Histoire du prince Soly/I/15

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XV.


Choses intéressantes qui se passèrent au château où la nymphe conduisit Prenany, & dans lesquelles il n’eut que peu de part.


Quand ils furent dans la cour, il se présenta quelques domestiques qui connoissoient la fée, & qui vinrent au devant d’elle. Je sais, leur dit Cabrioline, que votre maître n’est pas ici ; mais cela n’empêchera pas que nous ne nous y reposions cette nuit : ouvrez-nous les appartemens, & faites-nous apprêter à souper.

Nos voyageurs furent introduits dans un grand salon, où les meubles les plus précieux & les bijoux les plus rares éclatoient de toutes parts : ils se mirent chacun sur un grand canapé : pour l’infatigable fée, elle s’amusoit devant une glace de quatre-vingt-seize pouces, à répéter un nouveau pas qu’elle avoit inventé en chemin.

La nuit ne tarda pas à venir : on alluma tous les lustres, & la lumière fit paroître dans tout leur éclat les peintures les plus rares & les dorures les plus recherchées dont le plafond étoit orné. Le souper, que l’on servit presque aussi-tôt, fit cesser tout-à-fait la danse de Cabrioline, & l’on se mit à table. Prenany, tout occupé du plaisir que l’on ressent quand on approche de l’objet qu’on aime, ne mangeaoit presque pas ; pour le page, il faisoit à merveille honneur à la fête ; le joueur de flûte buvoit comme quatre ; & Cabrioline ne faisoit que ronger de petits os, de peur de se gâter la taille.

La charmant fée auroit animé le dessert encore plus qu’elle n’avoit fait le repas du matin, si Prenany n’avoit pas demandé la permission de se retirer. La fée le congédia gracieusement jusqu’au lendemain, & on le conduisit à un appartement magnifique, où il se mit au lit, & s’endormit en pensant à sa princesse.

Pour Agis, il étoit, malgré sa lassitude, charmé des attraits de Cabrioline ; elle recevoit mieux ce qu’il disoit, qu’elle n’avoit fait le matin. Un dessert illuminé est un temps bien favorable auprès d’une belle. L’éclat des bougies éveille le plaisir qui ne va jamais sans la liberté ; tout s’anime, tout rit dans ces momens vifs. Il est impossible qu’un bel objet prenne alors son sérieux contre un homme aimable qu’elle a vu toute la journée ; les moindres saillies sont spirituelles, & tous les gestes sont galans. La fée ayant secoué au nez d’Agis son verre nouvellement rincé, il lui lança, avec le bout des doigts qu’il trempa dans le sien, quelques gouttes de vin de champagne, & lui essuya la gorge, moitié avec la main, moitié avec sa serviette, tandis qu’elle s’essuyoit le visage. S’étant avisée de le chatouiller pour le punir, il voulut avoir sa revanche, & leurs visages s’étant approchés à force de rire, la fée ne fit pas semblant d’en rien sentir.

Sans le joueur de flûte, qui étoit toujours assis au bout de la table sans dire mot, le jeune page imaginoit des malices bien plus jolies ; mais enfin il falut se séparer jusqu’au lendemain. Le page se retira dans la chambre où on le conduisit, & la fée dans l’appartement qu’elle occupoit ordinairement dans le château.

Agis fut quelque temps occupé des attraits de Cabrioline ; mais enfin le sommeil l’emporta sur l’amour, & il s’endormit. S’étant éveillé d’assez bonne heure le lendemain, il résolut de la chercher, & de connoître jusqu’à quel point il pourroit lui être agréable. La vivacité de la jeune fée, sa bonne humeur, les petites libertés qu’elle lui avoit permises la veille à la fin du repas, le remplissoient d’espérance. Plein de ces idées charmantes, il s’habilla promptement, & sortit de sa chambre, dans le dessein de visiter tous les appartemens du château.

