Histoire et description du Japon/Livre premier

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LIVRE PREMIER.

Découverte du Japon. — Saint François Xavier chez le roi de Saxuma. — Fruit de ses premières prédications. — Ses luttes avec les bonzes. — Ses voyages à Firando, à Amanguchi, à Méaco. — Il visite Naugato et le royaume de Bungo. — Mort tragique du roi de Naugato. — Conférences avec les bonzes. — Saint Xavier quitte le Japon. — Sa mort. — Révoltes dans le Bungo. — Voyage du P. Nugnez au Japon. — Amanguchi pillé et brûlé. — Progrès de la religion — Premier martyr du Japon. — Révolution à Facata. — Souffrances des Missionnaires. — Voyage du P. Villela à Iésan et à Méaco. — État des Églises du Ximo. — Le prince d’Omura. — La ville de Vocoxicura, bâtie pour les Portugais et les Chrétiens. — Missions à Arima et à Ximabara. — Action d’éclat du prince d’Omura.

Ce fut l’année de Jésus-Christ 1542, deux mille deux cent deux ans après la fondation de la monarchie japonnaise par Syn-Mu, sous le règne du cent sixième Dairi ou empereur héréditaire, et sous le gouvernement souverain du vingt-troisième Cubo-Sama, que le Japon fut découvert, presque en même temps, et sur deux points différents, par deux navires, l’un chinois et l’autre portugais. Fernand-Mendez Pinto, Portugais, s’est attribué l’honneur d’avoir pénétré le premier dans cet archipel, et a publié un long récit des aventures qu’il prétend lui être arrivées à la cour du roi de Bungo ; mais cette narration est généralement regardée comme un roman. Les Européens que l’on regarde comme ayant les premiers visité le Japon, sont trois négociants portugais nommés Antoine Mota, François Zeimoto, et Antoine Pexota. Ils étaient partis de Dodra, dans l’île Macazar, pour aller à la Chine ; mais la tempête les poussa sur les côtes du Japon, et ils prirent terre à Cangoxima, la même année que don Martin de Sosa, gouverneur général des Indes, abordait à Goa, accompagné du célèbre François Xavier, un des dix premiers prêtres de la Compagnie de Jésus, auxquels la divine Providence avait réservé l’apostolat de ces contrées jusque-là inconnues.

Les trois Portugais ne furent pas longtemps à Cangoxima sans y nouer des relations de commerce et d’amitié avec les habitants. Ils firent surtout connaissance d’un nommé Angeroo, homme riche et d’extraction noble, qui se lia intimement avec eux, et qui ne tarda pas à leur confier que le souvenir des dérèglements de sa jeunesse lui causait de violents et continuels remords ; pour les apaiser, il s’était retiré dans une maison de bonzes, mais ce remède n’avait fait qu’empirer le mal. Deux ans après, un autre marchand portugais, nommé Alvar Vaz, étant allé trafiquer à Cangoxima, Angeroo lui fit les mêmes confidences ; Vaz, qui connaissait le P. François Xavier, et qui avait conçu une grande idée de sa sainteté et de son pouvoir auprès de Dieu, engagea le gentilhomme japonnais à l’aller trouver. Les dangers de la navigation firent d’abord hésiter Angeroo ; mais, quelque temps après, il lui arriva de tuer un homme dans une rencontre, et la crainte d’être poursuivi par la justice le détermina à s’embarquer sur le premier navire qui fit voile vers Malaca. Malheureusement il ne trouva pas le saint apôtre à Malaca, et il s’embarqua pour la Chine, avec l’intention de retourner de là dans sa patrie. Il fut quelque temps à errer dans ces mers, arrêté par les vents contraires et ses irrésolutions ; enfin il rencontra, dans le port de Chincheo, Alvare Vaz, qui le ramena à Malaca, où le P. Xavier était revenu. Les premiers embrassements du saint produisirent dans l’âme d’Angeroo un effet si merveilleux, que le Japonnais se trouva tout changé, et sentit renaître en lui une tranquillité d’esprit qu’il ne connaissait presque plus. L’apôtre, de son côté, à la vue d’un prosélyte venu de si loin, ressentit une joie dont les cœurs apostoliques sont seuls capables. Il s’imaginait déjà renfermer dans son sein toute cette nation dont on publiait tant de grandes choses, et pour laquelle il conçut dès lors une tendresse qui alla toujours croissant.

Le saint quitta presque toute autre occupation pour instruire Angeroo, qui demandait le baptême avec les plus pressantes instances ; mais une affaire l’ayant appelé à la Pescherie, il envoya Angeroo et deux domestiques qui l’avaient accompagné, au séminaire de Goa, où ils arrivèrent au commencement de mars 1568. À son retour, le P. Xavier fut extrêmement surpris des progrès qu’ils avaient faits, et le jour de la Pentecôte de la même année, les trois Japonnais furent régénérés dans les eaux sacrées du baptême, par les mains de l’évêque des Indes, D. Jean d’Albuquerque. La grâce du sacrement fut surtout sensible dans l’âme d’Angeroo, où elle établit d’abord cette paix après laquelle il soupirait depuis tant d’années. Il souhaita de porter le nom de Paul de Sainte-Foi ; l’un de ses domestiques fut nommé Jean, et l’autre Antoine.

Tout ce que le P. Xavier apprenait sur le caractère et l’esprit des Japonnais enflammait de plus en plus son zèle, et il brûlait du désir d’aller porter la parole de Dieu dans ce nouveau pays, malgré tout ce qu’on pouvait lui dire des dangers de la navigation. Il choisit pour compagnons le P. Côme de Torrez et le frère Jean Ferdinand, qui déjà avaient appris un peu la langue japonnaise en instruisant les nouveaux convertis. Plusieurs vaisseaux portugais se disposaient à faire le voyage du Japon ; mais comme ils devaient s’arrêter en chemin, le P. Xavier préféra un petit bâtiment chinois, de ceux qu’on appelle des joncques ; on fut d’autant plus surpris de ce choix, que le capitaine de ce bâtiment, nommé Nécéda, était le pirate le plus fameux de ces mers, et renommé pour ses brigandages ; aussi le gouverneur de Malaca prit-il la précaution de garder plusieurs enfants de Nécéda comme otages.

Le 4 juin 1549, le P. Xavier s’embarqua avec ses deux compagnons de voyage, les trois Japonnais, et quelques chrétiens qui devaient lui servir de cathéchistes. Ce ne fut que sept semaines après qu’ils arrivèrent au Japon, après avoir eu beaucoup à souffrir des temps contraires et des mauvais traitements que leur fit subir leur farouche conducteur.

