Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/11

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CHAPITRE XI

Renouvellement de la persécution ; Harlay de Chanvallon et le Père La Chaise. — Mort de Mme de Longueville. — Arnauld et Nicole. — Les amis du monastère.



La paix de Clément IX devait être éternelle, comme le sont en principe tous les traités ; elle n’a pas duré dix ans, parce qu’on avait commis la faute de ne pas couper le mal dans sa racine comme on aurait pu le faire en abolissant le Formulaire. La première infraction à la paix de 1668, fut ce qu’on appelle l’arrêt du camp de Ninove, rendu par Louis XIV pendant la campagne de Flandre, le 30 mai 1676. Il visait directement l’évêque d’Angers, que certains ecclésiastiques de son diocèse avaient accusé d’intolérance au sujet de la signature du Formulaire d’Alexandre VII. Le roi rendit cet arrêt à l’instigation du Père La Chaise et de l’archevêque de Paris ; il y déclarait que la possibilité de signer le Formulaire avec explication était un effet de la condescendance du pape en faveur de quelques particuliers scrupuleux, et nullement une révocation de la bulle qui prescrivait la signature pure et simple. Ici encore Sainte-Beuve se trompe[1] ; il paraît admettre la réalité d’un fait que l’évêque d’Angers a nié formellement, c’est-à-dire la défense de signer sans explication, et il dit qu’en cela Henri Arnauld était repréhensible et blâmé par l’évêque de Grenoble et par Nicole. Or l’évêque d’Angers fit une ordonnance opportune ou non, la question n’est pas là, pour se justifier des calomnies que lui imputait l’arrêt de Ninove ; il usait simplement, et avec beaucoup de modération, de son droit de légitime défense. La preuve qu’il n’avait pas si tort, c’est que cet arrêt ne comporta aucune suite, ni à Paris ni à Rome.

Une autre affaire bien autrement grave, ce fut la condamnation par le pape Innocent XI de soixante-cinq propositions de morale relâchée imputables aux Jésuites, et c’est là qu’il faut chercher la véritable cause de la rupture de 1679. Les jansénistes n’avaient jamais pensé que la paix de Clément IX pût entraîner par voie de conséquence une approbation de la morale relâchée des Casuistes. Les corrupteurs de la morale évangélique ne pouvaient en aucune façon bénéficier des concessions mutuelles que s’étaient faites les augustiniens et les molinistes, ils étaient toujours au ban de l’Église, et c’était toujours un devoir de les attaquer, de les traquer et de les dénoncer. Aussi vit-on paraître à Cologne, en 1669, chez Gervinius Quentel, un des imprimeurs elzéviriens des Messieurs de Port-Royal, le premier volume d’une collection qui s’est continuée jusqu’en 1694 et dont les six derniers volumes ont été faits avec la collaboration d’Arnauld lui-même. Il a pour titre : La morale pratique des Jésuites représentée en plusieurs histoires arrivées dans toutes les parties du monde… etc. Cet ouvrage n’a pas eu l’heur de plaire à Sainte-Beuve, qui s’emporte contre ses auteurs, Perrault, Varet, Pontchâteau, Arnauld et Nicole, avec une singulière véhémence. Il y voit une suite d’avanies faites à des vaincus (III, 216), et il va jusqu’à dire « Ces livres me dégoûtent et m’ennuient à n’en pouvoir parler. Que vous dirai-je ? Il y eut la queue de Pascal comme il y a la queue de Voltaire. » Ce n’était pas l’avis de Bossuet, qui parlera encore en 1700 des ordures des Casuistes et qui s’attaquera précisément à ce qu’on pourrait appeler la queue d’Escobar.

