Histoire du soldat/Texte entier

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Histoire du soldat
lue, jouée et dansée
Édition des Cahiers Vaudois.



8me CAHIER DE LA VIIme SÉRIE















LAUSANNE
Dr A. BOVARD-GIDDEY, IMPRIMEUR
MAUPAS, 7
C. F. RAMUZ
HISTOIRE
DU SOLDAT
lue, jouée et dansée

EN DEUX PARTIES

Éditions des Cahiers Vaudois
Rue de Bourg, 10
LAUSANNE
Représentée en septembre 1918
avec la musique d’IGOR STRAWINSKY
et
les décors de RENÉ AUBERJONOIS

Une petite scène mobile montée sur tréteaux. De chaque côté, un tambour. Sur un des tambours est assis le lecteur devant une petite table avec une chopine de vin blanc et un verre ; l’orchestre s’installe sur l’autre.


COMPOSITION DE L’ORCHESTRE :
1 violon, 1 contrebasse.
1 flûte, 1 basson.
1 cornet à piston, 1 trompette.
1 musicien de batterie (grosse caisse, caisse claire, tambours, cymbales, triangles).

PERSONNAGES :
LE LECTEUR
LE SOLDATLE DIABLE
PERSONNAGES MUETS :
LA PRINCESSEDEUX DANSEUSES

HISTOIRE DU SOLDAT


PREMIÈRE PARTIE


Musique. Airs de marche.
LECTURE, pendant la musique.

Entre Denges et Denezy,
un soldat qui rentre au pays.

Quinze jours de congé qu’il a,
marche depuis longtemps déjà…

A marché, a beaucoup marché,

s’impatiente d’arriver,
parce qu’il a beaucoup marché…

Le rideau se lève. La musique continue. Le décor représente les bords d’un ruisseau. Le soldat entre en scène. Le soldat s’arrête. Fin de la musique.
LECTURE

Il n’y a pas, c’est un joli endroit…

Le soldat s’assied au bord du ruisseau.

Mais le vilain métier qu’on a !

Le soldat ouvre son sac.

Toujours en route, jamais le sou…
C’est ça ! mes affaires sens-dessus-dessous !
Mon Saint-Joseph qui est perdu !

(c’est une médaille en argent doré avec saint Joseph son patron dessus),

non, tant mieux !… Va toujours fouillant,
sort des papiers avec des choses dedans,
des cartouches, sort un miroir,
(tout juste si on peut s’y voir),
mais le portrait, où est-ce qu’il est ?
(un portrait de sa bonne amie qui lui a donné son portrait).
Il l’a retrouvé, il va plus profond,
il sort un petit violon.

LE SOLDAT, accordant le violon.

On voit que c’est du bon marché,
il faut tout le temps l’accorder…

Le soldat se met à jouer. Musique. Petits airs au bord du ruisseau. Le rideau se baisse.
Le rideau se lève. Même décor. La scène est vide. Entre le diable. C’est un petit vieux qui tient à la main un filet à papillons. Tout à coup, il tombe en arrêt. La musique continue. Le rideau se baisse.
Le rideau se lève. Même décor. On voit le soldat assis au bord du ruisseau, comme précédemment. Il joue sur son violon. Le diable s’approche de lui par derrière. Fin de la musique.
LE DIABLE

Donnez-moi votre violon.

LE SOLDAT

Non !

LE DIABLE

Vendez-le moi.

LE SOLDAT

Je vous ai dit que non.

LE DIABLE, posant son filet à papillons et
prenant dans la main droite le livre
qu’il a sous le bras gauche.

Changez-le moi contre ce livre.

LE SOLDAT

Je sais pas lire.

LE DIABLE

Pas besoin de savoir lire.
C’est un livre, je vais vous dire,
c’est un livre… un coffre-fort !
On n’a qu’à l’ouvrir, on tire dehors…
Des titres !
Des billets !
DE L’OR !

LE SOLDAT

Faudrait me le montrer d’abord.

LE DIABLE

Je suis parfaitement d’accord.

Il tend le livre au soldat, qui se met à lire, bougeant les lèvres et suivant les lignes avec le doigt.
LECTURE

À terme, à vue, cours des changes…
Pas moyen d’y rien comprendre.
On lit, mais on ne comprend pas…

LE SOLDAT

Je ne comprends pas.

LE DIABLE

Allez-y toujours ! ça viendra.

LE SOLDAT

Et puis, aussi, Monsieur, si ce livre vaut tant d’argent,
mon violon, il m’a coûté dix francs.

