent extraordinaire de rénovations et de changemens. Il ne faut pas s’étonner s’il ne respecta pas les conditions et les lois d’équilibre de la politique suivie jusqu’alors, puisque c’était précisément sa mission de rapprocher, de fondre les peuples entre eux par des combinaisons nouvelles, et d’accélérer ainsi les progrès de la sociabilité européenne. Maintenant quelle est la nature et l’étendue du génie qui, par la Providence, fut voué à cette mission, quelles furent les inépuisables ressources de cette organisation privilégiée entre toutes, ses plans, ses projets, ses triomphes, ses mécomptes, ses fautes, ses revers ; quel fut l’homme enfin dans le détail de ses conceptions et de ses actes : c’est là un des plus grands tableaux qui puissent être présentés à l’admiration, à la curiosité humaine ; c’est là l’histoire dont M. Thiers s’est emparé avec tant de puissance, et qu’il continue avec une égale vigueur.

Dès les premières pages du sixième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, nous trouvons Napoléon tout entier au dessein d’une guerre continentale. La douleur d’être obligé de s’arracher de Boulogne pour combattre une troisième coalition avait été vive, mais courte ; elle avait bientôt cédé la place à d’autres pensées. Napoléon avait saisi le plan des coalisés qui préparaient contre lui quatre agressions : la première au nord par la Poméranie, la seconde à l’est par la vallée du Danube, la troisième en Lombardie, la quatrième au midi de l’Italie. C’était dans la vallée du Danube que la coalition devait tenter son plus grand effort par la jonction des Autrichiens et des Russes ; c’est là aussi que Napoléon résolut de porter le gros de ses forces ; il voulait, comme le dit son historien, « faire tomber toutes les attaques secondaires par la manière dont il repousserait la principale. » Frapper les Autrichiens avant l’arrivée des Russes, se jeter ensuite sur ceux-ci, qui n’auraient plus pour soutien que les réserves de l’Autriche au lieu de sa principale armée, tel fut le projet de l’empereur. Cette donnée est au fond très simple ; seulement, pour l’accomplir, il fallait des prodiges de sagacité et de promptitude dans l’exécution. Ces prodiges, ces combinaisons pleines à la fois de finesse et de bon sens sont racontées par M. Thiers avec une admirable lucidité, qui ne peut être que le résultat de la plus profonde étude du sujet. Si l’historien de Napoléon n’a rien épargné, ni méditations, ni veilles, ni recherches, ni explorations de tout genre, pour rendre accessible à tous l’intelligence des opérations militaires de l’empereur, il est bien récompensé de ses travaux, car son but est atteint. Après avoir lu ses pages si claires sur les évolutions et les événemens qui ont amené la reddition d’Ulm, on a gravé dans l’esprit le merveilleux ensemble avec lequel les forces françaises vinrent des points les plus opposés, du Hanovre, de la Hollande, de Boulogne, converger à la vallée du Danube, le secret qui fut gardé le plus long-temps possible sur toutes ces marches, l’immobilité du général Mack dans Ulm, qui faisait précisément tout ce qu’avait espéré, tout ce que désirait Napoléon, les demi-mesures que prit le général autrichien après avoir reconnu qu’il était enveloppé de tous côtés par l’armée française, demi-mesures suivies de la capitulation célèbre par laquelle vingt-sept mille hommes jetèrent leurs armes aux pieds de Napoléon. Cependant les lieutenans de l’empereur avaient, dans différens combats, fait trente mille prisonniers aux Autrichiens, de manière qu’en vingt jours une armée de quatre-vingt mille hommes se trouva détruite. L’armée française n’avait que quinze cents hommes hors de combat. Napoléon put dire dans une proclamation à la grande armée que cela était sans exemple dans l’histoire des nations.