Ce fut un grand sujet de joie pour la famille de Paul de Sainte-Foi que de le revoir après une si longue absence, et dans le temps qu’on le croyait perdu. Les missionnaires y prirent part ; mais ce qui les combla de consolation, c’est que dès les premiers entretiens de ce fervent néophyte avec sa famille, sa femme, une fille unique qu’il avait, et la plupart de ses parents déclarèrent qu’ils voulaient imiter son exemple. Ils les instruisit lui-même ; le P. Xavier les baptisa, et de si heureux commencements donnant au saint apôtre tout lieu de croire que ses travaux ne seraient point infructueux dans une terre si bien préparée, il s’appliqua sérieusement avec ses deux compagnons à l’étude de la langue.

Cependant Paul de Sainte-Foi se crut obligé d’aller rendre ses devoirs au roi de Saxuma, son souverain, qui le reçut bien et lui accorda sa grâce pour le meurtre à la suite duquel il avait quitté son pays. Le roi lui fit beaucoup de questions sur ses aventures, sur la puissance des Portugais dans les Indes et sur leur religion. Paul de Sainte-Foi s’étendit surtout sur ce dernier sujet, et voyant qu’on l’écoutait avec intérêt, il tira de sous sa robe un tableau représentant la sainte Vierge, tenant dans ses bras l’enfant Jésus. Le roi fut si frappé à cette vue, que, par un mouvement involontaire, il tomba à genoux pour rendre ses hommages à la mère et au fils. La reine sa mère, à qui on porta aussi cette image, fut saisie du même sentiment, et se prosterna avec toutes ses dames, pour adorer le Dieu des chrétiens. Lorsque le P. Xavier connut ce qui s’était passé à cette audience, il en demanda une pour lui-même ; et n’eut pas de peine pour l'obtenir. Ce fut le 29 septembre qu’il se rendit à la cour de Saxuma, après avoir recommandé son entreprise à saint Michel, et mis le Japon sous la protection de ce chef de la milice céleste. Le roi et la reine l’entretinrent jusqu’à une heure avancée de la nuit ; ils ne se lassaient pas d’admirer le désintéressement et le courage héroïque des missionnaires ; ce sentiment a été celui de tous les Japonnais qui savent apprécier la grandeur d’âme, et il ne contribua pas peu à les persuader de la vérité d’une religion qui inspire de tels dévouements. Le roi, qui voulait retenir le P. Xavier auprès de lui, le détourna d’aller à Méaco, capitale de l’empire ; il entrait dans ces dispositions des vues d’intérêt, car il espérait que la présence du saint missionnaire attirerait les marchands portugais dans sa province. Pour y retenir le P. Xavier, il lui donna, par un édit, ample pouvoir de prêcher la foi chrétienne à ses sujets.

Les missionnaires se montrèrent donc, le crucifix à la main, dans les places publiques de Cangoxima. La nouveauté du spectacle et la réputation que les prédicateurs s’étaient acquise par la sainteté de leur vie, attirèrent une foule d’auditeurs, à qui ils annoncèrent la parole de Dieu. Le premier qui demanda le baptême fut un homme de basse naissance ; le P. Xavier lui donna le nom de Bernard, et ce fervent néophyte quitta tout pour se mettre à la suite des serviteurs de Dieu. Après un entretien que le P. Xavier eut avec le Tungue, ou supérieur des bonzes de Cangoxima, celui-ci ne put s’empêcher d’avouer que personne au monde ne surpassait en science et en esprit le chef des religieux d’Europe. Tous les bonzes parurent aussi faire une estime particulière du saint, et deux d’entre eux se convertirent. Mais bientôt ceux que le dérèglement de leurs mœurs retenait dans l’idolâtrie commencèrent à trembler pour leurs intérêts temporels, qui étaient menacés si la nouvelle religion s’étendait parmi la population.

De nombreux miracles que fit alors le P. Xavier le rendirent cher et respectable aux Japonnais, et irritèrent la fureur des bonzes, qui résolurent de le perdre, pour détourner les malheurs qu’ils redoutaient. Ils s’adressèrent donc au roi, et le menacèrent de se retirer avec leurs dieux, s’il continuait de protéger le nouveau culte. Le roi évita de leur répondre, parce qu’il attendait des vaisseaux portugais avec lesquels il espérait faire un commerce avantageux. Mais ayant appris, quelques jours après, que ces bâtiments avaient été chercher un mouillage plus facile dans le Firando, il tomba dans une grande fureur, reprocha à Xavier ce qu’il appelait l’ingratitude des Européens, et défendit à ses sujets d’entretenir aucune relation avec les missionnaires. Ceux-ci se trouvèrent aussitôt entièrement isolés, mais les nouveaux fidèles, qui étaient environ au nombre de cent, montrèrent plus de ferveur que jamais. Avant de les quitter, le P. Xavier leur renouvela ses instructions, et confia leur direction spirituelle à Paul de Sainte-Foi. Celui-ci ayant été obligé par la tyrannie des bonzes de se bannir, les nouveaux chrétiens choisirent un d’entre eux pour le, remplacer, et leur nombre se multiplia considérablement, comme nous le verrons dans la suite de cette histoire.

Cependant le P. Xavier, persuadé que la même raison qui avait changé le roi de Saxuma à son égard lui rendait favorable celui de Firando, résolut de l’aller trouver, et il partit de Cangoxima au mois de septembre 1550. À six lieues de la ville, il rencontra un château à dix bastions en pierres de taille et entouré de fossés profonds ; les dehors de cette habitation étaient sévères et même affreux ; mais lorsqu’on avait franchi le passage étroit qui y conduisait, on se trouvait dans un palais superbe et délicieux. Le saint apôtre y fut reçu avec distinction, et y convertit une partie des habitants du château et de sa garnison. Enfin il continua sa route pour Firando, où il arriva en peu de jours.