LE DIABLE

Raison de plus !…

LE SOLDAT

Eh bien, alors, c’est entendu.

Il tend le violon au diable et se remet à lire.
LECTURE

À terme, à vue, cours des changes,

bourse du samedi 31… Quel jour est-ce qu’on est ? on est un mercredi, le mercredi 28… C’est un livre qui est en avance.

C’est un livre qui dit les choses avant le temps, drôle ça !…

LE DIABLE, brusquement, après avoir
inutilement essayé de jouer.

Dis donc, tu vas venir chez moi.

LE SOLDAT

Pour quoi faire ?

LE DIABLE

Ça ne marche pas !
il te faut venir me montrer.

LE SOLDAT

J’ai seulement quinze jours de congé.

LE DIABLE

Je te prêterai ma voiture, tu iras plus vite qu’à pied.

LE SOLDAT

Et ma mère qui compte sur moi !

LE DIABLE

Ça n’est pas la première fois.

LE SOLDAT

Et ma fiancée qui m’attend aussi.

LE DIABLE

Tu lui revaudras ça dans quelques jours d’ici.

LE SOLDAT

Où est-ce que vous habitez ?

LE DIABLE

Logé, soigné, nourri, rafraîchi, dorloté,
ma voiture pour te ramener,
deux ou trois jours, un tout petit détour,
après quoi riche pour toujours…

LE SOLDAT

Qu’est-ce qu’on aura à manger ?

LE DIABLE

La cuisine est au beurre et de première qualité.

LE SOLDAT

On aura de quoi boire ?

LE DIABLE

Rien que du vin bouché.

LE SOLDAT

Et on aura de quoi fumer ?

LE DIABLE

Des cigares à bagues en papier doré.

Le rideau se baisse.
LECTURE

Eh bien ! c’est comme vous voudrez.

C’est comme vous voudrez, je vous dis ;
et a suivi le vieux chez lui,

qui se trouve avoir dit l’exacte vérité,
c’est-à-dire que Joseph a eu à boire et à manger,

et a été soigné comme il n’avait jamais été,

et montra au vieux à jouer
et le livre lui fut montré.

Deux jours valant bien le détour,
puis vint ce matin du troisième jour.

Tout à coup il vit le vieux qui entrait,
et le vieux lui dit : « Es-tu prêt ?

Mais d’abord as-tu bien dormi ? »
Et Joseph qui répond que oui.

« Et est-ce qu’on a tenu ce qu’on t’avait promis ? »
Et Joseph qui répond que oui.

« Alors tu es content ? » « Oh ! oui. » « Allons-y ! »

Ils montèrent dans la voiture, la voiture partit.


Mais voilà que Joseph s’accroche des deux mains
au rebord en cuir des coussins ;

« attention ! tiens-toi ! tiens-toi bien !
c’est que mes chevaux vont bon train ; »

il voudrait se lever, il voudrait sauter, pas moyen ;

la calèche est montée en l’air,
elle prend le ciel en travers,
« es-tu content ? es-tu toujours content ? »

elle glisse en l’air au-dessus des champs,
combien de temps ? il n’y a plus de temps…

Musique. Airs de marche, comme au début de la première lecture.

Entre Denges et Denezy,
un soldat qui rentre au pays.

A marché, a beaucoup marché,

se réjouit d’être arrivé,
parce qu’il a beaucoup marché…

Fin des airs de marche.

Bravo ! ça y est ! on est chez nous ; bonjour, Madame Chappuis !
elle est dans son plantage, bonjour, comment ça va-t-il ?
elle n’entend pas, mais voilà Louis, eh ! Louis !

il passe dans le pré sur son char à échelles, c’est Louis, c’est un vieil ami,


hein, quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? lui non plus qui ne répond pas ?
eh ! Louis, tu ne me reconnais pas, ou quoi ?

Joseph, Joseph le soldat,
Joseph, tu te rappelles bien,
(l’autre continue son chemin,
il continue aussi le sien) ;

et voilà la maison d’école, avec sa cloche et les engins,

Joseph, Joseph, vous vous rappelez bien !

voilà le four, l’auberge et partout des gens, à présent,
des hommes, des femmes, des enfants,
qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?
est-ce qu’ils auraient peur de moi ?
vous vous rappelez bien pourtant, Joseph Dupraz,

Joseph !… Une première porte ; une autre qui s’est fermée.
Et une, et une encore, et elles crient, étant rouillées.
Toutes ces portes qu’on entend.
Et lui alors : « Heureusement !… »

c’est qu’il pense à sa mère : elle le voit venir, elle se sauve en criant ;

et il pense : « J’ai ma fiancée… »

Mariée !
Deux enfants !

