Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 1

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CHAPITRE I.
DES ANCIENS PARLEMENTS.

Presque toutes les nations ont eu des assemblées générales. Les Grecs avaient leur église, dont la société chrétienne prit le nom ; le peuple romain eut ses comices ; les Tartares ont eu leur cour-ilté, et ce fut dans une de ces cours-iltés que Gengis-kan prépara la conquête de l’Asie. Les peuples du Nord avaient leur vittenagemoth ; et lorsque les Francs, ou Sicambres, se furent rendus maîtres des Gaules, les capitaines francs eurent leur parliament, du mot celte parler ou parlier, auquel le peu de gens qui savaient lire et écrire joignirent une terminaison latine ; et de là vint le mot parlamentum dans nos anciennes chroniques, aussi barbares que les peuples l’étaient alors.

On venait à ces assemblées en armes, comme en usent encore aujourd’hui les nobles polonais, et presque toutes les grandes affaires se décidaient à coups de sabre. Il faut avouer qu’entre ces anciennes assemblées de guerriers farouches et nos tribunaux de justice d’aujourd’hui il n’y a rien de commun que le nom seul qui s’est conservé.

Dans l’horrible anarchie de la race sicambre de Clovis, il n’y eut que les guerriers qui s’assemblèrent en parlement, les armes à la main. Le major, ou maire du palais, surnommé Pipinus, que nous nommons Pepin le Bref, fit admettre les évêques à ces parliaments, afin de se servir d’eux pour usurper la couronne. Il se fit sacrer par un nommé Boniface, auquel il avait donné l’archevêché de Mayence, et ensuite par le pape Étienne, qui, selon Eginhard, secrétaire de Charlemagne, déposa lui-même le roi légitime Childéric III, et ordonna aux Francs de reconnaître à jamais les descendants de Pepin pour leurs souverains[1].

On voit clairement par cette aventure ce que c’était que la loi des Francs, et dans quelle stupidité les peuples étaient ensevelis.

Charlemagne, fils de Pepin, tint plusieurs fameux parlements, qu’on appelait aussi conciles. Les assemblées de villes prirent le nom de parlement, et enfin les universités s’assemblèrent en parlement.

Il existe encore une ancienne charte d’un Raimond de Toulouse, rapportée dans Ducange, qui se termine par ces mots : « Fait à Toulouse, dans la maison commune, en parlement public. Actum Tolosæ, in domo communi, in publico parlamento. »

Dans une autre charte du Dauphiné, il est dit que l’université s’assembla en parlement au son de la cloche.

Ainsi le même mot est employé pour signifier des choses très-différentes. Ainsi diocèse, qui signifiait province de l’empire, a été depuis appliqué aux paroisses dirigées par un évêque. Ainsi empereur (imperator), mot qui ne désignait qu’un général d’armée, exprima depuis la dignité d’un souverain d’une partie de l’Europe, de l’Asie, et de l’Afrique. Ainsi le mot βασιλεὺς, rex, roi, a eu plusieurs acceptions différentes, et les noms et les choses ont subi les mêmes vicissitudes.

Lorsque Hugues Capet eut détrôné la race de Pepin, malgré les ordres des papes, tout tomba dans une confusion pire que sous les deux premières dynasties. Chaque seigneur s’était déjà emparé de ce qu’il avait pu, avec le même droit que Hugues s’était emparé de la dignité de roi. Toute la France était divisée en plusieurs seigneuries, et les seigneurs puissants réduisirent la plupart des villes en servitude. Les bourgeois ne furent plus bourgeois d’une ville, ils furent bourgeois du seigneur. Ceux qui rachetèrent leur liberté s’appelèrent francs-bourgeois. Ceux qui entrèrent au conseil de ville furent nommés grands-bourgeois, et ceux qui demeurèrent serfs, attachés à la ville comme les paysans à la glèbe, furent nommés petits-bourgeois.

Les rois de France ne furent longtemps que les chefs très-peu puissants de seigneurs aussi puissants qu’eux. Chaque possesseur d’un fief dominant établit chez lui des lois selon son caprice ; de là viennent tant de coutumes différentes et également ridicules. L’un se donnait le droit de siéger à l’église parmi des chanoines, avec un surplis, des bottes, et un oiseau sur le poing. L’autre ordonnait que pendant les couches de sa femme tous ses vassaux battraient les étangs pour faire taire les grenouilles du voisinage. Un autre se donnait le droit de marquette, de cuissage, de prélibation, c’est-à-dire de coucher avec toutes ses vassales, la première nuit de leurs noces.

Au milieu de cette épaisse barbarie, les rois assemblaient encore des parlements, composés des hauts-barons qui voulaient bien s’y trouver, et des évêques et abbés. C’était, à la vérité, une chose bien ridicule de voir des moines violer leurs vœux de pauvreté et d’obéissance pour venir siéger avec les principaux de l’État ; mais c’était bien pis en Allemagne, où ils se firent princes souverains. Plus les peuples étaient grossiers, plus les ecclésiastiques étaient puissants.