Il y a plus de poésie dans les faits que dans les fictions. Au moment où nos soldats étonnaient l’Europe, Trafalgar projetait sur un si beau succès une ombre triste et sanglante. Ce contraste, cette catastrophe qui anéantit pour long-temps notre puissance maritime, sont exposés par M. Thiers avec une impartialité qui n’ôte rien au pittoresque du récit. Dans les circonstances où l’amiral Villeneuve était placé, tant par la force des choses que par ses propres fautes, sa défaite était inévitable ; c’est ce qu’explique l’historien, qui termine sa démonstration par ces remarquables paroles : « Tout le monde se préparait sa part de tort dans un grand désastre, Napoléon celle de la colère, le ministre Decrès celle des réticences, et Villeneuve celle du désespoir. » L’historien constate aussi sans détour la supériorité maritime des Anglais, qui, comme il le dit, avaient opéré sur mer une révolution assez semblable à celle que Napoléon venait d’opérer sur terre, et cette équité ne fait que mieux ressortir l’intrépidité personnelle de nos marins. Les parties les plus remarquables de ce récit sont la mort de Nelson, le jugement de l’historien sur le caractère de cette célèbre journée et sur la conduite de Napoléon quand il eut appris ce désastre. Ici l’injustice de l’empereur n’échappe pas à la censure de l’historien.

Mais revenons sur le continent, sur le théâtre où Napoléon se préparait à réaliser la seconde partie de son plan, la défaite de l’armée russe et des réserves autrichiennes. La guerre à tous ses degrés est un bel emploi de la force humaine ; nous la voyons dans le soldat sous la physionomie de l’obéissance à laquelle on demande tantôt une résignation sans bornes, tantôt des prodiges de valeur. L’officier qui va au feu comme le simple soldat a en même temps une part de direction et de responsabilité ; dans le commandant supérieur qui a sous ses ordres plusieurs corps, la responsabilité s’agrandit, et l’intelligence doit être égale au courage ; enfin, pour le général en chef qui se sent l’ame de toute une multitude armée attendant de lui son salut ou sa perte, la guerre s élève à toute sa grandeur. Que sera-ce donc quand le général en chef sera en même temps le souverain d’un puissant empire dont il aura dans la main toutes les ressources et tous les intérêts ? Telle était la position sans égale de Napoléon, que M. Thiers, au commencement de ce sixième volume, a caractérisé avec bonheur par ces paroles : « Pour la première fois Napoléon était libre, libre comme l’avaient été César et Alexandre. » Au moment où nous en sommes de l’histoire de l’empereur, il faut reconnaître qu’il s’est admirablement servi de cette liberté qui est toujours un effrayant fardeau, même pour un génie de premier ordre. Il a tout ensemble de l’audace, de la sagesse, de l’impétuosité, de la ruse. Par un heureux mélange d’instinct et de réflexion, il devine les plans de l’ennemi. C’est parce qu’il connaît à fond les préjugés militaires des généraux autrichiens et du conseil aulique qu’il a pu pressentir la position que prendrait Mack dans la vallée du Danube. En face de l’armée austro-russe, Napoléon a peut-être montré plus encore de pénétration et de finesse ; il sut exciter chez elle une présomption folle en, affectant une attitude prudente, presque timide. Quand il s’établit entre Brünn et Austerlitz, il prévoit et encourage les projets que la position respective des deux armées devait inspirer aux généraux russes. Jamais plus d’adresse ne fut associée à plus de décision. C’est à M. Thiers que nous devons de lire dans la pensée de Napoléon aussi nettement : il jette une égale lumière sur toutes les idées, sur tous les desseins, sur toutes les opérations de l’empereur. La méthode de l’historien est excellente : il prépare le lecteur à l’intelligence des mouvemens militaires en exposant le but que devait se proposer Napoléon, en faisant pressentir les moyens dont il allait se servir ; il entre ensuite dans tous les détails de l’action ; enfin il résume les données principales et les grands résultats. C’est ainsi qu’il termine sa belle description de la