Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/2

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CHAPITRE II

Les Jésuites et leurs contradicteurs au xvie siècle. — L’Université de Louvain. — Les congrégations de Auxiliis ; Clément VIII et Paul V contre Molina. — Petrus Aurelius ; l’Université de Paris. — Bérulle et les premiers oratoriens. — Angélique Arnauld, réformatrice de Port-Royal. — Sainte Chantal, saint François de Sales. — Zamet, Saint-Cyran ; saint Vincent de Paul.



Ignace de Loyola, canonisé par Grégoire XV en 1622, a droit au respect de tous les catholiques, et le docteur Launoy, qui n’était nullement janséniste, exagérait son rôle de « dénicheur de saints » quand il disait un jour dans une sacristie : « Donnez-moi des ornements noirs ; tout ce que je puis faire pour cet intrigant dont on célèbre aujourd’hui la fête, c’est de dire pour lui une messe de Requiem. » Le saint fondateur de la Compagnie de Jésus avait les meilleures intentions du monde : il croyait bien faire en exigeant de ses religieux un quatrième vœu, celui d’obéissance absolue au Saint-Siège, et c’était pour transmettre plus aisément les ordres de la papauté que le Gésu était à Rome, à quelques pas du Vatican. Ignace n’avait pas le don de prophétie, il ne prévoyait pas que pour mieux obéir aux papes les Jésuites commenceraient par les annihiler, et que son premier successeur, un intrigant fieffé que l’on n’a pas canonisé, deviendrait ce que la malice clairvoyante des foules appelle encore aujourd’hui « le pape noir ». Moins de dix ans après la mort d’Ignace, Lainez, qui avait pour ainsi dire usurpé le généralat, causait du trouble dans l’Église. En plein concile de Trente, il combattait une décision solennelle relative au rôle de la grâce efficace, et les Pères indignés criaient : Sus au pélagien ! L’évêque de Paris, Eustache de Bellay, se plaignait qu’une compagnie née depuis deux jours fût venue au Concile pour introduire des dogmes nouveaux, pour troubler le repos de l’Église et pour en renverser la hiérarchie. Ces faits caractéristiques se sont passés en 1562, quatre-vingts ans avant la querelle du jansénisme ; et si nous faisions ici un chapitre de l’histoire générale des Jésuites, il serait aisé de montrer que, dès le xvie siècle, le nouvel institut a jeté le trouble partout. Le pape Paul IV, prenant les Jésuites en flagrant délit de désobéissance à ses ordres, les appelait « des enfants rebelles et des fauteurs d’hérésie ». Saint Charles Borromée constatait, en 1579, leur profond mépris pour l’épiscopat, et il exhalait ses plaintes sur l’odieuse conduite de leur Père Mazzarino. L’archevêque d’Urbins écrivait à ce même saint Charles, en 1584, que les choses n’allaient pas mieux dans son diocèse, et qu’un jésuite insolent s’était vanté de lui « apprendre à vivre », vu qu’il avait déjà « fait la barbe à bien d’autres ». Papes, rois, empereurs, prélats, ordres religieux, universités, corps constitués de toute espèce, tout le monde déplorait les excès d’une société si envahissante. La France et Paris se distinguaient surtout par leur peu d’enthousiasme à recevoir les nouveaux venus. La Sorbonne disait, en propres termes, que la société qui s’attribuait le nom de Jésus semblait périlleuse en matière de foi, ennemie de la paix de l’Église, et plutôt née pour la ruine que pour l’édification des fidèles. On prêchait contre les Jésuites dans les chaires, et plusieurs évêques, imitant l’évêque de Paris, leur interdisaient formellement l’exercice du ministère sacerdotal dans leurs diocèses[1].