Grand silence. Puis sourdement.

Ah ! brigand ! bougre de brigand !
je sais qui tu es à présent.
Je comprends, j’y ai mis du temps.

Fort.

Ça n’est pas trois jours, c’est trois ans !…

Bas.

Ils m’ont pris pour un revenant,
je suis mort parmi les vivants.

Un temps. Puis fort.
Ah ! brigand ! bougre de brigand ! je l’ai écouté bêtement ; et c’est vrai que j’avais bien faim et que j’étais bien fatigué, ça n’explique pourtant pas pourquoi je l’ai écouté, est-ce qu’on fait attention à ce que les gens qu’on ne connaît pas vous disent ? on leur répond : « Je ne vous connais pas », au lieu de quoi, je l’ai écouté…
Le rideau se lève. Le décor représente le clocher du village vu à une certaine distance. On voit le diable en marchand de bestiaux. Appuyé sur sa canne au milieu de la scène, il attend.
j’aurais dû me méfier de lui, au lieu de quoi je l’ai écouté, bêtement je l’ai écouté et je lui ai donné mon violon ; ah ! malheureux que je suis ! et à présent qu’est-ce que je vais faire ? et à présent qu’est-ce que je vais faire ? et à présent qu’est-ce que je vais faire ?…
Musique. Le rideau se baisse. Fin de la musique.
Le rideau se lève. Même décor. Le diable est toujours là, dans la même position.
LE SOLDAT, dans la coulisse.

Ah ! brigand ! bougre de brigand !

Il apparaît, le sabre hors du fourreau, et se jette sur le diable.
LE DIABLE, sans bouger.

Qu’est-ce que tu vas faire, à présent ?

LE SOLDAT, reculant tout en le menaçant encore.

Attends seulement !… attends seulement !…

LE DIABLE

Tâche de parler poliment !
Et puis, tranquille !… Bon… Tu m’entends ?
qu’est-ce que tu vas faire à présent ?

Le soldat a baissé la tête. Silence.
LE DIABLE

As-tu déjà tout oublié ?
Et ce livre bien relié ?

LE SOLDAT

Il est avec mes affaires.

LE DIABLE

Tu as tout le nécessaire.

Et puis, tu es soldat, ou quoi ?

Alors fais voir à ces messieurs et dames… (criant) Garde à vous !… bouge plus !… C’est ça !…
Montrant le sabre.

Cache moi ça !

Le soldat remet le sabre au fourreau.

C’est ça !… Ôte ce sac, pose-le là !…

Il montre le fond de la scène. Le soldat obéit.

C’est ça !… Tu reprends la position…
Garde à vous !… À présent, attention !
Tu vas ôter ton bonnet de police. Mets ça ! Tiens !

Il lui jette une casquette.

Elle te va joliment bien.
Ôte ta vareuse, on te trouvera un veston.
Tu reprends la position.

Le soldat ôte sa vareuse.

Tu reprends la position…
Garde à vous !… C’est pas fini.
Le livre, où est-ce que tu l’as mis ?

Le soldat montre le sac.

Ah ! oui, tu me l’as déjà dit.
Va le chercher.

Le soldat va à son sac. Le diable l’observe. Le soldat fouille dans le sac et en tire plusieurs objets.

Rien que le livre ! Bon. Tu l’as ?
À présent, tu reviens vers moi.

Le soldat vient avec le livre à la main.

Mais ne le tiens pas comme ça.
Tu pourrais le perdre, mets-le sous ton bras.

Il met le livre sous le bras du soldat.

Un livre qui vaut des millions
mérite un peu de considération.

Il sort le violon de sa poche.

Ce que j’ai, ce que tu as ;
chacun son bien, comme tu vois.

Il emmène le soldat. La scène reste vide un instant. Musique. La même qu’au commencement de la scène. Le rideau se baisse. Fin de la musique.
LECTURE
Il se mit à lire dans le livre et le produit de la lecture fut l’argent, fut beaucoup d’argent,

parce qu’il connaissait l’événement avant le temps.

Il se mit à lire tant qu’il put,
alors tout l’argent qu’il voulut,


et avec cet argent tout ce qu’il voulait ;
marchand d’abord, marchand d’objets,
marchand de toute espèce d’objets d’abord, et puis

il n’y eut même plus besoin d’objets, parce qu’on entre dans l’esprit,

et j’use des autres comme j’entends,
parce que je sais, moi, là où les autres croient seulement.