Le P. Xavier entra dans le port au bruit de l’artillerie de tous les vaisseaux portugais, dont les capitaines le menèrent ensuite malgré lui comme en triomphe au palais. Sur leur recommandation, le roi le reçut fort bien, et lui donna un plein pouvoir de prêcher Jésus-Christ dans ses États. Les succès qu’obtinrent les missionnaires firent comprendre au P. Xavier tout ce qu’il pourrait faire pour la conversion de ces peuples, s’il pouvait obtenir la protection des empereurs. Il se détermina aussitôt à tenter le voyage de Méaco, où le Dairy et le Cubo-Sama faisaient alors leur séjour ordinaire ; mais il laissa à Firando, pour conserver ses nouvelles conquêtes, le P. de Torrez, accompagné de Jean Fernandez. Il gagna par mer Facata, capitale du royaume de Chicugen, et, après avoir marché quelque temps, il se rembarqua, et fit voile vers Ximonosequi, un des plus célèbres ports du Japon et qui sert d’embarcadère à Amanguchi, capitale du royaume de Nangato. Le P. Xavier n’avait pas l’intention de s’arrêter dans cette ville riche et populeuse ; cependant, au récit des désordres qui y régnaient, il ne put retenir son zèle, et se montrant au peuple le crucifix à la main, il parla du royaume de Dieu avec cette liberté que le Sauveur du monde a tant recommandée à ses apôtres. Mais le jour du salut n’était point encore venu pour ce peuple, et bien que le serviteur de Dieu eût confondu un bonze célèbre en présence de toute la cour, le nombre des convertis ne fut pas grand, et même les prédicateurs eurent à souffrir de quelques violences. Enfin, après un mois de séjour dans Amanguchi, ils poursuivirent leur route vers Méaco.

Ce voyage fut extrêmement pénible ; c’était sur la fin de décembre ; les pluies, les vents, les neiges, les torrents rendaient les chemins impraticables, surtout les chemins détournés qu’il fallait prendre pour éviter de tomber dans les partis de guerre, dont toutes ces provinces étaient remplies. À chaque pas, nos voyageurs s’égaraient et couraient risque de tomber dans quelque précipice, ou de se noyer en traversant des rivières rapides et profondes, ou d’être écrasés par des glaçons énormes qui pendaient du haut des rochers sous lesquels il fallait passer. Avec cela, leur nourriture n’était qu’un peu de riz, que Bernard portait dans un sac. À seize lieues de Méaco, le P. Xavier tomba malade ; il manquait de tout, et néanmoins il guérit en peu de temps. À peine la fièvre l’eut-elle quitté qu’il se remit en marche, pieds-nus, au milieu des difficultés de toute espèce. Un jour qu’il était égaré, il aperçut un cavalier qui allait du côté de Méaco ; il courut à lui, le pria de vouloir bien lui servir de guide, et s’offrit à porter sa malle. Le cavalier accepta l’offre, et ne laissa pas d’aller au trot, ce qui dura presque tout le jour. Ses compagnons, qui avaient eu beaucoup de peine à le suivre de fort loin, l’ayant enfin rejoint, le trouvèrent dans un état digne de compassion ; les ronces et les cailloux lui avaient déchiré les pieds, et plusieurs plaies s’ouvrirent peu de temps après sur ses jambes.

Enfin il arriva à Méaco. Cette ville était alors environnée de ruines, qui attestaient quelle avait été sa grandeur passée, et la guerre, qui y était plus allumée que jamais, la menaçait d’une complète destruction. Le P. Xavier ne tarda pas à s’apercevoir qu’il était difficile de faire briller la lumière de l’Évangile au milieu de tous ces troubles ; il ne put même obtenir aucune audience, ni des empereurs, ni du Xaco, et, après avoir jeté quelques semences de vie au milieu de ce peuple tout occupé de factions, il prit, quoique avec bien du regret, la route de Firando.

Le saint apôtre ne resta dans cette ville qu’autant de temps qu’il lui en fallut pour se préparer à de nouveaux travaux ; et il partit pour Amanguchi avec les mêmes personnes qui l’avaient accompagné à Méaco. Cette fois, il se présenta devant le roi Oxindono avec des présents consistant en curiosités européennes qu’il avait apportées avec lui ; il lui remit des lettres de recommandation qu’il tenait du vice-roi des Indes et du gouverneur de Malaca. Le roi le reçut fort bien, et lui offrit une somme d’argent que le saint refusa. Oxindono, charmé d’une vertu si rare, accorda aux missionnaires l’autorisation de prêcher la loi du vrai Dieu dans tout son territoire, et leur donna même pour logement une maison de bonzes, qui, depuis quelque temps, n’était pas habitée. Aussitôt les serviteurs de Dieu se virent entourés d’une foule de visiteurs et exposés aux plus grandes importunités, surtout de la part des personnes de qualité ; tous voulaient à la fois qu’on éclaircît leurs doutes et qu’on répondît à leurs questions. Dieu tira le P. Xavier d’embarras par un prodige peut-être inouï jusqu’à lui : interrogé sur des matières fort opposées entre elles, il satisfaisait à plusieurs questions d’une seule réponse. L’homme apostolique reçut encore à Amanguchi le don des langues, qui lui avait été tant de fois communiqué en Orient ; car, outre qu’il parlait le japonnais avec une facilité et une élégance où les naturels mêmes du pays parviennent rarement, il prêchait tous les jours en chinois aux marchands de cette nation qui trafiquaient dans cette ville, quoiqu’il n’eût jamais étudié leur langue. Au bout de quelque temps, le serviteur de Dieu, se trouvant un peu de loisir, entreprit de réfuter les arguments des bonzes, qui, malgré l’animosité des sectes, s’étaient tous réunis contre leur ennemi commun. Il les défia plus d’une fois à la dispute : il se tint plusieurs conférences publiques où ces prêtres idolâtres furent confondus, et, en moins de deux mois, plus de cinq cents personnes, la plupart gens de haute distinction, reçurent le baptême.

Une belle action de Fernandez contribua beaucoup alors à déterminer quantité de personnes qui flottaient encore entre l’erreur et la vérité. Un jour que ce saint religieux prêchait dans une place publique, un homme de la lie du peuple s’approcha comme pour lui dire un mot à l’oreille, et lui couvrit le visage d’un crachat. Sans faire paraître la moindre émotion, le prédicateur s’essuya et continua son discours ; la sotte joie et l’indignation que quelques spectateurs avaient manifestées se tournèrent en admiration, et chacun se retira, plus persuadé par l’exemple d’une vertu si héroïque que par tous les raisonnements du prédicateur. Parmi ceux dont cet exemple de modération détermina la conversion, se trouvait un jeune homme d’une grande espérance, et qui était sur le point de s’engager parmi les bonzes. Le P. Xavier lui donna au baptême le nom de Laurent, et, peu de temps après, le reçut dans la Compagnie de Jésus. Nous verrons, dans la suite de cette histoire, qu’il fit honneur au choix du saint apôtre.