Ce ne fut pas non plus l’avis de quelques évêques français, notamment de l’évêque d’Arras, Gui de Sève de Rochechouart, qui n’était nullement janséniste, et qui ne figure dans aucun nécrologe des amis de Port-Royal. Il crut devoir en 1676 dénoncer au pape Innocent XI des propositions qu’il jugeait subversives ou même abominables, et il s’entendit à ce sujet avec l’évêque de Saint-Pons, Percin de Montgaillard, ami particulier de Pavillon, d’Arnauld et de Nicole. Les deux prélats rédigèrent de concert une lettre qui devait être remise secrètement au pape, et ils crurent bien faire de recourir à Nicole comme on avait recouru à Guillaume Wendrock quinze ans aupararant. Le timide Nicole refusa d’abord, mais on fit intervenir Mme de Longueville, qui lui avait donné lors des plus mauvais jours une hospitalité si généreuse. Elle insista, il céda, et il prêta sa plume de latiniste émérite « plutôt, dit-il, en grammairien qu’en théologien. » Innocent XI accueillit favorablement cette requête des deux évêques, qui n’avaient pas voulu, pour éviter des difficultés, demander d’autres signatures, Comme il était d’ailleurs sollicité par des docteurs de Louvain qui le suppliaient de condamner des propositions qui lui étaient déférées, il condamna solennellement soixante-cinq propositions. Les Jésuites n’étaient nommés ni dans la lettre rédigée par Nicole[2], ni dans le bref du pape, mais cette censure s’attaque à leur doctrine du probabilisme, et les propositions condamnées étaient empruntées à leurs auteurs. On peut donc juger de la fureur qui les anima dès 1677 quand une indiscrétion de l’évêque d’Amiens apprit la chose à l’archevêque de Paris. Ne pouvant recourir au pape, qu’ils savaient être plus qu’à démi-janséniste, ils mirent en avant le roi, et c’est alors que le Père La Chaise et Harlay de Chanvallon firent alliance et se proposèrent de ruiner Port-Royal. Le Père La Chaise était à la cour un personnage très considérable ; il fut trente-cinq ans confesseur du roi et maître absolu de ce qu’on appelait la feuille des bénéfices ; il avait ainsi la haute main sur toutes les affaires ecclésiastiques de France. C’était un jésuite gentilhomme qui ne ressemblait pas du tout à ses prédécesseurs les Pères Annat et Ferrier, car il n’écrivait pas et ne se jetait pas à corps perdu dans la lutte ; il n’avait rien du boutefeu comme le Père Bouheurs. Bienveillant en apparence, poli, doucereux, il se servait du jansénisme, suivant le joli mot qu’on lui attribue, comme d’un pot au noir ou d’une éponge à noircir, et il pouvait admirablement s’entendre avec Harlay de Chanvallon, qui ne ressemblait pas plus à l’irascible Péréfixe que le Père La Chaise ne ressemblait au Père Annat. L’archevêque de Paris, qui avait été vingt ans archevêque de Rouen, et qui comme tel avait joué, sous Mazarin et depuis, un très grand rôle dans les affaires du jansénisme, était un homme vraiment extraordinaire ; il avait tous les talents et toutes les grâces, mais aussi tous les vices ; il avait été depuis 1655 d’une étonnante versatilité, tantôt pacificateur habile, tantôt persécuteur perfide et odieux. Il voulait être chancelier de France et cardinal, et c’est par ambition, sans haine, sans fanatisme, qu’il s’unit au Père Annat d’abord, sauf à l’abandonner en 1668, et au Père La Chaise ensuite. Il agit toujours avec une désinvolture de très grand seigneur et il sut être le plus poli et le plus aimable des persécuteurs.

Un plan d’attaque fut dressé ; il fut décidé que l’on ne contreviendrait pas à la paix de Clément IX et que l’on ne chercherait même pas à peser sur la cour de Rome pour obtenir des constitutions. C’était une affaire de pure politique et non de religion, l’hypocrisie n’était donc plus nécessaire. On pouvait reléguer à l’arrière-plan Saint Augustin, Molina et Jansénius. Port-Royal ne serait plus considéré comme un nid, comme un repaire d’hérétiques, mais comme un foyer d’agitation frondeuse. On agirait contre lui comme Mazarin avait agi contre la célèbre Compagnie du Saint-Sacrement ; le roi serait requis d’intervenir en personne, car on savait qu’il n’hésiterait jamais à mettre son absolutisme au service des jésuites.