bataille d’Austerlitz par ces lignes : « Cette ame, dans laquelle de si amères douleurs devaient un jour succéder à des joies si vives, goûtait en cet instant les délices du plus magnifique succès et du mieux mérité ; car, si la victoire est souvent une pure faveur du hasard, elle était ici le prix de combinaisons admirables. Napoléon, en effet, devinant avec la pénétration du génie que les Russes voudraient lui enlever la route de Vienne, et qu’alors ils se placeraient entre lui et les étangs, les avait, par son attitude même, encouragés à y venir ; puis, affaiblissant sa droite, renforçant son centre, il s’était jeté avec le gros de son armée sur les hauteurs de Pratzen, par eux abandonnées, les avait ainsi coupés en deux et précipités dans un gouffre duquel ils n’avaient pu sortir. La majeure partie de ses troupes n’avait presque pas agi, tant une pensée juste rendait sa position forte, tant aussi la valeur de ses soldats lui permettait de les présenter en nombre inférieur à l’ennemi. On peut dire que sur soixante-cinq mille Français, quarante ou quarante-cinq mille au plus avaient combattu, car le corps de Bernadotte, les grenadiers et l’infanterie de la garde n’avaient échangé que quelques coups de fusil. Ainsi quarante-cinq mille Français avaient vaincu quatre-vingt-dix mille Austro-Russes[1]. » N’est-ce pas là une manière d’écrire l’histoire large, positive et durable ?

Ulm, Trafalgar, Austerlitz, puis les conséquences de cette victoire, la paix de Presbourg et la confédération du Rhin, telles sont les grandes lignes du sixième volume de M. Thiers. Maintenant, que de détails variés, de faits piquans, nouveaux, sont répandus dans ces divisions principales ! Ils ressortent d’autant mieux que le dessin de la composition est plus simple et plus ferme. Quand en Moravie Napoléon est en face des Russes, l’historien fait de leurs généraux une intéressante peinture. Nous trouvons d’abord sur le premier plan la figure de Kutusof, elle est originale et saisissante. M. Thiers nous montre ce général en chef déjà près de la vieillesse, dissolu ; avide, mais intelligent, délié d’esprit autant qu’il était lourd de corps, heureux à la guerre, habile à la cour. Kutusof voulait surtout garder la faveur de l’empereur Alexandre, aussi n’osait-il pas contrarier la coterie dont les Dolgorouki étaient les chefs et qui avaient l’oreille de l’empereur. Le jeune et brillant état-major de l’armée russe demandait hautement qu’on prît l’offensive, et se promettait la victoire. Il s’imaginait que l’aspect des Russes avait intimidé, ébranlé Napoléon, qui n’espérait plus les battre comme il avait vaincu les Autrichiens. Il n’en douta plus quand il vit le général Savary envoyé auprès de l’empereur Alexandre pour le complimenter et connaître au juste ce qu’il voulait. Le sang-froid de Savary en entendant les propos des officiers russes, la politesse évasive d’Alexandre, la fatuité étourdie que déploie le prince Dolgorouki quand il est envoyé à son tour auprès de Napoléon, et la colère sourde que ses propos inconsidérés excitent dans l’ame de l’empereur, tout cela est représenté par M. Thiers avec une spirituelle justesse. Voici quelque chose de comique. Il y avait dans l’armée russe un général allemand, appelé Weirother, qui prétendait avoir un plan admirable pour détruire Napoléon ; il était parvenu à le faire adopter par l’état-major de l’armée russe. La veille de la bataille, tous les généraux étant réunis chez Kutusof, Weirother exposa avec une jactancieuse emphase ce plan merveilleux, fondé tout entier sur la supposition que Napoléon battait en retraite et ne prendrait sur aucun point l’offensive. « Cependant s’il nous attaquait ? » objecta un des assistans (c’était un Français au service de la Russie, le général Langeron). « Le cas n’est pas prévu, répondit Weirother, mais Napoléon n’attaquera pas. » Kutusof, qui avait dormi profondément pendant que Weirother pérorait, se réveilla et coupa court à cette discussion en congédiant tout le monde. Les généraux russes purent reconnaître le soir d’Austerlitz qu’effectivement le cas n’avait pas été prévu.