Les bonzes, désespérés de se voir chaque jour abandonnés par une foule de transfuges qui faisaient connaître leurs turpitudes cachées, parvinrent, par une intrigue de cour, à indisposer le roi contre les nouveaux chrétiens ; mais cette circonstance ne fit qu’allumer le zèle des convertis, qui étaient déjà au nombre de trois mille. Cependant le P. Xavier résolut de retourner aux Indes, pour y chercher de nouveaux ouvriers qui l’aidassent à établir solidement une mission qui commençait à produire tant de fruits. Après avoir appelé de Firando le P. de Torrez, pour le mettre à sa place à Amanguchi, il partit pour Figi, où il savait trouver un vaisseau portugais, commandé par Édouard de Gama. Cet officier vint à la rencontre du saint, et le reçut avec les plus grands honneurs. Civan, roi de Bungo, se trouvant à Fucheo, sa capitale, qui n’est guère qu’à une lieue de Figi, désira voir le célèbre missionnaire dont il avait beaucoup entendu parler, et lui prépara la plus magnifique réception. Les Portugais, voulant, par une entrée pompeuse, frapper la populace qui, là plus qu’ailleurs, se prend par les yeux, trouvèrent un obstacle dans l’humilité du saint apôtre, qui se refusait à recevoir aucun honneur ; cependant ils lui formèrent un cortège brillant et imposant. Le roi l’accueillit avec toutes les cérémonies usitées dans les plus grandes occasions, et se prosterna lui-même à ses pieds. Il le fit ensuite asseoir à son côté, le fit dîner avec lui, et ne se sépara de lui qu’après l’avoir entouré de tous les témoignages de son estime et de son respect. Un bonze, qui se trouvait parmi les courtisans, avait voulu troubler l’audience par une protestation furieuse en faveur de son culte ; mais le roi, après l’avoir entendu avec une grande modération, le fit chasser du palais. Dès le lendemain, le P. Xavier prêcha en public ; toute la ville accourut pour l’entendre, et il ne se passait point de jour qu’on ne vît quelque conversion d’éclat. Mais il n’y en eut point qui fit plus d’honneur à la religion que celle d’un bonze d’un grand mérite, nommé Sacai-Leran. Ce prêtre idolâtre avait soutenu la cause de ses dieux contre Xavier ; mais, frappé de la lumière et pénétré de la grâce divine, il tombe aux genoux du missionnaire, en reconnaissant la divinité de Jésus-Christ, et en demandant pardon à ses frères de ne leur avoir jusque-là débité que des mensonges. Le saint faisait aussi de puissants efforts pour convertir le roi. Ce jeune prince qui, à vingt-deux ans, était regardé comme un des plus braves et des plus sages monarques du Japon, témoignait toujours une grande bienveillance au P. Xavier, et se rendait souvent à ses avis. Ainsi ce fut sur les observations du saint apôtre qu’il mit un terme à une coutume barbare, d’après laquelle les femmes japonnaises, qui n’ont pas assez de bien pour nourrir de nombreuses familles, se croient en droit d’étouffer leurs enfants ou de les exposer dès qu’ils sont nés.

Les bonzes, de leur côté, faisaient les derniers efforts pour arrêter les progrès du christianisme. Ils voulurent même susciter une révolte, mais le roi donna des ordres si sages et si sévères, que personne n’osa remuer. Ce stratagème réussit mieux aux bonzes d’Amanguchi que le P. de Torrez offusquait autant que le P. Xavier. Un seigneur prit les armes sous prétexte de défendre la religion, et vint attaquer la ville. Le roi, croyant son parti désespéré, s’enferma dans son palais, y fit mettre le feu, poignarda de sa propre main son fils unique, et se fendit lui-même le ventre. Après la mort de ce prince, les rebelles firent main basse sur tous ceux qu’ils rencontrèrent armés ; mais, par un miracle de la Providence, aucun chrétien ne périt, et les missionnaires, contre qui surtout cette tempête était déchaînée, trouvèrent un asile dans le palais d’une princesse païenne qui avait conçu une grande estime pour eux, et qui les fit garder par les bonzes eux-mêmes, en les rendant responsables de tout ce qui arriverait à ceux qu’elle protégeait. Cependant ce mouvement se calma presque subitement. Les seigneurs choisirent pour leur roi Facarandono, frère du roi de Bungo, jeune prince en qui l’on admirait une grande douceur, jointe à beaucoup d’esprit et de courage. Le P. Xavier se rendit aussitôt auprès de lui, et le nouveau monarque promit de n’être pas moins favorable aux chrétiens que le roi de Bungo, son aîné.

Cependant les Portugais songeaient à leur départ, et le serviteur de Dieu avait déjà pris congé de Civan, qui l’avait embrassé avec larmes, lorsqu’un des plus fameux bonzes du Japon, nommé Fucarandono, sollicita du roi une audience, en présence du religieux européen, afin de le défier à la dispute. Le P. Xavier accepta avec empressement ; il confondit le prêtre idolâtre, en présence d’une nombreuse assemblée, et le bonze s’emporta tellement, il parla avec tant de hauteur et d’insolence, que le roi le fit chasser. Ses confrères, furieux, tentèrent de soulever une révolte parmi le peuple ; mais la fermeté du P. Xavier, qui refusa de s’embarquer, et l’attitude des Portugais fit cesser le tumulte, et les bonzes se virent réduits à demander de nouveau une dispute publique, que le roi n’accorda qu’avec peine. Il y eut quatre nouvelles conférences dans lesquelles le P. Xavier conserva toujours un avantage marqué, et même les faux prêtres, ne pouvant s’entendre entre eux sur quelques points de doctrine, furent prêts d’en venir aux mains les uns contre les autres. Le bruit de ces conférences se répandit par tout le Japon, et leur résultat fit beaucoup d’honneur à la vraie religion ; mais le saint ne put déterminer la conversion du roi, qui ne répondait à ses exhortations que par des larmes et des soupirs. Le P. Xavier s’embarqua immédiatement après, et arriva bientôt à Malaca, où le gouverneur lui rendit les plus grands honneurs.