Mais les disciples d’Ignace, méprisant les foules et ne tenant aucun compte de l’opinion publique, avaient l’habileté de se concilier les puissances. Si les parlements, les universités et le clergé les repoussaient, les papes, les rois et les grands de ce monde les ménageaient par politique ou par crainte, et les comblaient même de faveurs. Chaque jour la Société gagnait du terrain, et elle voyait ses membres se multiplier comme les sauterelles qui ravagèrent l’Europe méridionale vers 1565. Les Jésuites ne dissimulaient pas leur dessein de marcher à la conquête du monde, et pour y parvenir plus sûrement, ils voulaient étonner les intelligences, frapper les imaginations, dompter les volontés. Ils se mirent donc à dogmatiser en propageant partout les doctrines subversives qu’ils avaient osé soutenir en plein concile de Trente.

Satan voulant séduire nos premiers parents leur déclara que s’ils l’écoutaient ils seraient comme des dieux ; ainsi firent les Jésuites, qui ne cessèrent pas d’exalter la liberté de l’homme au détriment de la toute-puissance de Dieu. C’est ainsi que plusieurs de leurs Pères cherchèrent à ruiner, en différents pays, les doctrines augustiniennes, Montemajor, à Salamanque, en 1581, Valentia, à Ingolstadt, en 1584, Lessius et Hamelius, à Louvain, en 1586. Partout on leur résista au nom de l’orthodoxie ; mais l’Université de Louvain se distingua entre toutes par la vigueur de sa résistance, par la noblesse de ses procédés, et par la façon magistrale dont elle prit la défense du docteur de la grâce. Cette Université était alors célèbre, plus célèbre même que la Sorbonne, déchue de son ancienne splendeur depuis la Ligue. Au dire du jésuite Pallavicini, l’Université de Louvain était alors « la place d’armes, l’arsenal de l’Église contre les hérétiques ». En 1587, après avoir adjuré Lessius et Hamelius de rétracter leurs erreurs, elle les condamna solennellement, et les rédacteurs de cette très remarquable censure prirent, cinquante ans avant Jansénius, la défense de saint Augustin, « suscité par la Providence pour être le général sous les ordres duquel l’armée catholique marcherait à la victoire ». La censure de Louvain, suivie d’une censure de Douai, couvrit les Jésuites de confusion ; ce fut, disaient-ils eux-mêmes dans l’Image de leur premier siècle, « une tempête furieuse qui faillit anéantir leur société ».

Mais les fils d’Ignace ne reculent jamais, et ils ne se découragent jamais ; c’est au lendemain même de la terrible censure de Louvain que fut imprimé à Lisbonne, en 1588, le fameux ouvrage de Molina. Ce furent alors les dominicains espagnols qui protestèrent hautement au nom de l’Église, et l’on sait combien vive a été, durant vingt ans, lors des congrégations de Auxiliis, la lutte de l’augustinisme contre le molinisme. Cette fois encore les Jésuites faillirent être finalement anéantis ; mais les circonstances vinrent à leur secours d’une manière inespérée. En 1605, le pape Clément VIII, leur adversaire déclaré, mourut, comme l’avait prédit Bellarmin, avant d’avoir pu rédiger la bulle dont il avait réuni tous les éléments. En 1607, des considérations d’ordre purement politique empêchèrent Paul V de publier la bulle préparée contre Molina, et le pape imposa silence aux deux parties. Les Jésuites d’Espagne illuminèrent, ils chantèrent victoire ; leur hérésie, épargnée par le Saint-Siège, fit chaque jour de nouveaux progrès.

Obligés malgré tout de se modérer sur les questions de doctrine, les confrères de Molina imprimèrent à leur activité dévorante une autre direction. Ils ouvrirent des collèges, ils composèrent des ouvrages ascétiques, et surtout ils se firent une spécialité de la conduite des âmes des riches. On sait qu’après les attentats de Jean Châtel et de Barrière, et après la pendaison de leur Père Guignard, ils furent chassés de France en 1595 ; mais l’intercession du pape les fit rappeler en 1603, et Henri IV eut l’idée singulière d’exiger qu’il y eût toujours à la cour un jésuite considéré comme otage. Cet otage avait le pouvoir de remettre les péchés, il devint donc pour le roi un confesseur occasionnel et bientôt un confesseur en titre. Henri n’en fut pas moins assassiné, sans que les Jésuites aient été, le moins du monde, coupables de ce crime, par un pauvre fou qui avait médité sur les théories jésuitiques du régicide. Sous la régence d’une Italienne, superstitieuse à l’excès, les affaires de la Compagnie de Jésus prirent en France une tournure favorable. Louis XIII les protégeait ouvertement, et Richelieu, qui les connaissait bien, disait à ses confidents qu’« il serait dangereux de les choquer[2] ». Or il n’y a qu’un moyen de ne pas choquer des gens de cette espèce, c’est de leur donner tout ce qu’ils demandent, et même d’aller au-devant de leurs désirs ; telle fut en ce qui concerne les Jésuites, la politique du redoutable cardinal.