C’est un livre… un coffre-fort !
On n’a qu’à l’ouvrir, on tire dehors…
Des titres.
Des billets.
De l’OR.

Et les grandes richesses, alors,
et tout ce que les grandes richesses sont dans la vie,
femmes, tableaux, chevaux, châteaux, tables servies ;
tout, j’ai tout, tout ce que je veux ;

tout ce qu’ont les autres, et je le leur prends, et, ce que j’ai, ils ne peuvent pas, eux !


Alors il sort, parfois, le soir, se promener.

Ainsi, ce soir ; c’est un beau soir de mai.

Un beau soir de mai, il fait bon ;
il ne fait pas trop chaud comme plus tard dans la saison.

On voit le merle faire pencher la branche, puis, la quittant,
la branche reprend sa place d’avant.

J’ai tout, les gens arrosent les jardins, « combien d’arrosoirs ? »

fins de semaine, samedis soir,
il se sent un peu fatigué,

les petites filles jouent à capitaine russe partez,

j’ai tout, j’ai tout ce qu’ils n’ont pas,

alors comment est-ce qu’il se fait que ces choses-là ne soient pas à moi,

(ces choses qu’ils ont, comme il voit, maintenant il voit, toujours plus il voit) ;


quand tout l’air sent bon comme ça,
seulement l’odeur n’entre pas ;

tout le monde, et pas moi, qui est en train de s’amuser ;

des amoureux partout, personne pour m’aimer ;

les seules choses qui font besoin,

et tout mon argent ne me sert à rien, parce qu’elles ne coûtent rien,

elles ne peuvent pas s’acheter ;

c’est pas la nourriture qui compte, c’est le goût ;
alors, je n’ai rien, ils ont tout.

Et rentrant à présent chez lui : c’est pas les cordes qui font le son,

parce que toutes les cordes y sont ;

et ce n’est pas la qualité du bois, j’ai les plus fins, les plus précieux :

il valait dix francs, il valait bien mieux ;

Satan ! Satan ! tu m’as volé,
les choses ne peuvent plus entrer ;

prisonnier de soi, prisonnier,
comment faire pour s’échapper ?

Comment faire ? comment faire ? est-ce que c’est dans le livre ça ?

et il l’a ouvert encore une fois,


l’a ouvert, l’a repoussé ;
Satan ! Satan ! tu m’as volé !

mais peut-être que le livre sait quand même, il sait tout, alors (dit-il au livre) réponds :

les autres sont heureux, comment est-ce qu’ils font ?

les amoureux sont sur le banc,
comment faire ? comment faire pour être comme avant ?

dis donc, parce que tu dois savoir,
comment faire pour ne rien avoir ?

On entend le téléphone.
Qu’est-ce qu’il y a ? Monsieur, c’est pour ces cinq cent mille francs ;

est-ce qu’il faut les verser à votre compte-courant ?

Faites comme vous voudrez !
Il recommence à se questionner.

On heurte.
C’est un télégramme qui lui apporte des nouvelles de ses bateaux : toutes les mers à moi ! je suis enfermé ;


On m’envie comme jamais homme n’a été envié, on m’envie,
je suis mort, je suis hors la vie.

Je suis énormément riche, je suis riche énormément,
je suis mort parmi les vivants.

Le rideau se lève ; on voit le soldat assis avec le livre à son bureau. Le diable habillé en vieille femme apparaît sur le devant et sur le côté de la scène. Il se dissimule derrière le portant. Il n’est pas visible pour le soldat.
LE DIABLE, avec la voix qu’il a dans la lecture.

En voilà-t-il pas des façons
pour un pauvre petit violon !…

LE SOLDAT, levant la tête.

Va-t’en, je te dis, va-t’en !…

Il se remet à lire.
LE DIABLE, apparaissant de l’autre côté
de la scène. Même voix.

Je vois qu’on y revient pourtant !
On commence par dire non,
puis on se fait une raison…

Le soldat se redresse brusquement, prend le livre et le jette à terre.
LE DIABLE, passant la tête par la porte
du fond. Voix de fausset, et comme s’il
s’agissait d’un autre personnage.

Est-ce qu’il est permis d’entrer ?

LE SOLDAT

Qu’est-ce que vous voulez ?

LE DIABLE

On voudrait vous parler…

S’avançant à petits pas.

Mais permettez !…

Ramassant le livre qu’il tend au soldat.

quelque chose, Monsieur, que vous avez laissé tomber.