Mais les grands politiques savent prendre leur temps : « Le temps et moi », disait Mazarin. Harlay et La Chaise ne se pressèrent donc pas de fondre sur Port-Royal, parce que Port-Royal avait des amis et des protecteurs jusque dans la famille royale, et parmi eux l’intrépide duchesse de Longueville, le prince de Condé dans une certaine mesure, le prince et la princesse de Conti ; peut-être même le duc d’Orléans et la grande Mademoiselle ; c’est pour cela qu’on attendit patiemment jusqu’en 1679, jusqu’à la mort de Mme de Longueville.

Anne-Geneviève de Bourbon mourut en effet, à l’âge de cinquante-neuf ans, le 15 avril 1679, quinze mois après Mme de Sablé, et Port-Royal perdit en elle la plus dévouée de ses protectrices, disons plus, sa grande et unique sauvegarde. On sait quelle était la nature de ses sentiments pour le saint monastère. Convertie sincèrement en 1653, elle se mit en 1660 sous la direction de Singlin, parce qu’elle voulait expier par une rude pénitence une vie d’aventures, de désordres et d’intrigues. Elle se tourna donc du côté des personnes qui pratiquaient la pénitence austère, les Carmélites du faubourg Saint-Jacques et leurs voisines les religieuses de Port-Royal. Les Carmélites n’avaient pas besoin d’être protégées ; elle se contenta de venir en 1672 loger auprès d’elles et même chez elles, dans leur cour du dehors ; elle alla prier dans leur église, elle y vit durant cinq ans Mlle de La Vallière, et c’est là qu’elle mourut, dans un petit hôtel qui subsiste encore ; sa chambre mortuaire sert aujourd’hui d’atelier à des jeunes filles, élèves d’une école d’éducation artistique. Quant aux religieuses de Port-Royal, Mme de Longueville avait pour elles une estime et une amitié non moins vives, et elle prit leur défense avec un dévouement admirable. Elle s’entremit pour elles sans craindre de se commettre et de se compromettre ; elle cacha Arnauld et Nicole dans son hôtel, à deux pas du Louvre, et elle prit une très grande part à la paix de Clément IX. Ensuite elle se fit construire à Port-Royal des Champs un vaste hôtel, et c’est dans l’église de Port-Royal qu’elle se serait fait enterrer si elle n’était pas morte à Paris. Du moins son cœur y fut déposé avant de revenir après 1711 à Saint-Jacques du Haut-Pas, où il doit être encore, non loin de la tombe de Saint-Cyran.

Mme de Longueville ne pouvait pas prévoir que son jeune frère le prince de Conti reposerait deux cents ans plus tard au milieu des ruines de son cher Port-Royal des Champs ; il y est pourtant depuis 1905, et c’est justice, car le prince et la princesse de Conti ont eu pour Port-Royal des sentiments de profonde affection. Le prince, converti par Pavillon au cours d’une jeunesse de débauches, est mort comme un saint en 1666, avant la paix de l’Église. La princesse sa veuve fit élever ses fils par Claude Lancelot, elle se déclara hautement pour Port-Royal, prit la défense de ses doctrines contre Bourdaloue lui-même, et mourut à trente-cinq ans, en 1672. Ses entrailles furent enterrées, comme elle l’avait demandé expressément, à Port-Royal des Champs. Le prince son époux était mort à Pézenas et avait voulu être enterré chez les Chartreux, de Villeneuve-lès-Avignon. Une épitaphe, composée par Nicole et gravée sur une grande pierre, recouvrait sa tombe, placée au milieu du chœur des Chartreux. C’est dans les ruines de la Chartreuse de Villeneuve, que l’abbé Fuzet, curé de cette paroisse, a découvert le squelette du prince, dont la tombe avait été violée en 1793. Ce qui s’est retrouvé de ses ossements, notamment la tête, les gros os, les côtes et la colonne vertébrale, qui est bien celle d’un bossu, a été remis par M. Fuzet, devenu archevêque de Rouen, à l’un des propriétaires actuels du domaine de Port-Royal. Placés dans un petit cercueil de chêne, les restes du cousin de Louis XIV ont été déposés dans la crypte de l’Oratoire-musée ; un procès-verbal portant différentes signatures et entre autres celles de Mme Jules Lebaudy (Guillaume Dall) et de M. René Vallery-Radot relate cette translation.

