Histoire du prince Soly/II/07

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CHAPITRE VII.


Histoire de l’esclave noir.


JE me nomme Bengib, dit le more, & j’ai pris naissance dans une île de la grande mer, située à l’orient de l’Amérique, & qui n’en est pas éloignée. Je suis l’aîné de trois frères à qui la nature n’avoit pas donné la même force de corps, ni la même vivacité d’esprit que j’ai eue en partage ; mais ces dons, au lieu de me profiter, ne servoient qu’à faire tomber tout le travail sur moi, tandis que mes parens épargnoient mes frères. Ainsi, la nature, en me donnant des qualités préférables à celles des autres, n’avoit travaillé qu’à me rendre plus malheureux.

Cependant soit par fermeté d’ame soit par légèreté d’esprit, je ne me suis jamais révolté contre l’injustice de ma destinée, & j’ai toujours regardé sans dépit les malheurs qui me sont arrivés.

Lorsque mes parens furent trop affoiblis par l’âge pour que mon travail seul pût fournir à leurs besoins & à ceux de mes frères ils résolurent de me vendre pour avoir tout d’un coup de quoi subsister le reste de leur vie. Il vint dans notre île quelques Arrouaques (ce sont des peuples qui habitent sur les bords de ce lac du côté de l’orient). Mon père leur proposa de m’échanger contre quelques marchandises ; le marché fut conclu entre eux, sans que j’en susse rien & je me trouvai, dans le temps que j’y pensois le moins, avec les fers aux pieds, entre les mains de mes nouveaux maîtres.

La nature arracha quelques larmes des yeux de ma mère, quand elle me vit emmener par des gens inconnus mais mon père lui montra les marchandises qu’il avoit reçues en échange de moi ; cela la consola. Va, me dit-elle, mon cher fils, tes maîtres me paroissent des gens humains, tu n’auras pas plus de peine avec eux que tu en avois parmi nous. Je ne lui fis aucun reproche, non plus qu’à mon père sur son peu d’humanité ; je leur dis au contraire, en riant que je souhaitois que mes frères devinrent plus robustes, & de meilleure défaite encore que moi, afin qu’ils en tirassent plus de profit, & je souhaitai à mes frères qu’ils ne fussent jamais bons à rien afin de rester tranquilles & sans travail.

Nous nous embarquâmes pour gagner l’Amérique & pendant le voyage j’appliquai tous mes soins à me faire aimer de mon nouveau maître. Mon caractère lui plut, & il m’assura que je ne serois point malheureux. Quand nous fumes arrivés, il me conduisit à son habitation, que je trouvai des plus riches. Il avoit une femme âgée d’environ quarante ans, qui paroissoit douce & bonne maîtresse. On me donna pour occupation le soin de labourer le jardin & de cultiver les fleurs. Je passois des jours tranquilles, & mon bonheur auroit duré longtemps, st l’amour ne fût venu le traverser.

Notre patrone avoit une jeune esclave de même pays que moi, & qu’elle chérissoit extrêmement. Cette jeune moresse s’appeloit Zaïde. (Prenany fit répéter ce nom à l’esclave, qui lui demanda avec vivacité s’il avoit connu cette malheureuse fille ; car, ajouta l’esclave, sans doute elle ne vit plus, & je l’ai perdue pour jamais. Prenany, curieux d’entendre le reste de l’histoire de l’esclave, ne voulut point lui dire qu’il connoissoit une jeune personne de ce nom, & le pria d’achever.)

Zaïde, continua l’esclave, conçut pour moi l’amitié la plus tendre. Les sentimens de cette aimable fille étoient bien au dessus de son état & de sa naissance ; rien n’égaloit sa douceur & sa générosité : son défaut étoit trop de délicatesse dans son amour ; elle en troubloit quelquefois les douceurs par ses soupçons & par sa jalousie ; mais ces défauts sont bien pardonnables dans une maîtresse.

Un jour sa jalousie voulut m’éprouver : elle me fit rendre une lettre qui paroissoit venir de notre patrone, par laquelle on me donnoit un rendez-vous pour le soir dans un endroit écarté des jardins. Lorsque j’eus reçu ce billet, j’y fis si peu d’attention, que je m’appliquai, pendant toute la journée, à mon travail ordinaire, & le soir je rentrai avec les autres esclaves, sans me souvenir même du rendez-vous.

Le lendemain, en revoyant notre patrone, cette lettre me revint à la mémoire. Je craignis sa colère, pour avoir manqué aux ordres que je croyois venir d’elle ; mais je me rassurai, quand je la vis aussi tranquille qu’à l’ordinaire. Lorsque je l’eus quittée, Zaïde m’embrassa avec transport : Que je vous aime, me dit-elle, mon cher Bengib ! Vous n’avez point été au rendez-vous que l’on vous avoir donné ; mais sachez que la lettre qui vous a été rendue, étoit supposée, & qu’au lieu de notre maîtresse, vous n’auriez rencontré que moi, prête à punir votre infidélité.