Il y avait une puissance qui, au milieu de cette grande lutte dont se sentait ébranlée l’Europe, se trouvait dans la situation la plus perplexe et la plus embarrassante : c’était la Prusse. De quel côté inclinerait-elle ? La coalition lui demandait si elle se joindrait contre elle à l’oppresseur de l’Europe ; d’un autre côté, cet oppresseur lui offrait le Hanovre, qu’elle désirait toujours sans jamais oser le prendre. M. Thiers explique d’une manière remarquable l’agitation extraordinaire dans laquelle une semblable alternative jetait Frédéric-Guillaume : « Ce prince, dominé tantôt par l’avidité naturelle à la puissance prussienne qui le portait vers Napoléon, tantôt par les influences de cour qui l’entraînaient vers la coalition, avait fait des promesses à tout le monde, et était ainsi arrivé à un embarras de position auquel il ne voyait plus d’issue que la guerre avec la Russie ou avec la France. Il en était exaspéré au plus haut point, car il était à la fois mécontent des autres et de lui-même, et il n’envisageait la guerre qu’avec épouvante. » La cour de Prusse, la famille royale, où dominait une reine passionnée, belle et remuante, le brillant prince Louis, neveu du roi, qui devait parer si cher sa belliqueuse ardeur, se livrèrent à l’influence, aux séductions de l’empereur Alexandre avec un entraînement contre lequel M. d’Haugwitz, avec toute son habileté, se trouva sans force. La politique de M. d’Haugwitz, qui avait consenti à sortir de sa retraite pour assister le roi de ses conseils avait toujours consisté à maintenir la Prusse neutre entre les deux partis européens et à tirer tout le profit possible de cette neutralité. Quand l’empereur Alexandre fut établi à Potsdam comme l’hôte de Frédéric-Guillaume, il obtint par ses obsessions que le roi abandonnerait cette neutralité pour interposer entre les puissances belligérantes une sorte de médiation armée, qui n’était qu’une adhésion déguisée à tous les projets de la coalition. L’Angleterre ne s’y trompa pas ; elle vit dans ce changement de la Prusse un événement capital qui pouvait décider du sort de l’Europe : aussi se hâta-t-elle d’apprendre au cabinet de Berlin qu’elle tenait des subsides à sa disposition, s’il voulait mettre en mouvement l’armée prussienne. Ici, nous trouvons dans le livre de M. Thiers un curieux détail qui arrive pour la première fois à la notoriété de l’histoire. Pour déterminer la Prusse, le gouvernement anglais ne pouvait, comme la France, lui proposer le Hanovre ; George III n’eût jamais consenti à abandonner un pays qu’il considérait comme son patrimoine. A la place du Hanovre, le cabinet de Londres offrit la Hollande ; c’était faire assez bon marché des droits d’un pays dont on prétendait que la France absorbait l’indépendance. En parlant de cette singulière ouverture du gouvernement anglais à la Prusse, M. Thiers ajoute qu’il fonde son assertion sur des pièces authentiques. La victoire d’Austerlitz vint redoubler les perplexités de Frédéric-Guillaume et de son gouvernement. Il faut lire dans notre historien les entrevues de M. d’Haugwitz avec Napoléon avant et après la bataille, sa nouvelle mission à Paris même, les perpétuelles tergiversations du cabinet prussien, qui accepte enfin le Hanovre sans cependant se déterminer à une franche alliance envers la France, l’embarras de Frédéric-Guillaume vis-à-vis la Russie et l’Angleterre, enfin l’état de l’opinion à Berlin, qui demande la guerre à grands cris. M. d’Haugwitz lui-même est entraîné. En vain il s’était flatté de diriger le mouvement en paraissant s’y associer ; illusion. Le roi lui-même est forcé de quitter Potsdam pour se mettre à la tête de L’année, et, le 21 septembre 1806, il partit pour Magdebourg. C’était une première étape vers le désastre d’Iéna. Toute cette histoire de nos relations diplomatiques avec la Prusse et des dispositions de son gouvernement est traitée par M. Thiers avec une mesure où il n’entre pas moins de tact que de fermeté, avec une modération qui n’ôte rien à la sagacité et aux droits de l’historien.