La mort de Mme de Longueville, que suivit de près celle d’un autre protecteur de Port-Royal, le cardinal de Retz, converti lui aussi et considéré par Arnauld même et par Quesnel comme un prédestiné, fut le signal d’une violente persécution dont Harlay de Chanvallon, qui n’était jamais venu à Port-Royal, se fit l’exécuteur le 17 mai 1679, sans se laisser troubler par la présence de Racine, son confrère à l’Académie française. Les détails sont partout, et Sainte-Beuve les a résumés avec une grande exactitude, il n’y a donc pas lieu d’insister. On sait que l’archevêque fit sortir sans délai les postulantes, les jeunes pensionnaires, qui étaient au nombre de quarante-deux, les confesseurs et autres ecclésiastiques, qui étaient six en tout, et non pas cinquante comme il l’avait prétendu. Enfin il défendit aux religieuses, de la part du roi, de se recruter en recevant des novices tant qu’elles seraient cinquante professes de chœur. Les ordres furent exécutés à la rigueur, et cette fois les religieuses n’eurent point recours à la procédure comme jadis ; elles adressèrent au roi une humble requête ou plutôt une supplique que l’archevêque renvoya à huit mois et ne remit finalement pas.

Tillemont, qui n’était pas confesseur, partit le 31 mai 1679, Ruth d’Ans le 7 juin, Boulanger le 8, Bourgeois le 9, Lemaître de Saci le 12, et Sainte-Marthe le 30. On laissa quelques serviteurs laïques, et Hamon ne fut pas chassé ; il mourut paisiblement à Port-Royal, à soixante-neuf ans, le 22 février 1687, après avoir été trente-cinq années durant un médecin admirable et un chrétien plus admirable encore. Tillemont, ancien élève des Petites Écoles, vécut jusqu’en 1698, et on sait quel rang il occupe comme historien des six premiers siècles de l’Église. Sa polémique contre Rancé à la mort d’Arnauld le met au nombre des plus fermes défenseurs de Port-Royal. Ernest Ruth d’Ans, prêtre flamand et ami particulier d’Arnauld prolongea son existence jusqu’en 1728, malgré les exils et les persécutions dont il fut l’objet partout, sauf à Rome auprès du pape, Innocent XII. Borel et Bourgeois moururent en 1687. Saci et Sainte Marthe en 1684 et en 1690. La plupart de ces Messieurs, confesseurs ou non, purent être inhumés à Port-Royal, car leur proscription et leur exil n’allaient pas jusqu’à l’interdire ; on ne redoutait pas les morts et on ne défendait pas aux religieuses de les honorer comme des saints. C’est précisément ce qui fait bien voir le caractère odieux de cette nouvelle persécution. On reconnaissait très volontiers que les filles de Port-Royal étaient d’une orthodoxie parfaite, et que c’étaient des institutrices admirables ; la nouvelle guerre avait donc l’avantage de ne pas troubler leurs consciences, de leur assurer la paix intérieure et de leur réserver les ineffables consolations de la 7e Béatitude : « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la vérité et pour la justice. » C’est dans cet esprit de résignation que gouvernèrent successivement, sous la férule de Harlay de Chanvallon, la Mère Angélique de Saint Jean, abbesse de 1678 à 1684, la Mère du Fargis de 1684 à 1690, la Mère Agnès de Sainte Thècle Racine, qui vit le pieux Noailles monter sur le siège de Paris en 1695. La seconde Mère Angélique, dont on n’osera jamais dire qu’elle a dégénéré ou décliné, prépara soigneusement ses filles à la persécution dès 1680, et elle leur fit des conférences sur les célèbres avis que la Mère Agnès Arnauld leur avait donnés jadis à ce sujet. La Mère du Fargis vit sans émotion l’archevêque de Paris faire sa propre sœur abbesse au faubourg Saint-Jacques lorsqu’en 1685 l’abbesse intruse de Paris vint à mourir. La Mère Racine eut la grande consolation de voir son illustre neveu, pleinement réconcilié avec les Messieurs de Port-Royal, témoigner à cette maison le plus grand dévouement. Mais la mort enlevait à tout moment des religieuses et des amis, et on savait bien qu’il serait impossible de les remplacer ; c’est en cela, et en cela seul, que se marquait, n’en déplaise à Sainte-Beuve, l’irrémédiable décadence de Port-Royal.