LE SOLDAT, prenant le livre.

Est-ce tout ?

LE DIABLE

Monsieur, on va vous expliquer…
J’ai mon carton sur le palier,
des raretés, des curiosités…

LE SOLDAT

Non, merci.

LE DIABLE

Par pitié, Monsieur, par pitié…

LE SOLDAT, sortant sa bourse.

Tenez.

LE DIABLE

Monsieur, on a sa dignité.
Rien qu’on ne l’ait d’abord gagné.
On fait son métier, son petit métier.
Mon carton est sur le palier.
Si j’allais vite le chercher ?…

Il sort brusquement. La musique commence. Petits airs au bord du ruisseau. Le diable rentre avec le sac du soldat, qu’il pose à terre.

Regardez, Monsieur, regardez !…

De plus en plus vite.

Des bagues, des montres, des colliers ?
Non ?

Signe du soldat.

Des dentelles ? Non ? Dites non sans vous gêner…
C’est vrai, vous n’êtes pas marié…
On fait son métier, son petit métier…
Et une médaille en argent doré ?…

Signe du soldat. Comme avec étonnement.

Toujours non ?… J’ai trouvé !
Un beau portrait tout encadré.

Le soldat se tourne vers lui.

Ah ! voilà qui a l’air de vous intéresser.
Est-ce encore non ?… est-ce encore non ?…

Il sort le violon du soldat et le présente au public.

Et si on vous offrait un petit violon ?

Le soldat se lève.
Le diable est tourné vers le public et parle par-dessus son épaule tout en se retirant.

Combien ?

Le soldat se met à le suivre.

Combien ? je vous dis.

Le soldat se précipite sur lui. Le diable cache le violon derrière son dos.

On s’arrange toujours entre amis.

Tendant le violon.

Je vous permets de l’essayer,
nous conviendrons du prix après.

Le soldat s’empare du violon. Il essaie de jouer, le violon reste muet.
Le soldat se retourne. Le diable a disparu.
Le soldat jette de toutes ses forces le violon dans la coulisse.
Il revient à son bureau. La musique joue toujours. Il prend le livre, il le déchire en mille morceaux.
Le rideau se baisse. Fin de la musique.

fin de la première partie

SECONDE PARTIE


Musique. Airs de marche comme au début de la première partie.
LECTURE, pendant la musique.

Entre Denges et Denezy,
et il s’en va droit devant lui.

Où est-ce qu’il va comme ça ?…
marche depuis longtemps déjà,

le ruisseau, ensuite le pont,

est-ce qu’il va ? le sait-on ?

Fin de la musique.

Il ne le sait pas lui-même, il ne le sait pas, lui non plus,
et seulement qu’il a fallu,
parce qu’on n’y tenait plus.

Plus rien de toutes les richesses qu’on a eues, on s’en est débarrassé,

on n’a rien dit à personne, on s’est sauvé
après le livre déchiré ;

et on est comme dans le temps,
avec le sac en moins et les choses dedans.

Reprise de la musique. Airs de marche.

Sur la route de Denezy,
à cause que c’est le pays,

et puis, que non ! ce n’est plus lui.
Et le dos tourné au pays.

A été, a encore été,
a marché, a beaucoup marché…

Fin de la musique.

Un autre pays à présent,
avec un village dedans,

et il pense : « Entrons, » et il entre ; et vient une auberge, il y est entré ;

trois décis qu’il a commandés ;

on boira son verre, et après ?

et il s’est mis à regarder,
regarde à travers les petits carreaux,
par l’intervalle des rideaux,

les rideaux de mousseline blancs tenus relevés par des embrasses rouges,

les rideaux blancs, les jolis rideaux blancs,
regarde les feuilles qui bougent,

et puis quoi ? tout à coup, ce tas de monde autour du four…

Ce tas de monde autour du four,
c’est qu’on a battu le tambour,

et on a battu le tambour à cause de la fille du roi
(le roi de ce royaume-là),
qui est malade, ne dort pas,
ne mange pas, ne parle pas,
et, le roi, il fait dire au son du tambour, comme ça :

qu’il donnera la fille au roi
(le roi de ce royaume-là),
à celui qui la guérira…

Juste à ce moment entre un homme qui dit à Joseph : « Salut, toi !

(quand même on ne se connaît pas,
mais c’est que moi aussi j’ai été soldat).

Et c’est pourquoi je t’appelle collègue, et quand je t’ai vu entrer,
je me suis dit : allons lui parler.