Cette sagacité, que la malicieuse indulgence de l’expression fait souvent, chez M. Thiers, remarquer davantage, nous la retrouvons dans ses jugemens sur les actes et la conduite de M. de Talleyrand. Précédemment l’historien avait tracé le caractère et le rôle du célèbre diplomate ; aujourd’hui, dans son sixième volume, il nous le représente aimant à plaire plus qu’à contredire, ayant des penchans plutôt que des opinions ; aussi M. de Talleyrand gardait-il à l’Autriche une prédilection qui était comme une réminiscence des traditions de Versailles. Le lendemain de la bataille d’Austerlitz, il conseilla à Napoléon de se montrer modéré et généreux envers le cabinet de Vienne et de se faire de l’Autriche une barrière contre la Russie, puissance nouvelle et menaçante. L’idée était juste, et M. Thiers l’approuve hautement, mais elle était associée à une autre pensée qu’il blâme avec non moins de raison : c’était de ne plus s’imposer aucune gêne à l’égard de la Prusse et de ne plus s’inquiéter de ce qui pouvait lui convenir et lui déplaire. Tout ce que raconte M. Thiers prouve qu’il y avait chez M. de Talleyrand un mélange de sentimens contradictoires qui se livraient dans son ame un secret combat, en dépit des apparences d’un flegme imperturbable. Lorsqu’après la mort de Pitt, M. Fox arriva au gouvernement, M. de Talleyrand pressa vivement Napoléon de profiter de sa présence aux affaires pour négocier avec la Grande-Bretagne ; il voulait sincèrement la paix, et cependant, tout en la conseillant, le même homme, suivant l’ingénieuse remarque de M. Thiers, flattait quelquefois les passions qui amenaient la guerre. C’est ainsi qu’il caressait adroitement chez Napoléon le désir secret que nourrissait le conquérant de ressusciter le titre d’empereur d’Occident pour mieux ressembler à Charlemagne. Quand M. de Talleyrand se donnait la peine de faire le courtisan, il devait porter dans la flatterie une séduisante habileté : cependant, s’il faut en croire M. Thiers, Napoléon ne l’aimait pas et se défiait de lui. Porta-t-il assez loin cette défiance, et s’en avisa-t-il assez tôt ? Il y a déjà quelques années qu’en parlant de M. de Talleyrand dans ce recueil, nous disions qu’il était prématuré de le juger dès aujourd’hui en dernier ressort, et que l’avenir nous apporterait successivement sur ce célèbre personnage des révélations indispensables à l’historien. Or, voici une déposition à charge que nous recueillons de la bouche d’un témoin d’une intègre véracité. M. le baron Meneval a ajouté un troisième volume à ses Souvenirs historiques sur Napoléon et Marie-Louise. Il y complète, sur des sujets intéressans, ce qu’il avait dit dans les deux premiers. Il y raconte que, lorsqu’en 1808, l’entrevue d’Erfurth eut été convenue entre Napoléon et l’empereur Alexandre, Napoléon emmena avec lui le prince de Bénévent, bien que celui-ci ne fût plus ministre, et qu’il l’employa dans ses communications confidentielles avec le czar. Chaque matin, à Erfurth, au lever, quand tout le monde s’était retiré, l’empereur retenait M. de Talleyrand, l’entretenait de ses desseins et de la conduite qu’il voulait tenir à l’égard d’Alexandre. Presque tous les soirs, après le spectacle, le prince de Bénévent rencontrait le czar chez Mme la princesse de La Tour et Taxis, et lui livrait les confidences de Napoléon. Il rendait à l’Autriche un autre service. L’empereur François II avait envoyé à Erfurth M. le baron de Vincent, en apparence pour féliciter Napoléon, au fond pour pénétrer ce qui pourrait se tramer de contraire aux intérêts de la cour de Vienne. M. le baron de Vincent vit beaucoup le prince de Bénévent, qu’il connaissait depuis long-temps, et il reçut de lui de précieuses communications. Ces faits, M. de Talleyrand les a consignés lui-même dans ses mémoires ; c’est M. le baron Meneval qui nous l’apprend ; il a lu les passages où ils se trouvent racontés. Il y a lu aussi l’explication que M. de Talleyrand donne de sa conduite. Le prince de Bénévent était effrayé des dangereux progrès de la puissance de Napoléon, aussi cherchait-il à arrêter l’impétuosité de son essor et à entraver l’exécution de ses projets aventureux pour le contraindre à la modération. Suivant son habitude, M. de Talleyrand a déguisé sa pensée. Il se proposait surtout de se préparer, de se ménager de puissans amis, pour le jour où des revers pourraient atteindre l’empereur. Ces revers, il commençait à les prévoir ; nous en voyons la preuve dans ce commencement de trahison.