Dans la première chambre qu’il rencontra, il trouva le joueur de tambourin, couché tout habillé sur un lit de repos, & qui ronfloit de toute sa force : il se garda bien de l’éveiller. Maudit fifre ! dit-il en lui-même, puisses-tu dormir toute la journée, & nous laisser marcher à notre aise ! S’il n’eût pas eu peur de fâcher Cabrioline, il lui auroit dérobé sa flûte qui sortoit de sa poche ; mais il n’en fit rien, parce qu’il ne savoit pas comment elle prendroit la chose.

Ayant quitté doucement le flûteur, il entra dans un appartement composé d’une enfilade de plusieurs chambres. Les rideaux des fenêtres n’étoient qu’à moitié fermés, & n’ôtoient que ce que le jour a de trop éblouissant. Son cœur fut agité à cette vuë. Ah ! dit-il en lui-même avec une douce émotion, c’est ici sans doute l’appartement de la fée : je vais revoir cet objet aimable, mais je vais peut-être m’attirer sa colère. Il s’avança pourtant en faisant le moins de bruit qu’il lui fut possible, & se trouva dans une chambre toute dorée, mais qu’il ne s’amusa pas à considérer : il vit dans un lit d’été des plus riches & des plus galans, la charmante fée endormie.

Les rideaux du lit étoient suspendus en l’air avec des cordons d’or & de soie, & la courte-pointe légère qui couvroit la fée, avoit pris une forme dont Agis étoit enchanté. Il considéra quelque temps ce charmant spectacle ; mais comme il étoit seul, il se hasarda de toucher la fée, dont l’épaule nue paroissoit hors du lit.

Cabrioline se réveilla à motié, & ses bras, qu’elle étendit en se retournant, laissèrent voir la gorge charmante qu’Agis avoit si fort admirée la veille. Il marchoit sur la pointe du pied, incertain s’il devoit se retirer, lorsque la fée demanda d’une voix foible qui étoit dans sa chambre ? Le jeune Page trembla, ne sachant quel accueil elle alloit lui faire ; mais il se rassura bientôt, quand la fée, soulevant sa tête sur son bras, lui dit avec un souris gracieux : quoi ! c’est vous, Agis ? Vous êtes levé de bon matin, pour un homme aussi fatigué que vous me la parûtes hier.