Ici devrait peut-être trouver place la touchante histoire des Filles de l’Enfance, histoire qu’Arnauld avait esquissée en 1688 et qu’un magistrat contemporain[3] a reprise en 1900 sous le titre de Port-Royal à Toulouse. La congrégation des Filles de l’Enfance avait été érigée à Toulouse par Mme de Mondonville. Approuvée par Alexandre VII et par dix-huit évêques, et finalement autorisée par le roi, elle semblait pouvoir travailler en paix à l’instruction des jeunes filles pauvres. Mais les Jésuites, qui voyaient là une sorte de succursale de Port-Royal, s’appliquèrent à détruire l’Institut naissant. Ils y parvinrent, la Congrégation fut abolie en 1686 ; ses jeunes filles furent enlevées comme de simples pensionnaires de Port-Royal ; sa maison fut rasée, et Mme de Mondonville mourut exilée à Coutances en 1704.

Antoine Arnauld, plus menacé que tous les autres par la persécution de 1679, avait pris le parti de quitter Paris et même la France pour se retirer à l’étranger, en Belgique. Il y vécut encore quinze ans, jusqu’au 8 août 1694, plus laborieux, plus actif, plus ardent que jamais quand il s’agissait de défendre la vérité, toujours essentiellement catholique, royaliste et français, avec les qualités charmantes qui l’avaient toujours distingué, une simplicité d’enfant, une bonté exquise et une très grande modération de fond et de forme. Ce n’est certainement pas lui, c’est bien plutôt Pontchâteau, que Bourdaloue a représenté sous de si noires couleurs dans le fameux sermon sur la Sévérité chrétienne[4] « sévère, mais délicat sur le point d’honneur jusqu’à l’excès, cherchant l’éclat et l’ostentation dans les plus saintes œuvres…. possédé d’une ambition qui vise à tout et qui n’oublie rien pour y parvenir ; bizarre dans ses volontés, chagrin dans ses humeurs, piquant dans ses paroles, impitoyable dans ses arrêts, impérieux dans ses ordres, emporté dans ses colères, fâcheux, et importun dans toute sa conduite. » Sainte-Beuve reconnaît dans ce portrait « la figure d’Arnauld » ; je n’y vois pas un trait qui convienne au célèbre docteur. Il est vrai que je ne reconnais pas non plus, dans cette page si peu chrétienne et si profondément injuste, même appliquée à Pontchâteau, l’admirable jésuite dont Boileau parla un jour en ces termes :


Enfin, après Arnauld, ce fut l’illustre en France,
Que j’admirai le plus et qui m’aima le mieux.

On ne possède pas les autographes de Bourdaloue, et l’éditeur de 1707, son confrère Bretonneau, paraît les avoir détruits pour lui faire dire tout ce qu’il a voulu. En toute occasion Arnauld nous est apparu avant 1679 comme un modéré, et il n’a pas cessé de l’être dans l’exil, car la prudence lui en faisait une obligation mais sa vie tout entière était réglée d’avance par la recommandation suprême que lui avait faite sa mère mourante « Ne se relâcher jamais de la défense de la Vérité, et la soutenir sans aucune crainte, quand il irait de mille vies. » C’est pour cela qu’il est mort les armes à la main en 1694 ; c’est ainsi qu’il a mérité la belle épitaphe que lui a consacrée Boileau. Il est mort avec une sérénité parfaite, dans les sentiments de la piété la plus vive, en condamnant la doctrine impie des cinq propositions, et en déclarant à nouveau que le jansénisme était un fantôme.