Néanmoins ces religieux ne progressaient qu’au prix de luttes incessantes, parce que, si les pouvoirs publics étaient pour eux, ils avaient contre eux la reine du monde, c’est-à-dire l’opinion ; on le vit bien durant la première moitié du XVIIe siècle, lors de leurs grands démêlés avec le clergé et avec l’Université.

Les Jésuites attaquèrent le haut clergé en 1633, dans un certain nombre de libelles venus d’Angleterre et traduits aussitôt en latin, mais ils se heurtèrent à de vigoureuses réfutations. Les droits imprescriptibles de l’épiscopat furent défendus victorieusement par quelques ecclésiastiques français dont l’un se dissimulait sous le nom d’Aurélius, un des deux noms de saint Augustin. On a cru que l’abbé de Saint-Cyran était l’auteur de cet ouvrage très remarquable, mais il l’a toujours nié, et la haineuse perspicacité de ses ennemis, qui ont examiné à loisir tous ses papiers, n’est pas parvenue à pénétrer ce mystère. C’est tout au plus si l’on pouvait insinuer que Duvergier de Hauranne en fut l’inspirateur, et que son neveu de Barcos en est le véritable auteur. Toujours est-il que l’ouvrage obtint un grand succès, que les Jésuites furent confondus et que le clergé de France remercia avec effusion son défenseur anonyme. Il donna des sommes considérables pour indemniser l’imprimeur, et Richelieu promit une magnifique récompense. L’histoire de cette très curieuse affaire suffirait à montrer quel était alors l’antagonisme de l’épiscopat français et de la Compagnie de Jésus, laquelle a toujours affiché le plus profond mépris pour les évêques.

L’histoire du procès de l’Université contre les Jésuites n’est pas moins instructive, et elle embrasse une période beaucoup plus longue, car elle va de 1564 à 1643. La Compagnie de Jésus et l’Université de Paris ne pouvaient jamais parvenir à s’entendre, car leur coexistence sous l’ancien régime était une question de vie ou de mort pour l’une ou pour l’autre. L’Université instruisait la jeunesse française depuis plus de sept cents ans, et, avant l’arrivée des Jésuites, elle comptait jusqu’à quinze mille étudiants. Il en venait à Paris, dans notre vieux quartier latin, de tous les points de la France, de l’Europe et même du monde civilisé. Dès que les Jésuites se mirent à enseigner, ce fut un bouleversement complet, une véritable catastrophe. Ils ouvrirent des collèges partout, à Paris, à Rouen, à Rennes, à la Flèche, à Dijon et dans beaucoup d’autres villes. Leurs pensionnaires les enrichissaient tellement qu’ils pouvaient organiser des externats gratuits, et c’est ainsi que Molière a pu faire ses études. Le seul collège de Clermont, situé à Paris, rue Saint-Jacques, comptait plus de deux mille écoliers, le double de ce que pouvaient présenter les quinze collèges incorporés à l’Université. Ils avaient inauguré, dans beaucoup d’universités étrangères ce qu’on appelle aujourd’hui l’enseignement supérieur, et c’étaient d’innombrables étudiants qui ne venaient plus à Paris. Si donc ils parvenaient à se faire agréger à l’Université de Paris, cette dernière était irrémédiablement perdue. Or ils étaient en instance pour obtenir leur incorporation ; l’Université s’y opposait ; leurs puissants protecteurs les appuyaient, et de là des procès sans nombre, à la suite desquels les parlements tiraillés laissaient provisoirement les choses dans le statu quo. Les avocats de l’Université n’étaient pas tendres pour ceux qu’ils considéraient comme ses ennemis, et on a conservé le souvenir des plaidoyers enflammés, des réquisitoires hyperboliques d’Étienne Pasquier, en 1564, d’Antoine Arnauld, en 1594, de la Martelière, en 1611. Finalement l’Université ne reçut point le coup mortel ; les Jésuites furent déboutés de leurs prétentions après la mort de Richelieu et la disgrâce de Sublet de Noyers, leur plus grand protecteur (1643). Ils étaient profondément irrités contre ceux qui leur barraient la route et ils cherchèrent à se venger. L’avocat de 1594, l’homme qui, en 1602, avait composé contre eux le Franc et véritable discours au roi Henri IV, était mort en 1619 ; mais il laissait vingt enfants et dix neveux et nièces, toute une tribu à laquelle les Jésuites déclarèrent une guerre sans trêve ni merci. Ç’a été, comme on l’a souvent répété, le péché originel de Port-Royal. De là sont issues toutes les persécutions contre la Mère Angélique et contre le monastère dont elle était l’abbesse, contre le docteur Arnauld, contre Arnauld d’Andilly, contre toute la famille Arnauld et contre ses amis, contre l’abbé de Saint-Cyran et contre Jansénius.