Cette épreuve augmenta encore notre amour, Zaïde, persuadée que rien ne pouvoir ébranler ma fidélité, ne cherchait qu’à me donner de nouvelles marques de sa tendresse ; elle me consoloit, avec des graces charmantes, des malheurs qui suivent toujours la servitude, & ; les disgraces qui m’arrivaient étoient trop récompensées par les larmes de cette aimable fille. De mon côté, je n’avois d’autre objet que celui de lui plaire. Cette aventure me prouvoit son amour : on ne cherche pas à s’éclaircir de la fidélité d’un homme qui ne nous est pas cher. Ainsi, cette épreuve à laquelle elle avoit voulu mettre ma tendresse, me rendoit assuré de la sienne.

Nous vivions donc dans l’union la plus parfaite, & l’état dans lequel nous étions lui donnoit encore de nouvelles forces. Les gens heureux ne goûtent point si parfaitement les voluptés du véritable amour, que ceux qui sont dans l’infortune ; ils sont distraits par d’autres idées & par d’autres plaisirs. Mais ceux qui n’ont que leur cœur pour toute ressource, connoissent bien mieux le plaisir de ces mouvemens tendres qui l’occupent ; l’objet qui les aime est le seul bien qui leur reste ; ils ne sont attirés que par lui, & s’y livrent entièrement : la tristesse même attendrit l’ame, & la rend plus propre à goûter les charmes d’une passion si douce.

Dans le temps que je jouissois de cette félicité, Zaïde de m’aborda un jour que je travaillois dans les jardins elle me parut agitée de divers mouvemens ; quelquefois elle paroissoit ensevelie dans une rêverie profonde, & bientôt après la joie triomphent de sa tristesse. Je m’informai de la cause de l’état où je la voyois. Elle me dit enfin : Il faut, mon cher Bengib, que je vous instruise d’une chose qui nous intéresse plus que tout ce qui peut jamais nous arriver. Apprenez que le maître des esclaves est votre rival ; il m’a déclaré sa passion, & m’a sollicitée déjà plusieurs fois de répondre à sa tendresse. Il m’a dit qu’il n’ignoroit pas que je vous aimois, & m’a assuré que votre mort étoit certaine, si je persistois à le rebuter. J’ai formé le dessein de flatter son amour ; il y va de vos jours de ne pas aigrir sa colèrè, mais j’ai conçu en même temps l’espérance de profiter de sa passion pour nous procurer la liberté. Je lui ai avoué que vous m’aimiez & je lui ai même fait sentir que vous ne m’étiez pas indifférent. Je lui ai fait envisager que, tant que vous seriez près de moi, mon cœur ne pourroit se détacher de vous ; mais je l’ai assuré en même temps que votre mort lui attireroit toute ma haine & qu’il ne la vaincroit jamais, Le moyen que je lui ai proposé est de vous procurer la liberté par-là, lui ai-je dit, vous vous affurez mon cœur ; je serai extrêmement sensible au bonheur que vous aurez procuré à cet esclave malheureux, & vous devez en espérer de ma part une vive reconnoissence : d’un autre côté, vous serez assuré que je ne le reverrai plus ainsi, vous serez délivré d’un rival que j’aime malgré moi, & que l’absence & votre générosité me feront bientôt oublier.

Le maître des esclaves s’est laisse persuader ajouta Zaïde ; il doit laisser ouverte, pendant cette nuit, la porte des jardins qui donne du côté des montagnes ; mais mon dessein n’est pas que vous partiez seul ; dès que la nuit sera venue, je me trouverai à cette porte & nous sortirons ensemble d’esclavage. L’amour nous conduira dans des lieux plus fortunés, où nous jouirons sans crainte de ses douceurs.

Je fus charmé, continua Bengib, de la proposition de Zaïde ; aucun pressentiment ne m’annonça le malheur qui devoit nous arriver. Je témoignai à cette charmante fille toute la reconnoissance possible de ses soins, & j’attendis la nuit avec impatience,

Lorsque le jour finit, je me laissai enfermer dans les jardins ; & quand la nuit fut plus obscure, je cherchai la porte que Zaïde m’avoit indiquée : je la trouvai ouverte comme elle me l’avoit promis ; mais je ne trouvai point cette chère esclave. Je l’attendis fort longtemps ; je la cherchai vainement dans les jardins ; je sortls pour voir si elle ne m’avoit pas prévenu, & je l’appelai plusieurs fois ; je rentrai pour la rechercher encore, mais toutes mes peines furent vaines.

J’étois agité pendant ce temps-là de mille transports différens : la liberté se présentoit devant moi avec tous ses charmes, & me tentoit vivement. Il ne tient qu’à moi, disois-je, de quitter mes fers, rien ne me retient plus dans ces lieux & si j’y demeure ma mort est presque certaine. Mais, quoi ! ajoutai-je, pourrois-je abandonner Zaïde ? pourrois-je me résoudre à ne la revoir jamais ? sortirai-je de ce séjour, sans savoir ce qu’elle va devenir ? Dans quelle tristesse ne sera-t-elle pas plongée quand elle verra que je l’abandonner La laisserai-je au pouvoir d’un rival, qui, sans doute, profitera du juste dépit que mon ingratitude aura fait naître ? Mais peut-être, ajoutois-je, Zaïde elle-même m’est infidèle ? Elle ne cherche qu’à se débarrasser d’un amant qui l’importune ; elle ne facilite ma fuite que pour demeurer auprès de mon rival. Toutes ces idées différentes qui se succédoient l’une à l’autre, me faisoient éprouver le plus cruel supplice.