Le plus fidèle des amis d’Arnauld avant 1679, ça été Nicole. Né à Chartres en 1625, venu à Paris en 1642, il avait étudié à fond saint Augustin, qu’il ne séparait pas de saint Thomas ; il n’avait subi en aucune façon l’influence de l’abbé de Saint-Cyran que sans doute il n’avait jamais vu. Il fut appelé en 1654 au secours d’Arnauld qui succombait sous le faix, et on a vu non sans admiration quel fut son rôle dans l’affaire des cinq propositions, au temps des Provinciales, et de l’Apologie des Casuistes par le Père Pirot, enfin et surtout lorsqu’il fit les Imaginaires, les Visionnaires et la solide Apologie des religieuses de Port-Royal contre le Père Annat et contre Péréfixe. C’est de beaucoup la plus belle époque de sa vie, car nul n’avait été plus dévoué, plus vif dans la défense et dans l’attaque. Pendant la paix de l’Église, il ne s’était pas démenti un seul instant, et l’amitié de Mme de Longueville, qui le préférait au grand Arnauld lui-même, lui était un précieux encouragement. Après la mort de la duchesse, il fut le premier à prendre peur et à quitter la France pour la Belgique. Mais alors tout son courage tomba ; rejoint par Arnauld, il refusa de l’accompagner plus loin, et bientôt il fit parvenir à l’archevêque persécuteur une promesse de ne plus écrire qui fut considérée comme une lâcheté par ses meilleurs amis. Le Roi de Haute Fontaine et Sainte-Marthe écrivirent alors à son sujet des lettres très sévères qui sont restées manuscrites et que l’on a bien fait de ne pas publier. Il souffrit beaucoup et il tâcha de se justifier ; mais rien ne le fit revenir sur sa détermination, et il obtint en 1683 une permission écrite de reparaître à Paris sans danger pour sa liberté. Il se logea dans le faubourg Saint-Marceau, estimé de Bossuet et visité assidûment par Racine ; il y composa un Traité de la grâce générale qu’Antoine Arnauld réfuta sans aigreur et dont on cherche aujourd’hui à tirer parti en faveur du molinisme. Nicole mourut trois mois après l’archevêque de Paris, en novembre 1695 il avait souhaité que son cœur pût être porté à Port-Royal, mais on le sut trop tard et ce vœu ne put être exaucé. Il témoigna son amour pour ce monastère d’une façon plus effective, car il fut en mourant le fondateur de ce qu’on appelle à tort la Boîte à Perrette. Il légua des fonds au Père Fouquet, de l’Oratoire, et à l’abbé d’Eau bonne, mais non pas à sa servante. Ses héritiers firent un procès ; ils le perdirent, et la petite société d’amis de Port-Royal que Nicole mourant avait constituée en 1695 subsiste encore.