Le contraste entre les ministres des monarchies absolues et ceux des pays libres a été saisi par M. Thiers avec finesse. « Les cours sont bien capricieuses sans doute, dit l’historien ; elles ne le sont pas plus que les grandes assemblées délibérantes. Tous les caprices de l’opinion, excités par les mille stimulans de la presse quotidienne et réfléchis dans un parlement où ils prennent l’autorité de la souveraineté nationale, composent cette volonté mobile, tour à tour servile ou despotique qu’il est nécessaire de captiver pour régner soi-même sur cette foule de têtes qui prétendent régner. » Ces lignes servent de préliminaire et comme d’encadrement au portrait que l’historien a tracé de M. Pitt. M. Thiers persiste dans son premier jugement sur l’illustre rival de Fox ; en mettant M. Pitt très haut comme orateur, il lui refuse le génie organisateur et les lumières profondes de l’homme d’état. Cependant M. Thiers reconnaît que Pitt résista à la grandeur de la France, à la contagion des désordres démagogiques avec une persévérance inébranlable, qu’il maintint l’ordre dans son pays sans en diminuer la liberté, et que, s’il usa et abusa des forces de l’Angleterre, elle était le second pays de la terre quand il mourut, et le premier huit ans après sa mort. Un pareil résultat a-t-il pu s’obtenir sans les lumières profondes de l’homme d’état ? M. Pitt a été le premier adversaire en date de Napoléon, et on peut dire qu’il lui a porté les derniers comme les premiers coups, car l’Europe, après sa mort, continua d’obéir à l’impulsion qu’il lui avait donnée. Il mourait au bruit de la victoire d’Austerlitz, mais malheureusement il avait préparé 1814 et Waterloo. L’Angleterre est depuis plusieurs siècles un pays trop fortement organisé pour qu’aucun ministre puisse y déployer un génie organisateur comme chez un peuple où il y aurait table rase ; mais elle a trouvé dans M. Pitt précisément les qualités et les passions nécessaires pour lutter d’abord contre la convention, puis contre Napoléon. Les adversaires de M. Pitt avouaient eux-mêmes qu’il était né ministre. C’était l’homme nécessaire de son pays : la gloire de l’homme d’état peut-elle aller plus loin ? Il nous semble que, sur ce point, l’illustre historien du consulat et de l’empire n’a pas apprécié assez haut la valeur politique de certains faits qu’il a lui-même racontés et signalés.