L’apôtre des Indes, de retour à Goa, n’oubliait point les Japonnais, mais ses vues s’étendaient bien plus loin ; car, sur l’estime que ces insulaires lui avaient manifestée de la sagesse des Chinois, il s’était persuadé que l’idolâtrie tomberait d’elle même dans le Japon, s’il pouvait l’exterminer dans la Chine, et il en forma le dessein. Il fut secondé dans ce projet par Jacques Pereyra, marchand portugais, plein de zèle pour la propagation de la foi ; mais la jalousie et l’avidité du nouveau gouverneur de Malaca firent échouer l’expédition qui devait le conduire à la Chine, et le saint, s’étant rendu à Sancian, y mourut en peu de jours d’une fièvre ardente, dans une cabane ouverte à tous les vents et presque sans aucun secours ; mort d’autant plus digne d’un apôtre, qu’elle lui donnait plus de ressemblance avec celui de qui les apôtres tiennent leur mission, et qui les a avertis, par ce qu’il a souffert lui-même, qu’ils ne seraient pas mieux traités que lui.

Le saint avait envoyé au Japon le P. Baltazar Gago, Portugais, avec deux jeunes religieux de la même nation, nommés l’un Pierre d’Alcaceva, et l’autre Édouard de Silva. Ces trois missionnaires prirent terre à Cangoxima, vers la mi-août de l’année 1552, et furent bien reçus du roi de Saxuma, qui s’était réconcilié avec les Portugais. Ils se rendirent ensuite à la cour du roi de Bungo, et de là à Amanguchi, pour conférer avec le P. de Torrez sur la manière de se comporter dans l’exercice de leur ministère et d’établir partout une conduite uniforme. Ils s’entendirent pour donner aux cérémonies du culte la pompe qui est un besoin pour les Japonnais, et décidèrent de s’attacher surtout au soulagement des pauvres, sans distinction de chrétiens ou d’infidèles, en établissant des hôpitaux et en distribuant des aumônes.

Le nombre des chrétiens croissait tous les jours d’une façon surprenante ; mais leur ferveur avait quelque chose de plus merveilleux encore que leur nombre. C’était au point que, pour ne pas rester en arrière des exemples de vertu que leur donnaient leurs néophytes, les missionnaires étaient contraints à une austérité de vie dont l’excès ne pouvait être excusé que par la nécessité qui les y avait réduits. La conversion de deux bonzes célèbres dans tout le Japon, qui étaient venus de Méaco exprès pour combattre les docteurs portugais, fit à cette époque un grand éclat. Ils furent baptisés sous le nom de Paul et de Barnabé, et ils parcoururent bientôt les bourgs et les villages, semant le grain de la parole divine avec des fruits d’autant plus abondants, que le ciel y concourut plus d’une fois par des prodiges.

Une révolte qui éclata dans le royaume de Bungo fit courir un nouveau danger au christianisme ; mais son issue tourna encore à son avantage, car le roi Civan, frappé de la fidélité que lui avaient montrée ses sujets chrétiens, et de l’intrépidité avec laquelle Fernandez traversa les troupes des rebelles pour aller l’avertir de ce qui se passait, se montra de plus en plus favorable aux missionnaires européens.

Cependant les lettres que les prédicateurs ne cessaient d’écrire aux Indes pour demander de nouveaux ouvriers apostoliques ne restèrent pas sans effet ; le P. Melchior Nugnez Baretto, vice-provincial de la Compagnie de Jésus, se mit lui-même à la tête de la nouvelle mission, et partit, au mois de juin 1554, accompagné de Fernand-Mendez Pinto, dont nous avons déjà parlé au commencement de cet ouvrage, et qui était revêtu du caractère d’ambassadeur auprès du roi de Bungo. Une maladie du P. Nugnez et les difficultés de la navigation les retinrent en route pendant deux années entières, et ce ne fut qu’en 1556 qu’ils parvinrent au Bungo, où bien des événements s’étaient passés depuis qu’ils n’en avaient reçu des nouvelles.

On se rappelle que Facarandono, frère de Civan, avait été élu roi de Nangato ; sous son gouvernement paternel, Amanguchi était plus florissante que jamais. Cependant les seigneurs qui avaient été opposés à l’élection du roi, ne cessaient de fomenter des troubles ; ils en vinrent enfin à une révolte déclarée, et l’incendie de presque toute la ville fut le premier résultat de ce conflit. Au milieu de la confusion générale, Morindono, prince voisin, se présente à la tête d’une armée, et, par un de ces coups de main subits si fréquents dans l’histoire du Japon, il s’empare du Nangato, après avoir enlevé à l’infortuné Facarandono la couronne et la vie. Il entra ensuite dans Amanguchi, où il ordonna un massacre général, au milieu duquel les missionnaires coururent les plus grands dangers. Ce ne fut que grâce au zèle de quelques-uns de leurs néophytes qu’ils purent s’échapper et regagner le Bungo. Un nouveau danger les attendait dans ce royaume. En effet, le bruit de ce qui s’était passé à Amanguchi ranima les restes de la dernière conspiration, et les séditieux prirent de nouveau les armes. Le roi Civan défit facilement leurs troupes, et ravagea le pays des seigneurs qui les commandaient ; toutefois ne se croyant pas en sûreté à Fucheo, il se retira dans une forteresse qu’il possédait, et qui était environnée presque de toutes parts par la mer.

Tel était l’état de choses lorsque le P. Nugnez parvint à Fucheo ; le roi, apprenant l’arrivée du successeur de Xavier, se rendit aussitôt dans sa capitale afin de le recevoir, et sa présence rendit bientôt le calme et la paix à cette grande ville. Il reçut ensuite le P. Nugnez avec de grandes marques de respect, et comme le Père voulait le déterminer à se convertir à la vraie foi, il répondit qu’il ne serait ni de la prudence, ni de l’intérêt même du christianisme de faire sitôt une démarche d’un si grand éclat, et protesta qu’il la ferait quand il en serait temps.

Le P. Nugnez voulait ensuite se rendre auprès du roi de Firando, qui l’avait appelé d’une manière très-pressante ; mais il tomba dans un tel état de langueur, qu’il se vit forcé de retourner aux Indes, où il fit ensuite de grandes choses. Pinto quitta aussi le Japon ; mais il s’était d’abord consacré à la propagation de la foi avec une ferveur que son esprit inconstant ne lui permit pas de soutenir, et l’on fut obligé de le dispenser des vœux de religion qu’il avait voulu prononcer. Cette perte, si c’en fut une pour la Compagnie de Jésus, fut bientôt avantageusement réparée. Edouard de Gama, étant arrivé de Firando, envoya demander un prêtre au P. de Torrez par un jeune Portugais nommé Louis Alméida, doué d’un beau naturel et d’un bon esprit, et qui avait des connaissances étendues en médecine. Alméida, ayant suivi les exercices des missionnaires, résolut de se dévouer entièrement au service de Dieu, et consacra immédiatement tout son bien à la construction de deux hôpitaux, dont l’un était destiné aux enfants et l’autre aux lépreux.