Ces parlements de France étaient les états de la nation, à cela près que le corps de la nation n’y avait aucune part : car la plupart des villes, et tous les villages sans exception, étaient en esclavage.

L’Europe entière, excepté l’empire des Grecs, fut longtemps gouvernée sur ce modèle. On demande comment il se put faire que tant de nations différentes semblassent s’accorder à vivre dans cette humiliante servitude, sous environ soixante ou quatre-vingts tyrans qui avaient d’autres tyrans sous eux, et qui tous ensemble composaient la plus détestable anarchie. Je ne sais d’autre réponse, sinon que la plupart des hommes sont des imbéciles, et qu’il était aisé aux successeurs des vainqueurs, Lombards, Vandales, Francs, Huns, Bourguignons, étant possesseurs de châteaux, étant armés de pied en cap, et montés sur de grands chevaux bardés de fer, de tenir sous le joug les habitants des villes et des campagnes qui n’avaient ni chevaux, ni armes, et qui, occupés du soin de gagner leur vie, se croyaient nés pour servir.

Chaque seigneur féodal rendait donc justice dans ses domaines comme il le voulait. La loi en Allemagne portait qu’on appelât de leurs arrêts à la cour de l’empereur : mais les grands terriens eurent bientôt le droit de juger sans appel, jus de non appellando ; tous les électeurs jouissent aujourd’hui de ce droit, et c’est ce qui a réduit enfin les empereurs à n’être plus que les chefs d’une république de princes.

Tels furent les rois de France jusqu’à Philippe-Auguste. Ils jugeaient souverainement dans leurs domaines ; mais ils n’exerçaient cette justice suprême sur les grands vassaux que quand ils avaient la force en main. Voyez combien il en coûta de peines à Louis le Gros pour soumettre seulement un seigneur du Puiset, un seigneur de Montlhéry.

L’Europe entière était alors dans l’anarchie. L’Espagne était encore partagée entre des rois musulmans, des rois chrétiens, et des comtes. L’Allemagne et l’Italie étaient un chaos ; les querelles de Henri IV avec le pontife de Rome, Grégoire VII, donnèrent commencement à une jurisprudence nouvelle et à cinq cents ans de guerres civiles. Cette nouvelle jurisprudence fut celle des papes, qui bouleversèrent la chrétienté pour y dominer.

Les pontifes de Rome profitèrent de l’ignorance et du trouble pour se rendre les juges des rois et des empereurs ; ces souverains, toujours en guerre avec leurs vassaux, étaient souvent obligés de prendre le pape pour arbitre. Les évêques, au milieu de cette barbarie, établissaient une juridiction monstrueuse ; leurs officiers ecclésiastiques, étant presque les seuls qui sussent lire et écrire, se rendirent les maîtres de toutes les affaires dans les États chrétiens.

Le mariage étant regardé comme un sacrement, toutes les causes matrimoniales furent portées devant eux ; ils jugèrent presque toutes les contentions civiles, sous prétexte qu’elles étaient accompagnées d’un serment. Tous les testaments étaient de leur ressort, parce qu’ils devaient contenir des legs à l’Église ; et tout testateur qui avait oublié de faire un de ces legs, qu’on appelle pieux, était déclaré déconfès, c’est-à-dire, à peu près sans religion ; il était privé de la sépulture, son testament était cassé, l’Église en faisait un pour lui, et s’adjugeait ce que le mort aurait dû lui donner.

Voulait-on s’opposer à ces violences, il fallait plaider à Rome, et l’on y était condamné[2].

Les inondations des barbares avaient sans doute causé des maux affreux ; mais il faut avouer que les usurpations de l’Église en causèrent bien davantage.

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans ces recherches dont toutes les histoires sont pleines ; contentons-nous d’examiner quels furent les parlements de France, et quels furent les tribunaux de justice.



  1. Voyez le Grand Crime de Pepin le Bref, dissertation historique et critique sur l’usurpation et l’intronisation du chef de la seconde dynastie française, par G. Andry (M. Aimé Guillon de Montléon). Londres (Paris), 1800, in-8°, et aussi Preuve de la fidélité des Français à leurs rois légitimes lors du passage de la première à la seconde dynastie, résultant de l’examen de cette question encore indécise : « Est-il vrai que Pepin ait été autorisé par le pape Zacharie à s'emparer de la couronne des mérovingiens ? » par M. Aimé Guillon, 1817, in-8°. Voltaire parle encore de l’usurpation de Pepin, dans ses Annales de l’Empire (tome XIII, années 749, 750, 754). (B.)
  2. Les éditions antérieures à 1775 portent : « Il fallait aller plaider à Rome, où l’on était condamné. » Dans l’édition de 1775, on lit : « Il fallait plaider à Rome, où l’on était condamné. » (B.)