On se tromperait fort si l’on s’imaginait que tout l’intérêt du sixième volume de M. Thiers est concentré dans le récit des événemens militaires. On a déjà pu reconnaître que les négociations diplomatiques tiennent dans son livre une grande place : vers la fin du volume, les efforts tentés à la mort de M. Pitt pour renouveler la paix entre l’Angleterre et la France, et les négociations avec la Russie qui avait envoyé un agent à Paris, M. d’Oubril, sont racontés en détail. Ainsi le lecteur ne perd jamais de vue l’Europe politique et ses représentans. Pour l’histoire intérieure de la France, la richesse des détails n’est pas moindre dans le livre de M. Thiers. Le budget de l’empire, les causes qui, pendant un moment, avaient amené une disette de numéraire, le mécanisme de nos finances, sont expliqués avec cette lucidité facile qui est une des habitudes de l’historien. À cette occasion, des faits jusqu’alors peu connus ont été par lui mis en lumière ; nous voulons parler des rapports de la compagnie des négocians réunis, tant avec le gouvernement français qu’avec la cour d’Espagne. Ouvrard donnait l’essor à son esprit aventureux ; mais Napoléon ne voulait pas permettre à des spéculateurs de disposer des ressources de l’état, et, à son retour d’Austerlitz, il fit déclarer la compagnie des négocians réunis débitrice envers le trésor de 141 millions. Ce fut sur les calculs et les vérifications de M. Mollien, devenu ministre, que cet énorme débet fut établi. Le gouvernement s’empara de tout ce que possédaient les négocians réunis, puis Napoléon exigea qu’on mît le trésor français au lieu et place de la compagnie à l’égard de l’Espagne. Cet épisode de notre histoire financière a été puisé aux sources les plus authentiques : M. Thiers a eu à sa disposition les mémoires de l’archichancelier Cambacérès, ceux de M. Mollien, également inédits, enfin les archives du trésor. Si Napoléon était aussi sévère sur la manutention des deniers de l’état, c’était pour les appliquer à de grands travaux d’art et d’utilité publique. Son historien le montre restaurant l’église de Saint-Denis, élevant sur une des places de Paris une imitation de la colonne trajane, projetant l’achèvement du Louvre et l’érection de l’arc de l’Étoile, traçant le plan de la rue Impériale, qui devait aller des Tuileries à la barrière du Trône. Cependant un nouveau code simplifiait la procédure civile ; l’organisation du conseil d’état était perfectionnée, et une loi en trois articles créait l’Université. C’est ainsi que Napoléon se reposait des fatigues de la guerre. Il avait l’activité de César, et, plus heureux en ce point que le dictateur romain, il eut plus de temps que lui pour fonder ces institutions civiles sur lesquelles, en grande partie, repose aujourd’hui la stabilité sociale. Enfin nous aurons donné une idée à peu près complète de tous les élémens qui concourent au vaste ensemble de ce sixième volume, quand nous aurons dit qu’on y rencontre, d’intervalle en intervalle, la trace des impressions contemporaines. Nous y voyons le peuple de Paris témoignant tantôt une certaine froideur à Napoléon, tantôt l’applaudissant avec fureur. Après Austerlitz, ce fut du délire. On sait combien Alexandre était sensible aux éloges ou au blâme des Athéniens ; Napoléon ne l’était pas moins à l’opinion de Paris.

Tout en portant au héros de son histoire une intime et profonde sympathie, l’écrivain garde en face de lui l’esprit calme et libre : il le juge avec indépendance. Dans le sixième volume, nous sommes à l’époque la plus belle de l’empire : c’est le soleil d’Austerlitz. Déjà cependant l’historien a des paroles sévères pour le protectorat exercé par Napoléon sur la confédération du Rhin : il blâme cette intervention dangereuse dans les affaires de l’Allemagne, intervention qui devait à la fois révolter l’Autriche et la Prusse, et finir par liguer contre nous tous les peuples allemands. Si M. Thiers condamne ainsi la confédération du Rhin, que dira-t-il des traités de Tilsitt, qui ôtaient à la Prusse la moitié de sa monarchie et faisaient d’un prince français un roi de Westphalie ? Il fallait, à Tilsitt, réaliser enfin le projet raisonnable de constituer fortement la Prusse, et lui faire accepter l’amitié de la France comme la condition nécessaire de son existence. Après Iéna, ce n’était plus difficile ; mais n’anticipons pas sur des faits dont bientôt l’historien nous donnera le récit, sur une époque où l’étoile de Napoléon ne s’égare si haut que pour commencer à descendre. L’empereur, au surplus, n’était pas sans la conscience de la fatalité qui l’entraînait. « J’ai entendu quelquefois Napoléon, raconte M. Meneval[2], caractériser sa position par cette exclamation exhalée dans le silence du cabinet : .L’arc est trop long-temps tendu ! » N’était-ce pas que Napoléon se reconnaissait emporté par une destinée qu’il ne pouvait plus maîtriser ?