On voit assez quelles conséquences pouvaient avoir pour Port-Royal la mort d’Arnauld et celle de Nicole, bien que la persécution les eût désarmés. Il y eut un moment d’agitation au sujet d’Arnauld ; Racine eut le courage d’assister seul à son service auquel on avait prié tout Paris ; Rancé qui pourtant était aux trois quarts janséniste, poussa un malencontreux Enfin ! qui dénaturait sa pensée, et qui lui attira de la part de Tillemont et de Quesnel des semonces très vives. Le déséquilibré Santeuil fit une épitaphe élogieuse qu’il désavoua piteusement pour complaire aux Jésuites, ce qui lui valut une bonne réprimande en vers latins, composée par Rollin. La mort de Nicole, enterré sans bruit à Saint-Médard, où il repose auprès de Duguet, ne souleva aucun incident fâcheux, et il en fut de même des nombreuses morts que dom Clémencet et Jérôme Besoigne ont enregistrées dans leurs histoires. Outre celles qui ont été mentionnées déjà, on y relève les morts du bon curé Grenet, le supérieur maintenu par l’archevêque : il fut enterré au milieu du cimetière des religieuses, comme autrefois Singlin dans le préau de Paris (1684) ; de Thomas du Fossé, camarade de Racine aux Petites Écoles, continuateur de la Bible de Saci, et auteur de charmants Mémoires (1684) ; de la princesse de Guéméné, qui finit tristement ses jours loin de Paris (1685). Le célèbre Le Tourneux, auquel Sainte-Beuve a consacré un bon chapitre parce qu’il retrouve en lui la pure tradition de Singlin et de Saci, mourut très jeune en 1686 Harlay reconnut son mérite, le protégea, lui fit composer l’Année chrétienne un excellent ouvrage, et ne tarda pas à le persécuter comme les autres. Bourgeois mourut en 1687 et Sébastien du Cambout de Pontchâteau en 1690. Ce dernier, un homme si original, mériterait une étude à part : solitaire intermittent, agent d’affaires très habile, grand voyageur, nouvelliste très bien informé et polémiste redoutable, il a laisse des écrits, et notamment une sorte de journal qui pourraient être bien précieux pour l’histoire. En 1692 mourut subitement, au retour d’un pélerinage à Port-Royal, Godedefroi Hermant, chanoine de Beauvais et ami particulier des Lamoignons, celui-là même qui a laisse des Mémoires si complets. Il les avait déposés à Port-Royal des Champs, et la Mère Le Féron, archiviste et bibliothécaire modèle, en a tiré une belle copie en six gros volumes qui fut utilisée par dom Gerberon, par Racine, et plus tard par les savants éditeurs d’Arnauld ; c’est elle qui a rendu possible et même facile la publication intégrale de 1905-1910[5].

Le duc de Luynes, marié trois fois et dont le zèle s’était bien affaibli, mourut aussi en 1690, et Claude de Sainte-Marthe le suivit de près. En 1692 Port-Royal perdit encore l’intrépide Henri Arnauld[6], évêque d’Angers, et Mlle de Vertus, laissée par grâce dans son petit hôtel. Mathieu Feydeau, prêtre très distingué auquel les religieuses avaient les plus grandes obligations, mourut en 1694 ; et cette année-là mourut à son tour, au moment où il méditait de nouvelles et plus terribles persécutions, l’archevêque de Paris. Il fut emporté par une attaque d’apoplexie, sur un canapé du château de Conflans, le 6 août, — jour anniversaire de la mort de la Mère Angélique, — et l’on sait les difficultés que présentait son oraison funèbre ; il n’y avait que deux points délicats : sa vie — et sa mort. Port-Royal ne lui appliqua point la traité de Lactance sur la mort des persécuteurs, et le Père du Breuil, la plus touchante peut-être de ses victimes, pria pour lui du fond de son exil, et contraignit ceux qui l’entouraient à partager ses sentiments de généreuse pitié. Quinze jours après la mort de Harlay de Chanvallon, le roi nomma pour lui succéder le vertueux évêque de Châlons, Antoine de Noailles, et on put croire un moment que les affaires de Port-Royal allaient prendre une face nouvelle.



  1. Port-Royal, T. V, 151.
  2. Elle a été imprimée au tome III de La Vie de Papillon, publiée à Utrecht en 1739, elle est très forte et très belle.
  3. Port-Royal à Toulouse, discours de rentrée prononcé par M. Il. Jaudon, avocat général (1900).
  4. Cité par Sainte-Beuve, Port-Royal, II, 168-169.
  5. Paris, Plon, 6 vol. in-8o, avec index général.
  6. Sur Henri Arnauld, Voir Claude Cochin. Henri Arnauld, évêque d’Angers (1597-1692). Paris. Picard, 1921. in-8o.