Il n’a pas l’air tant content, je me suis dit, alors essayons.
C’est peut-être pour lui une bonne occasion.

La fille au roi,
c’est fait pour toi.

Parce que, moi, vois-tu, moi je suis déjà marié,
et, toi, tu as ta liberté.

Médecin, quoi ? c’est ce qu’on veut, tu ne risques rien,
tu viens, tu dis : je suis soldat-médecin ;
même si tu ne réussis pas, ça vaut le coup… »

Coup de poing du lecteur sur la table.

Pourquoi pas ?

Nouveau coup de poing.

Pourquoi pas, après tout.


Au revoir collègue et merci du renseignement !

Se lève dans le même instant.

Il se lève, il sort, il s’en va.

À l’entrée des jardins du roi,
les gardes lui demandent où il va :
où je vais ? je vais chez le roi !

Éclate la marche royale.
Le rideau se lève, on voit une salle du palais.
Le diable est debout au milieu de la scène. Tenue de violoniste mondain, habit, cravate blanche ; il tient devant lui, d’un air avantageux, le violon du soldat.
Le rideau se baisse. Fin de la marche royale.
LECTURE

On a fait marcher la musique, le roi m’a reçu, ça va bien ;
il m’a dit : « Vous êtes médecin ? » j’ai dit : « Oui, soldat-médecin… »
« C’est qu’il en est déjà venu beaucoup pour rien… »
« Oh ! moi, j’ai dit, j’ai un moyen… »
« Alors vous verrez ma fille demain… »

Le lecteur a un jeu de cartes ; il le retourne entre ses doigts.

Ça va bien ! je dis, ça va bien !
Le collègue avait raison. Et, en effet, pourquoi pas moi ?

Une fille qu’on aurait à soi
depuis le temps qu’on n’en a pas !…

Le rideau se lève.
On voit la même salle du palais. Le soldat est assis avec un jeu de cartes à une petite table toute pareille à celle du lecteur. Une chopine et un verre, comme le lecteur. Il faut qu’il y ait parfaite symétrie.
LE SOLDAT

Qu’en dites-vous, les cartes, qu’en dites-vous ?
Sept de cœur, dix de cœur, rien que du cœur, rien que de l’atout…

Il boit.

Et je dis bien : pourquoi pas moi ?
une fille qu’on aurait à soi, rien qu’à soi,
et, encore, la fille au roi…

Le diable se dresse à côté du soldat avec le violon qu’il tient sur son cœur.
LE DIABLE

On est arrivé avant toi.

Silence. Le soldat a baissé la tête et ne bouge plus.
LE DIABLE, tournant autour de la table.

Tu as eu tort de te fâcher,
tu étais riche, considéré…
Un coup de tête, rien de plus ;
mon pauvre ami, tu es perdu.

Nouveau silence. Le soldat ne bouge toujours pas.

Sept de cœur, dix de cœur, reine de cœur,
on se disait : c’est le bonheur !
On y croyait quand même, ou bien ?…

Montrant le violon.

Seulement c’est moi qui l’ai, le moyen.

LE DIABLE, parallèlement aux répliques ci-contre, et avec des temps entre chaque phrase qu’il remplit en faisant des jongleries sur son violon.

Moyen unique ! remède unique !
 

Jeu du diable.


Musique, musique, musique !

 

LECTURE, sourdement.
C’est vrai, ce qu’il dit, il me tient ;

et c’est lui qui l’a, le moyen ;

moi, je n’ai rien, je n’ai plus rien.

Arrêt brusque. Puis le lecteur s’adresse tout à coup au soldat.
Jeu.

Il n’y a qu’elle cher ami…

Jeu.

Fini !… fini !…

Jeu.

Fini !… fini !…

Jeu du diable brusquement interrompu par la demande du soldat.
 
Hardi ! vas-y quand même ! saute lui dessus, casse-lui les reins !
LE SOLDAT, sans bouger.

C’est pas un homme, je ne lui peux rien.

LE LECTEUR
Que si ! que si ! tu lui peux quelque chose, je te dis ;

lui, il te tient encore, parce que tu as de l’argent à lui.
Le soldat lève la tête et regarde le lecteur.
Débarrasse-toi de cet argent, tu es sauvé.

Joue aux cartes avec lui : il va te le gagner.
LE SOLDAT, brusquement.

Jouez-vous ? on a de l’argent.

LE DIABLE, s’arrêtant étonné.

Comment ?

LE SOLDAT

Je vous dis : Voulez-vous jouer ?