Charmante fée, dit Agis, ne me faites plus la guerre : ce que vous me dites hier, pendant la journée, m’a fait toutes les peines du monde ; mon seul désir est de vous plaire, & rien ne me chagrinera plus que de n’y pas réussir. Ah ! dit la fée d’un air riant, je ne voulois que badiner : toutes les femmes n’ont-elle pas leurs petits caprices ? Mais si je vous ai fâché, faisons la paix, ajouta-t-elle en lui tendant la main. Quelle condition voulez-vous y mettre ? Si je vous demandois, dit Agis en s’approchant, la permission de baiser cette belle main que vous me présentez ?… Vous l’avez tant baisée hier, dit la fée ; je ne vous la refusois pas davantage aujourd’hui. Si j’étois plus téméraire, dit Agis, & que votre belle bouche… N’achevez pas, dit la fée, cela ne se permet jamais ; cependant, comme vous êtes jeune, on pourroit vous le pardonner. Il faudra donc que vous me pardonniez, dit Agis en l’embrassant avec transport. Mais, dit la fée en lui prenant le bras, votre main sur ma gorge n’est pas de notre marché : voyons, asseyez-vous sur mon lit, & soyez sage ; je veux savoir un peu qu’elle est votre conduite : vous êtes jeune, vous êtes beau comme l’amour ; je parie que quelque vieille de la cour d’Amazonie est amoureuse de vous. Vous avez deviné, dit Agis en s’asseyant près de la fée : la gouvernante de Fêlée est amoureuse de moi ; elle me fait mille caresses, me prend tout l’argent que je puis avoir, pour me le ménager, & m’assure que quelque jour… Ah ! vous êtes trop charmant, mon cher Agis, dit la fée en éclatant de rire ; ne parlons plus de cet amour-là : je vois, sans que vous l’en disiez davantage, que c’est là votre première inclination. C’est la vérité, dit le page : comme je n’ai jamais vu qu’elle, elle est la première que j’aye aimée. Vous avez le cœur naturellement tendre, dit la fée ; je vous en estime davantage. Mais regardez-moi, ajouta-t-elle, n’aimeriez-vous pas mieux une jeune personne, vive, enjouée, qui me ressemblât, par exemple ? Ah ! répondit Agis en prenant les mains de la fée ; une personne qui vous ressembleroit me seroit plus chère que ma vie, je serois tout pour elle ; & si j’espérois d’en être aimé, rien ne seroit comparable à mon bonheur. Mais prenez garde, dit la fée en montrant à Agis une de ses jambes à moitié découverte, vous ne vous apercevez pas que vous glissez de dessus mon lit, & que vous emportez toute la couverture avec vous. Pardonnez-moi, charmante nymphe, dit Agis ; auprès de vous, on ne se connoît plus ; pour expier ma faute, il faut que je baise ce petit pied qui danse si bien. Mais, en vérité, vous n’êtes pas sage, dit la fée : je me fâcherai, si vous n’y prenez garde. Puisque vous êtes levé, dit-elle en changeant de discours, voyez donc la pendule quelle heure il est. Il est près de neuf heures, dit Agis après y avoir regardé. Ah ! dit Cabrioline d’un air languissant, c’étoit bien la peine de m’éveiller si-tôt pour des folies ! On n’entre jamais dans mon appartement qu’à midi ; vous m’obligerez de me lever, quoique j’aye encore envie de dormir. Allons, retirez vous, dit elle faiblement, que je sonne, afin qu’on vienne m’habiller. Pourquoi vous lever plutôt qu’à l’ordinaire ? dit Agis ; vous n’avez qu’à vous rendormir ; je me tiendrai dans votre appartement, sans faire de bruit, & j’aiderai ensuite à votre toilette. Oh ! dit la Fée, si vous restez, il faudra que vous sortiez avant que l’on entre ici. Je sortirai quand vous voudrez, dit le page. Vous avez donc envie de me voir dormir, reprit la fée ; je suis presque curieuse d’éprouver si vous serez tranquille. Mais cet appartement est ouvert ; si quelqu’un venoit par hasard, que diroit-on de vous trouver auprès de moi ? Allons, il faut que vous vous en alliez. Eh bien, dit Agis avec vivacité, je m’en vais fermer la porte, personne ne pourra nous surprendre. Tirez donc la clef, sans faire de bruit, dit la fée, que l’on ne s’aperçoive pas que vous êtes entré ici. Agis, plein de joie, alloit à la porte pour la fermer, lorsque le joueur de flûte entra, toujours avec son tambour & son fifre.

Les bras en tombèrent de dépit au pauvre Agis. La fée demanda, d’un air qui marquoit qu’elle n’étoit pas trop contente, ce qu’il vouloit. Prenany demande son compagnon, dit le flûteur d’une voix rauque & d’une air bête, & qui le parut encore plus qu’il ne l’étoit à Agis ; il a quelque chose à lui dire, & m’a envoyé ici, tandis qu’il va d’un autre côté pour tâcher de le retrouver. Et savez-vous ce qu’il lui veut ? dit Cabrioline d’un air impatient. Il demande, reprit le tambourin, qu’il vienne avec lui dans les jardins, pour vous cueillir un bouquet. Eh ! morbleu, dit le page, n’étiez-vous pas assez de deux pour cela ? Croyez-moi, mon cher, allez choisir des fleurs avec lui ; la fée ne veut que des roses, mais qu’elles aient toutes les feuilles en nombre impair. Ayez soin de les bien compter, & vous les lui apporterez ensuite.

Le joueur de flûte alloit partir ; la joie & l’espérance renaissoit dans le cœur du jeune page, quand Prenany se présenta à son tour. Pardonnez-moi, dit-il, chamante fée, si j’entre sans permission ; il y a une heure que je cherche Agis : j’ai prié ce jeune homme de l’avertir, & il ne vient point me rejoindre. Eh bien, dit la fée en riant, le voilà enfin trouvé ; vous devez être hors d’inquiétude. En disant ces mots, elle tira le cordon de la sonnette si fort, qu’elle pensa tout rompre : deux femmes de la maison entrèrent, la fée congédia les trois jeune gens, & leur promit qu’elle iroit les rejoindre dans le parterre, dès qu’elle seroit habillée.