Cependant, pour satisfaire au désir d’Edouard de Gama et aux vœux pressants du roi de Firando ; le P. de Torrez envoya dans ce port le P. Gago, Jean Fernandez et le bonze Paul. Ils y arrivèrent au commencement de 1557 ; Taquia-Nombo leur fit le meilleur accueil, et se montra très-disposé à embrasser lui-même le christianisme. Les missionnaires savaient fort bien que ce prince intéressé songeait surtout à s’assurer les avantages du commerce avec les Portugais ; mais ils n’en profitèrent pas moins de ces dispositions favorables pour prêcher la vraie foi avec un tel succès, qu’ils baptisèrent jusqu’à trois cents personnes en un jour. Un prince de la famille royale reçut le baptême avec toute sa famille ; il prit le nom d’Antoine, et nous verrons dans la suite de cette histoire qu’il contribua puissamment à étendre les progrès du christianisme dans ce pays. Le bonze Paul eut une grande part à ces succès, mais comme il ne se ménageait pas assez, il mourut victime de son zèle, et reçut les derniers sacrements de l’Église avec des transports d’amour dont les saints sont seuls capables. Cette mort et le départ du P. Gago avaient laissé Fernandez seul dans le Firando ; on envoya à son secours le P. Vilela, et ces deux missionnaires ne pouvaient suffire à baptiser tous ceux qu’ils gagnaient à l’Évangile.

Les bonzes, furieux de ces succès des prédicateurs chrétiens, essayèrent vainement de réfuter leurs raisonnements ou de calomnier leur vie ; enfin une nuit, ils firent abattre une croix que les chrétiens avaient élevée, et au pied de laquelle ils se réunissaient à certaines heures. L’indiscrétion de quelques nouveaux convertis rendit funestes les suites de cette affaire ; en effet, obéissant trop facilement à leur indignation, ils allèrent mettre le feu à une maison de bonzes, et jetèrent à la mer les idoles qu’ils avaient arrachées d’un temple païen. Les bonzes portèrent aussitôt leurs plaintes au roi, qui, n’osant pas leur refuser une satisfaction, pria le P. Vilela de sortir de ses États.

Les chrétiens avaient élevé une autre croix aux portes de la ville. Une femme esclave s’y rendait fort exactement, bien que son maître, qui était idolâtre, le lui eût défendu. Un jour il lui jura qu’il la tuerait si elle continuait à lui désobéir. La fervente chrétienne lui répondit qu’elle continuerait à le servir avec la même fidélité, mais qu’elle ne devait pas manquer à ce qu’elle devait à son Dieu, qui était son premier maître. Dès le lendemain, elle se rendit comme les autres à la croix ; son maître, l’ayant été chercher et la voyant revenir, tira aussitôt son sabre, et l’attendit. Cette femme généreuse s’approcha de lui sans s’émouvoir, et lui présenta la tête que le barbare abattit d’un seul coup. Les chrétiens enlevèrent son corps, et lui donnèrent une sépulture honorable, en s’animant à suivre son exemple.

(1559) Le P. Vilela était à peine arrivé à Fucheo qu’il y fut rejoint par le P. Gago, qu’une nouvelle révolution avait forcé de quitter Facata. En effet, Civan, le roi de Bungo, ayant par de nombreuses conquêtes étendu son pouvoir sur les territoires qui avoisinaient son royaume, y avait joint le Chicugen ; mais le gouverneur qu’il avait donné à cette province rendit sa domination odieuse ; l’ancien roi, secondé par les mécontents, vint attaquer la ville, dont les bonzes lui ouvrirent les portes. Les missionnaires auraient succombé aux mauvais traitements dont ils furent l’objet en cette circonstance, sans l’empressement que mirent les nouveaux convertis à les défendre et à les secourir ; enfin ils parvinrent à s’échapper, et se réfugièrent à Fucheo. Dès que le peuple connut leur arrivée, il se porta en foule à leur rencontre, et les fit entrer dans la ville comme en triomphe.

Le P. de Torrez, voyant tous les ouvriers apostoliques du Japon réunis autour de lui dans le Bungo, résolut d’exécuter un projet qu’il avait fort à cœur depuis quelque temps. Voici ce dont il s’agissait : à six lieues de Méaco se trouve une montagne très-élevée, et qui présente un aspect délicieux ; elle se nomme Iésan. Ce lieu est pour ainsi dire consacré à la religion des Japonnais ; on y compte jusqu’à trois mille temples idolâtres et beaucoup de monastères. Parmi le nombre infini de bonzes qui habitaient ce beau pays, il y avait un Tunde qui désirait beaucoup connaître le christianisme. Il écrivit aux missionnaires que son grand âge l’empêchait de les aller trouver, mais qu’il les engageait beaucoup à venir visiter une contrée où ils avaient un si grand intérêt à établir leur religion. Le P. de Torrez se détermina alors à envoyer à Iésan le P. Vilela, Laurent et un jeune Japonnais qui devait leur servir de catéchiste. Ces courageux envoyés s’embarquèrent au mois de septembre sur un petit bâtiment qui faisait voile vers Sacai, et ce voyage fut pour eux un tissu de croix, sous le poids desquelles un courage moins ferme que le leur eût cent fois succombé. L’équipage, entièrement composé d’idolâtres, leur attribua les temps contraires qu’ils eurent à subir, les accabla d’outrages, et finit par les mettre à terre dans un petit port où personne ne voulait se charger de leur transport, dans la crainte d’irriter les dieux de la mer. Ils trouvèrent cependant une mauvaise petite barque sur laquelle on consentit à les recevoir. Cette frêle embarcation parvint seule à sa destination, tandis que tous les navires qui leur avaient refusé le passage furent brisés par la tempête, ou devinrent la proie des corsaires.

Quant le P. Vilela parvint enfin à Iésan, il ne trouva plus le bonze qui avait appelé les missionnaires ; il était mort depuis quelques jours. Quelques autres bonzes semblèrent persuadés de la vérité du christianisme ; mais aucun d’eux n’osa abandonner le culte auquel il était consacré. Vilela, désespérant d’obtenir là aucun succès, se rendit à Méaco, où il obtint de l’empereur Cubo-Sama l’autorisation de prêcher ; mais les bonzes ameutèrent la populace contre les docteurs portugais en répandant sur eux les contes les plus ridicules, et la multitude les huait dès qu’ils paraissaient, en les appelant mangeurs de chair humaine. Ils eurent même à supporter des menaces et des mauvais traitements, mais enfin leur courage et leur persévérance furent récompensés ; le roi les prit hautement sous sa protection, et l’on vit même les bonzes embrasser comme à l’envi le christianisme. Dès qu’on eut consenti à entendre les missionnaires, leur parole produisit des fruits plus abondants qu’on ne pouvait l’espérer, et leur plus grand embarras fut de trouver du temps pour satisfaire tous ceux qui voulaient être instruits.