LE DIABLE

Cher ami…

Il prend une chaise.

mais très volontiers.

Il s’assied.
LE LECTEUR, au soldat.

Il gagnera, il veut toujours gagner.
Tu vas perdre : il est perdu.

LE SOLDAT, sortant de l’argent de ses poches.

De l’or, des billets, des écus.

LE DIABLE, déposant le violon sur ses genoux.

Très bien !

LE SOLDAT

Combien ?

LE DIABLE

Dix centimes le point.

LE SOLDAT

Deux francs le point, pas un sou de moins.

LE DIABLE

Si vous voulez, mais attention !…

Le soldat bat les cartes. Le diable coupe.

plus de livre, plus de violon ;
restaient les petits sous, les petits sous s’en vont…

Ils jouent. Le diable gagne.

Ensuite ce sera la fin…
Vous n’aurez plus rien,

Ils jouent. Le diable gagne.

plus rien que la faim. F… a… i… m…, faim !

Ils jouent. Le diable gagne.

Tu vois ; jamais plus, jamais plus !
Tu iras pieds nus, tu iras tout nu.

Ils jouent. Le diable gagne.
LE LECTEUR, au soldat.

Hardi ! cent sous !

LE SOLDAT

Je dis : cent sous.

LE DIABLE, déjà assez difficilement.

Tu… tu es fou !

Ils jouent. Le diable gagne.
LE LECTEUR, criant.

Cinquante francs !

LE DIABLE, parlant avec peine et mettant
le violon sous son bras.

Doucement… monsieur… dou… cement…

Ils jouent. Le diable gagne.

Ga… gné quand même.

LE LECTEUR, s’adressant toujours au soldat.

Tout ton argent.

LE SOLDAT

Tout mon argent !

Il sort de sa poche tout ce qui lui reste d’argent et le jette sur la table.
LE DIABLE, se levant lentement.

As de pique, as… de… pique…, et… toi ?

LE SOLDAT

Reine de cœur !

LE DIABLE

C’est… c’est… encore moi.

Il chancelle.
LE LECTEUR

Tu vois, tu vois !

Le soldat écarte sa chaise, met les mains sur ses cuisses et, penché en avant, considère le diable qui chancelle de plus en plus.

Tu vois, tu vois, il va tomber !
Attends. À présent, lève-toi.
Donne-lui à boire ! ça le remettra !
Dis-lui : « À votre bonne santé ! »

LE SOLDAT, s’approchant du diable avec le verre.

Tenez ! ça vous remettra.

Le diable, titubant, fait un geste.

Je vous dis de boire, tenez !

Il le force à boire. Remplissant le verre.

Et je bois à votre santé.

Remplissant de nouveau le verre.

Encore un !

LE DIABLE

Voouus a…bu…sez !…

LE LECTEUR

Attention ! il va tomber.

En effet, le diable tombe sur la chaise, puis le haut de son corps se renverse sur la table.
LE SOLDAT

On est léger ! on est léger !

Il se penche sur le diable et tend la main vers le violon.

Eh ! eh ! peut-on essayer ?

Mouvement convulsif du diable.
LE LECTEUR

Il n’en a pas encore assez !

LE SOLDAT, vidant le verre à plusieurs reprises
dans la bouche du diable.

Ah ! c’est comme ça. Eh bien, tiens !… tiens !… tiens !…

Il attend un instant. Le diable ne bouge plus.
LE LECTEUR

Tu reprends ton bien.

Le soldat s’empare du violon et tout de suite, debout à côté du diable se met à jouer.
Musique. Petit concert.
Le diable tombe de la chaise.
Le rideau se baisse.
LECTURE, pendant le petit concert. Crié.

Mademoiselle, à présent, on peut le dire,
sûrement qu’on va vous guérir

.

On va tout de suite aller vers vous,
parce qu’à présent on peut tout.

On va venir, on va oser,
parce qu’on s’est retrouvé.

On va venir, on se sent fort ;
on a été tiré de la mort, on va vous tirer de la mort.

Fin du petit concert.

Le rideau se lève. La chambre de la princesse. Elle est couchée tout de son long sur son lit et ne bouge pas.

Le soldat entre et se met à jouer.
Musique.
Elle ouvre les yeux, elle se tourne vers le soldat. Elle sourit.
Le rideau se baisse.
Danses devant le rideau. Tango. Valse. Rag-time. Fin de la musique.

Le rideau se lève. Même décor. Le soldat et la princesse se tiennent embrassés.

Cris horribles dans la coulisse. Entre le diable en diable. Il marche à quatre pattes.