Quand ils furent dans les jardins, Prenany, qui voyoit l’air triste du jeune page, & qu’il haussoit de temps en temps les épaules, lui demanda ce qui pouvoit causer son chagrin. Ah ! dit Agis d’un air brusque, ne parlons pas toujours de la même chose. Mais, dit Prenany, c’est la première fois… Eh bien, changeons de discours, dit Agis en l’interrompant, & cueillons donc un bouquet pour la fée, puisque cela est si pressé.

Le dépit d’Agis se dissipa pourtant, par le plaisir qu’il goûtoit en songant que la fée ne le haïssoit point : la vue des beaux lieux où il étoit, lui rendit bientôt toute sa gaîté. Prenany n’étoit pas moins enchanté que lui de la beauté & de la grandeur des jardin où ils étoient. Le parterre seul pouvoit occuper tout un jour : la variété & l’assortiment des fleurs étoient incroyables ; des orangers aussi blancs que la neige répandoient une odeur délicieuse ; les statues du marbre le plus rare sembloient des personnes vivantes, que l’art magique avoit rendues immobiles : enfin les eaux, qui paroissoient sous mille formes différentes, mêloient un continuel murmure au chant d’un nombre infini d’oiseaux de couleurs si belles & si variées, qu’il sembloit que les fleurs se mirassent dans leurs plumes.

Quand Prenany & son compagnon eurent cueilli des fleurs en se promenant, ils virent paroître la fée sur le perron du palais. Elle étoit encore plus éclatante que la veille ; un corps étroit lui marquoit la taille, & elle avoit une jupe de couleur de rose garnie de réseau vert & argent, dont les festons étoit attachés avec des boutons d’émeuraudes entourées de carats ; elle avoit ajouté des diamans à sa coiffure, & l’avoit ornée d’une guirlande de fleurs qui badinoit sur son sein ; sa chaussure repondoit à son ajustement, & n’ôtoit rien à la finesse du plus joli pied du monde.

Quand elle parut, le joueur de flûte s’éloigna sans rien dire, ce qui fit grand plaisir à Agis qui ne pouvoit le souffrir. Prenany & le jeune page s’avancèrent au-devant de la fée, & lui présentèrent chacun un bouquet ; elle les prit d’un air obligeant. Elle sentit celui d’Agis ; il crut même remarquer qu’elle le baisa ; & les ayant joints ensemble, elle les attacha à son côté, pour finir son ajustement.

Prenany, impatient de délivrer sa princesse, demanda s’ils alloient bientôt partir. Nous n’avons pas besoin de nous presser, dit la fée ; nous n’aurions que pour une demi-heure de chemin, si nous le faisions à pied ; nous n’en aurons que pour deux heures dans le char du maître de ce palais. Nous n’irons donc pas comme hier ? dit le page avec vivacité. Non dit la fée, & c’est une bonne nouvelle que j’ai à vous annoncer. Le maître de ces lieux a ici des équipages dont je puis disposer : nous partirons tard, & il suffira d’arriver au camp des ennemis quand le jour finira. J’en suis ravi, dit Agis en sautant ; voilà la dernière cabriole que je ferai de la journée. Prenany marqua aussi une grande joie de cette nouvelle, parce que cela devoit empêcher que le présent qu’il portoit à Fêlée ne fût si fort cahoté.

Lorsque la fée & ses compagnons furent rentrés au palais, on servit un dîner beaucoup plus superbe que n’avoit été le souper de la veille, qui n’avoit pas été prévu. On passa la meilleure partie du jour dans les plaisirs les plus vifs ; jusques-là que l’on joua un médiateur avec la couleur favorite, les as noirs, le petit chien, ma mie-margot, & les autres ornemens de ce jeu, sans oublier la queue. La fée gagna plus de trois cent fiches, dont Agis perdoit la plus grande partie ; mais la fée refusa galamment de prendre son argent, & lui conseilla de la garder pour la gouvernante de la princesse.