(1561) On demandait de tous côtés au P. de Torrez des ouvriers pour annoncer l’Évangile ; mais il n’en venait point des Indes, et, pour comble de chagrin, il se vit privé du seul prêtre qu’il eût avec lui dans le Ximo. Le P. Gago avait été un des premiers que l’apôtre des Indes eût jugés dignes de prendre part aux missions du Japon ; c’est assez faire connaître ses vertus et ses mérites. Il répondit d’abord par d’éclatants succès au choix de son supérieur, mais il paraît que la position critique où il s’était trouvé à la prise de Facata avait affaibli ses facultés ; depuis ce moment, son zèle, qui ne connaissait pas de bornes, parut se refroidir ; enfin il déclara que ses infirmités ne lui permettaient pas de rester plus longtemps au Japon, et il fallut bien consentir à son départ. Il se rendit à Goa, où il continua de mener une vie irréprochable, et où il ressentit encore quelques étincelles de ce feu divin dont il avait si longtemps brûlé.

La réputation du P. Vilela n’était plus renfermée dans l’enceinte de Méaco ; il fut appelé à Sacai par un des principaux de la ville. Sacai était alors une des villes les plus fortes et les plus opulentes du Japon ; le gouvernement y était républicain, et les délices dans lesquelles ses habitants étaient plongés, les rendaient peu disposés à recevoir l’Évangile. Parmi tant d’endurcis il y avait une famille prédestinée ; le P. Vilela fut reçu comme un ange du ciel par le gentilhomme qui l’avait fait venir, et dont il baptisa en peu de temps toute la maison. Ce missionnaire a écrit des choses merveilleuses de cette famille, qui était une des plus puissantes de tout le pays, surtout d’un enfant de quatorze ans, nommé Vincent, qui ne respirait que le martyre, et de sa sœur Monique qui, plus tard, se refusa aux alliances les plus brillantes pour se consacrer entièrement à Dieu.

Le P. Vilela retourna bientôt à Méaco, où le nombre des prosélytes croissait tous les jours. Pendant ce temps, Louis Alméida visitait les Églises du Ximo qui étaient destituées de pasteurs, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer l’esprit de pénitence qui régnait parmi ces nouveaux fidèles, à un tel point qu’il devenait très-difficile de les retenir dans les bornes de la discrétion. L’union la plus étroite existait aussi, non-seulement entre les particuliers de chaque Église, mais aussi entre toutes les Églises : elles s’écrivaient mutuellement pour se consoler dans les persécutions pour s’animer à la sainteté, pour s’exciter à la persévérance. Les convertis montraient aussi une charité parfaite les uns pour les autres. Les jeunes gens étaient élevés avec un soin tout particulier, et ils montraient dans tous leurs exercices une facilité et une bonne volonté surprenantes. Tous les vendredis ils s’assemblaient dans l’église, d’où ils allaient processionnellement vers une représentation du saint sépulcre, vêtus en pénitents et portant chacun un instrument de la Passion. Arrivés au terme de la station, ils se prosternaient contre terre et formaient à haute voix des actes et des aspirations conformes aux instruments dont ils étaient chargés, et les terminaient toujours par demander avec larmes la grâce du martyre.

Louis Alméida parcourut ensuite plusieurs autres provinces ; il trouva les chrétiens de Cangoxima aussi fervents, mais bien plus nombreux que l’apôtre des Indes ne les avait laissés ; enfin, avant de partir de ce port, il eut la consolation d’y voir une église bâtie au vrai Dieu. Il se rendit ensuite chez Ekandono, dans ce château que le P. Xavier avait visité en sortant de Cangoximo, et où il avait laissé des marques si sensibles de son passage. Alméida fut fort édifié de la conduite de ce petit troupeau, et lui donna pour chef le fils du seigneur même, pour remplacer celui que le saint apôtre avait chargé de ce soin, et qui venait de mourir. Cependant Ekandono, tout en adorant dans son cœur le Dieu des chrétiens, se refusait à embrasser ouvertement son culte, dans la crainte de déplaire au roi de Saxuma, qui, tout en semblant favorable au christianisme, ne pouvait souffrir qu’il se répandît parmi la noblesse de son royaume.

Le missionnaire se rendit ensuite dans le pays d’Omura, où l’envoyait un ordre qu’il avait reçu du P. de Torrez. Cette province est formée d’une des quatre pointes de terre qui avancent au loin dans la mer à l’extrémité occidentale du Ximo ; la capitale, qui porte le même nom d’Omura, est située dans le fond d’une baie, sur le bord de la mer, et relève du royaume d’Arima. Sumitanda, qui gouvernait ce pays, était le fils puîné du roi d’Arima ; ses brillantes qualités lui avaient concilié l’estime de ses voisins et l’affection de ses peuples. Un ouvrage composé par le P. Vilela, et qui était tombé sous la main de ce prince, lui avait donné un grand désir d’appeler des missionnaires dans ses États. Pour faire goûter cette opinion à son conseil, il exagéra les avantages que le pays pouvait retirer du commerce des Portugais, en ajoutant que le meilleur moyen de les attirer était de fixer dans le pays les ministres de leur religion ; il avait écrit au P. de Torrez que le port de Vocoxiura serait ouvert sans aucun droit aux Portugais, et qu’il leur céderait toutes les terres qui sont à deux lieues à la ronde ; qu’il y aurait une maison pour les missionnaires, et qu’aucun idolâtre ne pourrait s’y établir sans leur consentement. C’est par suite de ces offres qu’Alméida reçut l’ordre de se rendre à Omura ; il visila le port de Vicoxiura, dont il fut extrêmement satisfait, car c’est un des plus beaux et des plus grands du Japon. Le prince reçut le missionnaire avec la plus grande faveur, et fit aussitôt dresser le projet de l’acte relatif à la cession du port de Vocoxiura. Après avoir envoyé ce projet à son supérieur, Alméida mit les ouvriers en œuvre, et il eut bientôt dressé une chapelle propre et une maison de bois de cèdre. Pendant qu’il était occupé à ces travaux, il vit, à sa grande surprise, arriver le P. de Torrez. Voici quelle avait été l’occasion de ce voyage.

