Histoire du prince Soly/II/15

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CHAPITRE XV.


Le jeune monarque retrouve à la cour le vieux Savantivane.


LE lendemain, au lever de l’aurore, les prêtres du soleil ouvrirent les fenêtres du temple & le parèrent des ornemens dessinés aux plus grandes fêtes ; ils allèrent ensuite au palais avec les sénateurs, pour accompagner le roi au temple, & le couronner en présence de tout le peuple. On éveilla le jeune monarque & quoique la princesse fût un peu fatiguée du bal, elle fut habillée la première. Cabrioline avoit présidé à sa toilette ; ainsi. il ne manquoit rien à son ajustement. La reine d’Amazonie fit un peu attendre parce qu’on ne lui avoit pas encore apporté son premier bouillon. La fée & le roi lui demandèrent pardon d’avoir oublié cette cérémonie.

Quand le roi fut dans le vestibule du palais, il se présenta une jeune Solinienne, charmante, qui vint se jeter à ses pieds fort alarmée. Ses pleurs l’empêchèrent d’abord de parler. Le roi la releva poliment, & lui demanda ce qu’elle désiroit, & quel étoit le sujet de ses larmes. Protégez-moi, dit-elle, seigneur, contre un mari barbare qui me poursuit & qui, veut me punir d’être venue cette nuit au bal dans ce palais. Quand je fuis rentrée, je m’attendois à le trouver endormi comme les autres citoyens mais je l’ai trouvé éveillé, & lisant à la lumière d’une bougie. Il m’a accablé des plus violens reproches & m’a fait de si terribles menaces, que je crains pour ma vie même.

Le roi alloit assurer cette aimable femme qu’il la défendroit lorsqu’on vit entrer ce mari furieux. Mais quelle fut la surprise du roi, quand il reconnut dans ce mari jaloux le vieux Savantivane, qui l’avoit conduit à Azinie & quel fut l’étonnement de Savantivane quand il vit que celui qu’il avoit reçu chez lui, étoit le roi des Soliniens !

Dans cette situation, ce fut le roi qui parla le premier. Approchez-vous, dit-il en riant venez mon cher Savantivane, que je vous embrasse. Quoi ! vous ferez-vous toujours de mauvaises affaires dans tous les lieux que vous habiterez ? Vous savez que, dans votre patrie, vous avez pensé servir d’ornement à la queue du grand âne, pour trop aimer les sciences : ici vous allumez de la bougie, contre toutes les lois, pour épier votre femme. Si vous eussiez imité les autres Soliniens, vous ne vous seriez aperçu de rien, & vous seriez tranquille comme eux. Mais veux bien vous pardonner, à condition que vous pardonnerez à cette aimable femme que vous la remercierez en ma présence, de la grâce que je vous accorde ; que vous ne parlerez point de cette aventure à vos voisins, & que vous m’instruirez par quelle conjoncture vous êtes devenu un de mes sujets.

Seigneur, répondit Savantivane, dès que vous me rendez témoignage que mon épouse n’a fait que venir au bal dans ce palais, je lui pardonne volontiers & je la remercie d’avoir été cause que j’ai reconnu pour mon roi, plutôt que je n’aurois fait, un prince tel que vous. Je vous proteste que, si les Soliniens savent jamais ce que leurs femmes & la mienne ont fait cette nuit, ce ne sera point de moi qu’ils l’apprendront. À l’égard de l’aventure qui m’a conduit ici vous saurez qu’aussi-tôt votre départ d’Azinie, on vous chercha par-tout, & je fis moi-même tous les efforts imaginables pour vous trouver ; mais n’en pouvant venir à bout, on dit que je savois où vous étiez, & que je feignois de l’ignorer. Je vis que l’on vouloit me chercher querelle sur ce que j’avois laisse échapper l’ignorant que j’avois amené à la place de mon frère Doctis. Dans la crainte d’un sort funeste, je ramassai mes trésors & je m’embarquai sur un vaisseau qui m’a conduit dans cette ville, que je ne connoissois point. Un vieux Solinien, à qui je contai mon histoire & à qui je montrai mes richesses, me proposa sa fille en mariage : c’est cette jeune femme que j’ai épousée il y a quinze jours. Tant que j’ai dormi toute la nuit, & que je n’ai vu goutte, j’ai été content de sa conduite ; mais cette nuit m’étant éveillé, je ne l’ai plus trouvée dans mon appartement. J’ai vu par ma fenêtre, une grande lumière au palais ; j’ai cru qu’il m’étoit permis d’allumer une vieille bougie que j’avois apportée d’Azinie & d’étudier en l’attendant. C’est la seule faute que j’aye faite car si je me fusse rendormi tranquillement il n’auroit été question de rien, & elle m’auroit fait accroire ce qu’elle auroit voulu. Mais puisque vous me pardonnez ma faute, & qu’elle veut bien recevoir mes remerciemens de la grâce qu’elle me procure, il n’y faut plus penser.

Agis, qui étoit survenu pendant cet entretien, admira cette aventure, & dit au roi : Voilà, seigneur, la chose du monde la plus heureuse. Tous nos amis sont rassemblés ; vous retrouvez votre empire & votre princesse ; Bengib se réunit à Zaïde ; j’ai rencontré ma fidèle gouvernante, & votre ancien hôte d’Azinie est ici par hasard. Dans toutes nos aventures, il n’y a eu qu’un œil de perdu ; c’est le pauvre prince Solocule qui sera la victime de tout ceci. Son œil est recouvré, dit Cabrioline, & même au double. Chacun demanda à la fée comment cela s’étoit fait, & d’où elle savoit cette nouvelle. Apprenez, dit-elle, qu’après avoir quitté le prince, en sortant de vaincre les Dondiniens, je me transportai au château où nous avions passé la nuit deux jours auparavant ; j’y restai quelques jours, & allai ensuite à Amazonie, pour savoir si le prince avoit épousé la princesse Fêlée. Je sus, par mes intelligences, qu’il étoit au palais de la sœur de la reine. Je m’y fis conduire aussi-tôt, & j’y appris qu’il étoit parti, par ordre de Solocule, pour venir en ces lieux. Je vis ce prince privé de la vue, qui me joua quelques airs de vielle : cela me fit plaisir. Je dansai même devant lui, & j’eus pitié du regret qu’il me témoigna de ne me point voir. J’ai, entre autres secrets, celui d’éclaircir la vue ; je m’en servis en faveur de ce prince ; depuis ce temps-là il voit plus clair qu’un lynx. Il m’a tant marqué de reconnoissance, qu’il a dansé tout un jour avec moi. Il avoit même préparé un grand spectacle où je devois briller ; mais, sans avertir personne je le quittai & j’étois déjà sur ce rivage, qu’on me cherchoit dans les appartemens (car nous autres fées dansantes traversons la mer, comme un autre passe une rivière). Quand je suis venue en ces lieux, continua la fée en adressant la parole au roi, vous n’y étiez pas encore arrivé. C’est moi qui me suis déguisée en vieille & qui ai engagé Bengib à mettre son doigt la bague mystérieuse qui rend invisible afin qu’il vînt sur le rivage où vous deviez aborder. Vous savez de quelle manière il vous a sauvé des flots, & ce qui s’est passé depuis. Avouez que j’ai bien conduit toute cette affaire.

Toute la compagnie avoua que rien n’étoit mieux entendu, & prit part au bonheur de Solocule.