On doit faire sentir que le jeu commencé tout à l’heure devant le rideau se transporte à présent sur la scène. Les danseuses peuvent y prendre part.

Le diable tourne tout autour du soldat et tantôt fait le geste de le supplier de lui donner le violon, et tantôt cherche à le lui arracher, tandis que le soldat le menace de l’archet.

La princesse s’est réfugiée derrière le soldat et, à mesure que celui-ci se déplace, elle se déplace aussi, de façon à rester cachée derrière lui.

Le diable, tantôt reculant, tantôt bondissant en avant, précipite ses mouvements.

Le soldat a une idée. Il se met à jouer sur le violon. Musique. Danse du diable. Contorsions. Il cherche à retenir ses jambes avec ses mains. Il n’en est pas moins entraîné. Il tombe à terre, épuisé.
Le soldat prend la princesse par la main ; on voit qu’elle n’a plus peur. Danse de la princesse autour du diable.

Puis, sur un signe du soldat, elle prend le diable par une patte et à eux deux ils le traînent dans la coulisse. Fin de la musique.

Ils reviennent au milieu de la scène, et tombent de nouveau dans les bras l’un de l’autre.
LE DIABLE, passant brusquement la tête
par la porte du fond.

Ça va bien pour le moment,
mais le royaume n’est pas tant grand.

Le soldat et la princesse se tournent vers le diable, puis reprennent leur attitude.

Qui les limites franchira
en mon pouvoir retombera.

Même jeu.

Ne poussez pas plus loin qu’il est permis,
sans quoi Madame sera forcée de se remettre au lit ;
et, quant au prince son époux,
qu’il sache qu’à présent ma patience est à bout…

Même jeu.

On le mènera droit en bas
où, tout vivant, il rôtira.

Même jeu. Première phrase du choral, pendant que le rideau se baisse.
LECTURE

Il ne faut pas vouloir ajouter à ce qu’on a ce qu’on avait,
on ne peut pas être à la fois qui on est et qui on était.

On n’a pas le droit de tout avoir : c’est défendu.

Un bonheur est tout le bonheur ; deux, c’est comme s’ils n’existaient plus.


Le trop beau n’est même plus beau ;
qui veut plus qu’un n’a que zéro.

Reprise du choral.

« J’ai tout, j’ai tout, » pense-t-il.
Mais un jour, elle, elle lui dit :
« Je ne sais rien encore de toi, raconte-moi,
raconte-moi un peu de toi. »

Reprise du choral.

« C’est que c’est dans le temps, tout là-bas,
dans le temps que j’étais soldat ;
tout là-bas chez ma mère dans mon village, loin, bien loin,
et j’ai oublié le chemin. »

Reprise du choral. Fin du choral.

« Si on allait, si on allait !… » « Tu sais bien que c’est défendu. »
« On sera vite revenus,
et personne n’en saura rien ! »


Et elle le regarde, et elle lui dit :
« Tu en as bien envie, toi aussi !…
Que si !… que si !… que si !… que si !… »

« Que si, je vois bien, » qu’elle dit.
Et lui disait : « Venez ici. »
Mais elle : « Est-ce que c’est oui ? »

Et il réfléchissait et voilà qu’il pensa :
« Peut-être que ma mère me reconnaîtra, cette fois ;
elle viendrait habiter avec nous,
et, comme ça, on aurait tout… »

« Est-ce que c’est oui ? est-ce que c’est oui ?…
Je savais bien ! Toi aussi, toi aussi !… »

À ce moment, on voit passer le diable devant le rideau baissé. Magnifique costume rouge.

Ils sont partis, ils sont près d’arriver.
On commence à voir le clocher.

Voilà, à présent, la borne-frontière.
Elle, elle est restée en arrière.

De nouveau, le diable passe devant le rideau.

Il l’appelle, il s’est retourné…

Le rideau se lève. Même décor qu’à la seconde scène : le clocher du village et la borne-frontière.

On voit le soldat qui s’est retourné et fait des signes.

Il se remet en marche, il arrive à la borne ; le diable tombe devant lui.

Il a de nouveau le violon, il joue sur le violon. Musique. Marche triomphale du diable.

Le soldat a baissé la tête. Il se met à suivre le diable, très lentement, mais sans révolte.

On appelle dans la coulisse. Il s’arrête un instant. Insistance du diable.

Le diable et le soldat sortent de scène. On appelle une dernière fois. Le rideau se baisse. Fin de la musique.
fin de l’histoire