Le roi de Firando avait vu avec peine l’établissement qui se préparait à Omura, et il avait écrit aussitôt au P. de Torrez pour lui faire les offres les plus avantageuses, si les missionnaires voulaient revenir dans ses États. Sur ces entrefaites, un navire portugais étant venu mouiller dans son port, il se repentit de ses avances, et dit publiquement qu’il n’avait besoin de faire aucun sacrifice pour attirer les marchands européens dans ses ports, qui étaient les meilleurs du Japon, et que d’ailleurs ces marchands s’inquiétaient peu de la manière dont on traitait les prêtres de leur religion. Instruit de ces propos, le P. de Torrez partit aussitôt de Bungo, et alla, pour l’honneur de la religion et celui de la nation portugaise, engager le capitaine à quitter le Firando. Il leva en effet l’ancre immédiatement, et prit le chemin de Vocoxiura, où il arriva en peu d’heures, ce port ne se trouvant, par mer, qu’à huit lieues de Firando.

Un grand nombre de chrétiens de Firando suivirent de près le supérieur à Vocoxiura, et il en arrivait chaque jour, même des royaumes les plus éloignés. Ainsi Vocoxiura, qui, peu de mois auparavant, n’avait que quelques cabanes de pêcheurs, prit la forme d’une jolie ville, à laquelle le P. de Torrez donna le nom de Notre-Dame-de-Délivrance. Quelque temps après, le prince d’Omura, qui avait été retenu à l’extrémité de ses États, vint avec un grand train visiter le nouvel établissement. Le P. de Torrez alla à sa rencontre, et le pria de lui faire l’honneur que le roi de Bungo lui faisait tous les ans, de venir manger chez lui, le jour qui lui serait le plus agréable. Sumitanda vint le lendemain, et il resta jusqu’à minuit, ne se lassant pas de faire des questions et d’entendre exposer les principes et les mystères du christianisme. Il déclara qu’il était chrétien dans le cœur, et qu’aussitôt que Dieu lui aurait donné un fils il se ferait baptiser, mais qu’il n’oserait prendre ce parti avant d’avoir un héritier, dans la crainte d’exciter de grands troubles dans l’État. Cependant il porta dès ce moment une croix d’or sur sa poitrine. Son frère, le roi d’Arima, ayant vu ce signe qu’il portait constamment, lui demanda s’il était chrétien. Sumitanda répondit qu’il ne l’était pas encore, et il parla ensuite avec tant de force de la loi du Dieu des chrétiens, que ce prince fit aussitôt conjurer le P. de Torrez de lui envoyer un missionnaire, offrant de fonder dans le port de Cochinotzu un établissement semblable à celui de Vocoxiura. Alméida se rendit auprès du roi d’Arima, qui lui donna les autorisations nécessaires pour bâtir une église et une maison pour les missionnaires à Cochinotzu. En se rendant à ce port, il traversa la ville de Ximabara, où il fit un grand nombre de conversions. Ses efforts ne furent pas moins heureux à Cochinotzu, où il se rendit ensuite, en moins d’un mois toute la ville était chrétienne ou se disposait à l’être, et la suite fera voir que des conversions si promptes n’avaient point été précipitées.

Quelque temps après, la princesse d’Omura parut enceinte, et alors Sumitanda, voulant dégager sa parole, vint à Vocoxiura avec trente gentilshommes qu’il avait gagnés à Jésus-Christ. Ils reçurent le sacrement de la régénération avec des sentiments de piété qui attendrirent toute l’assistance ; le prince reçut au baptême le nom de Barthélémy. Dès le lendemain, il fut obligé de partir pour aller rejoindre l’armée du roi d’Arima, son frère, et il ne tarda pas à faire éclater son zèle ardent pour la vraie religion. C’est une coutume du pays de ne point se mettre en campagne sans avoir rendu ses hommages à une célèbre idole, nommée Manstem, qui y est regardée comme le dieu de la guérie. Lorsque les troupes sont assemblées, elles vont au temple où cette prétendue divinité est adorée sous la figure d’un géant armé, le casque en tête, et ayant pour cimier un coq déployé qui couvre presque entièrement le casque de ses ailes. En approchant du temple, on déploie les enseignes, on met bas les armes, et l’on pratique plusieurs autres cérémonies militaires mêlées de superstitions. On fut surpris de voir Sumitanda prendre, comme à l’ordinaire, le chemin de la pagode, mais bientôt l’étonnement changea d’objet. S’arrêtant à la porte du temple, le prince met le cimeterre à la main, fait signe aux troupes de n’avancer pas davantage, et entre seul avec ses gardes dans le temple. Là, il commande qu’on jette l’idole parterre et qu’on la tire dehors la corde au cou ; il sort lui-même, et, à grands coups de sabre, il met la statue en pièces, en disant : « Combien de fois, dieu sourd et impuissant, m’as-tu trompé ? » Il fit ensuite réduire le temple en cendres et planter une croix sur ses ruines.

Sumitanda ne borna point son zèle à ce coup d’éclat : il entreprit la conversion de toutes ses troupes ; et l’on voyait avec admiration ce prince, au milieu du tumulte d’un camp, occupé à instruire lui-même ses officiers, et jusqu’aux moindres soldats, des vérités de la religion. En même temps qu’il faisait triompher la foi de l’idolâtrie, Dieu le fit triompher de ses ennemis. De retour chez lui, il ne garda plus aucun ménagement avec les infidèles, et mit tous ses soins à faire régner le vrai Dieu dans sa principauté. Il continuait de porter la croix sur sa poitrine, et en cela il était imité de toute sa cour ; chaque jour il nourrissait cinq à six mille pauvres, et s’honorait de les servir lui-même.


Sumitanda prince d’Omura abat l’idole de Manstem.

Cependant Alméida était retourné à Ximabara,

et le christianisme y faisait chaque jour de nouveaux progrès, malgré tous les efforts des bonzes pour effrayer les néophytes. Enfin le roi se déclara ouvertement le protecteur des missionnaires, et leur céda un terrain très-convenable pour bâtir une église. À peine fut-elle achevée que le Seigneur manifesta par un miracle qu’il avait choisi ce lieu pour y être particulièrement honoré. On y avait porté un enfant moribond pour y être baptisé ; la cérémonie ne fut pas plutôt finie, que ce petit innocent, qui ne faisait que de naître, levant les mains au ciel, prononça distinctement ces paroles : « Je m’en vais jouir de Dieu ; » après quoi il expira.