L’aurore qui parut, me trouva dans cette agitation. Je sortis des jardins, dans le dessein d’attendre Zaïde, & de revenir la chercher encore, si-elle ne venoit point. Je marchai quelque temps ; & quand le jour parut tout-à-sait, je me retirai dans une grotte que je trouvai entre les montagnes.

Lorsque je commençois à m’y reposer, je vis paroitre une jeune nymphe qui sortit du fond de l’antre où j’étois. Je fus étonné de cette vue. Ne craignez rien, me dit-elle ; je suis une fée puissante qui règne sous cette longue chaîne de montagnes, dont une partie du lac de Parime est environnée. Sans moi, vous péririez ; les gens de votre ancien maître vous suivent, & vous ramèneroient chez lui pour vous faire mourir. Le maître des esclaves a fait arrêter Zaïde, qui vouloit vous suivre. Il a découvert qu’elle vouloit le tromper ; il veut se venger, en vous immolant à ses yeux : mais j’ai résolu de prendre votre défense ; ainsi, vous n’avez rien à redouter.

Après avoir achevé ces paroles, la fée me fit retirer dans une caverne obscure, d’où je voyois ce qui se passoit, sans pouvoir être aperçu, à cause de l’obscurité qui m’environnait. Je vis aussi-tôt arriver plusieurs domestiques de mon ancien maître, conduits par le chef des esclaves, & qui tenoient au milieu d’eux ma chère Zaïde. Ils parurent étonnés à l’aspect de la fée.

Téméraires, leur dit-elle, arrêtez, & ne suivez pas plus loin un mortel à qui je veux donner un asile.

Ne plaise au ciel, répondit le maître des esclaves, que nous résistions à vos ordres ; quoique cet esclave soit coupable, nous le respectons, dès que vous vous déclarez son appui. En achevant ces mots, il se préparoit à se retirer ; mais la jeune Zaïde, ne me voyant point paroître, me chercha quelque temps des yeux, & se mit ensuite à répandre un torrent de larmes. Je t’ai donc perdu pour jamais, s’écria-t-elle, ô mon cher Bengib ! & je t’ai perdu par ma faute ! Si je m’étois contentée du bonheur dont nous jouissions ; si j’avois su mieux cacher ma tendresse, nous serions encore unis. Je ne te reverrai donc plus, & je suis moi-même la cause de ta perte & de mes regrets.

Ne vous accusez point vous-même de vos malheurs, répondit la fée, il est un destin suprême auquel les mortels ne peuvent résister ; les actions qui leur paroissent les plus indifférente ; servent à remplir ses desseins éternels ; c’est lui qui vous force de procurer à Bengib la liberté, pour qu’il puisse servir aux plus grands événemens.

Puisque Bengib doit vivre heureux, dit Zaïde, puisqu’il doit jouir d’un destin illustre, je sens diminuer ma peine ; mais dès que je suis séparée de lui pour toujours, il n’y a plus rien qui me fasse chérir la vie. Il faut mourir quand je te perds, mon cher Bengib ! sois le témoin de ma mort, si tu me vois encore ; elle me paraîtra moins affreuse, si mon dernier soupir peut te marquer ma fidélité. A. ces mots, elle se frappa d’un poignard qu’elle avoit caché sous sa robe, & tomba à la renverse. Jugez de ma situation à ce triste spectacle ; l’amour, la pitié, la reconnoissance touchèrent en ce moment mon cœur de leurs mouvemens les plus vifs & les plus tendres. Je voulus sortir de l’endroit où j’étais, pour secourir ma chère maîtresse, pour l’embrasser encore, & mourir avec elle ; mais la fée me retint, & m’en empêcha. Les gens de mon anciens maître relevèrent l’infortunée Zaïde, & l’emportèrent mourante.

Dès qu’ils surent partis, mes pleurs coulèrent en abondance ; je me répandis en plaintes & en reproches contre la fée. Vous pouviez, lui dis—je, empêcher la mort de cette malheureuse fille : quand on souffre qu’un malheur arrive, & que l’on peut le prévenir, ou en est presque coupable. Je ne veux plus de vos funestes secours, laissez-moi suivre ma généreuse maîtresse ; je ne veux plus d’une liberté qui me coûte la vie de celle que j’adore.

Consolez-vous, me dit la fée, le destin sauvera peut-être les jours de cette esclave infortunée, & vous rejoindra dans un temps plus heureux. Elle me donna aussi tôt une liqueur qu’elle m’assura devoir calmer tous mes chagrins. Dès que j’en eus pris quelques gouttes, je m’assoupis, & à mon réveil, je me trouvai dans un palais magnifique, où les richesses les plus brillantes éclatoient de toutes parts. C’est ici ma demeure, dit la fée, tu n’as plus rien à craindre de ton ancien maître, un long intervalle te sépare de lui.