Au lieu de répéter les éloges que nous avons déjà donnés à la manière dont M. Thiers écrit l’histoire, nous voudrions communiquer à nos lecteurs les dernières impressions que nous a laissées une nouvelle étude de cette manière. La principale source de son talent nous paraît être une merveilleuse aptitude à saisir ce que les choses ont de pittoresque ; il n’y ajoute rien, mais il se pénètre, il s’inspire de toute la vie qu’il trouve au dehors. Nous dirions volontiers que la réalité est sa muse. Il l’aime trop pour l’affubler d’ornemens étrangers. Il a un dédain prononcé pour cette sorte d’imagination qui, sans se substituer précisément à la réalité, croit avoir le don et le droit de la rehausser et de l’embellir, mais il estime et il possède pleinement cette autre imagination qui reproduit avec une fidélité puissante et inaltérable tout ce que contiennent, de pittoresque la nature et l’histoire.

Ainsi vivifié par toutes les impressions qu’il a reçues et que la réflexion a mûries, M. Thiers s’attache surtout à écrire simplement. Il veut être simple pour toujours rester vrai. Il ne se pardonnerait pas de se donner quelque peine pour revêtir d’une expression pompeuse des choses ordinaires, et, d’un autre côté, il se garderait bien de jeter sur de grandes choses un éclat emprunté à des artifices de rhétorique. C’est sa conviction que la simplicité suffit à tout, à la grandeur comme à la médiocrité des événemens.

Plusieurs personnes trouvent que le style de M. Thiers est trop nu, d’autres y signalent certaines négligences, et même quelques endroits où la pensée, à force d’être simple, devient presque vulgaire. Cependant M. Thiers s’empare du lecteur qui le suit avec un irrésistible attrait jusqu’au bout de ses immenses narrations. Il doit cet empire sur le lecteur tant à l’élaboration forte de son sujet qu’à son allure résolue, intrépide. Dans son livre, M. Thiers ne craint pas de donner carrière à toute son individualité ; on y retrouve la trace de ses vives prédilections pour la puissance quand elle est aux mains d’un homme supérieur, pour la force qui fonde et garantit l’ordre social, pour les grandes dominations, pour la gloire des conquérans. Il a mis dans son livre ses opinions, ses préjugés, et cette franchise n’est pas une des moindres causes du succès durable qu’obtient l’Histoire du Consulat et de l’Empire. Combien peu d’écrivains de nos jours donnent à leur talent d’écrire l’appui d’une personnalité forte ! Aussi combien peu ont une touche qui leur appartienne ! Poètes et prosateurs, au lieu d’être eux-mêmes, font des emprunts à diverses écoles, et nous offrent, au lieu de libres créations, des transactions prudentes. On tient assortiment de styles divers. Au milieu de cette émulation générale pour effacer toute originalité, il est remarquable de voir un historien politique s’élever à l’unité de composition et de style, et se montrer souvent grand artiste parce qu’il a foi dans la puissance des qualités qui le caractérisent, parce qu’il écrit comme il pense, parce qu’il doit à cet accord avec lui-même des effets d’une beauté simple et grave.


LERMINIER.

  1. Histoire du Consulat et de l’Empire, tome VI, page 330.
  2. Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques, tome III, pages 273-4.