Mais ce n’étaient pas seulement les corps constitués comme le Clergé et l’Université qui témoignaient leur antipathie pour les Jésuites ; beaucoup de particuliers éprouvaient le même sentiment, et il est aisé d’en citer quelques exemples, même parmi des hommes illustres, même parmi des saints.

Parmi les catholiques fervents qui n’aimaient pas les Jésuites, il faut mettre en belle place l’illustre cardinal de Bérulle, si célèbre par l’étendue de ses lumières, par sa merveilleuse intelligence des affaires, et par son amour immense de l’Église, comme disait Bossuet. Très bien disposé pour les Jésuites, dont il avait été quelque temps l’élève, il fut d’abord leur ami, leur protecteur lors de ce qu’ils appelaient « l’accident de Jean Châtel », et leur bienfaiteur enfin ; mais il se vit payer d’ingratitude parce qu’il commit, en 1611, le crime irrémissible d’instituer l’Oratoire et de faire ainsi aux Jésuites une concurrence redoutable. Pour organiser l’Oratoire, Bérulle semble avoir pris le contre-pied des idées et des sentiments de saint Ignace. Écoutons plutôt Bossuet : « Son amour immense pour l’Église lui inspira le dessein de former une compagnie à laquelle il n’a point voulu donner d’autre esprit que l’esprit même de l’Église, ni d’autres règles que ses canons, ni d’autres supérieurs que ses évêques, ni d’autres biens que sa charité, ni d’autres vœux solennels que ceux du baptême et du sacerdoce. Là une sainte liberté fait un saint engagement ; on obéit sans dépendre ; on gouverne sans commander ; toute l’autorité est dans la douceur, et le respect s’entretient sans le secours de la crainte…. Là, pour former de vrais prêtres, on les mène à la source de la vérité ; ils ont toujours en main les saints livres pour en chercher sans relâche la lettre par l’étude, l’esprit par l’oraison, la profondeur par la retraite, l’efficace par la pratique, la fin par la charité[3]…. »

À peine institué, l’Oratoire fut en butte à la haine furieuse des Jésuites, et il n’en pouvait pas être autrement, puisque cette « sainte congrégation », comme dit encore Bossuet, était accueillie en France avec enthousiasme, puisqu’elle ouvrait des collèges, des séminaires, que ses prédicateurs brillaient dans les chaires, et qu’elle dirigeait une infinité de religieuses et notamment les filles de Sainte-Thérèse. Bérulle fut donc insulté, honni, calomnié de la manière la plus odieuse. Finalement il fut dénoncé à Richelieu, qui l’invita à se justifier. C’est alors que Bérulle, excédé, écrivit au ministre, le 23 décembre 1623, une longue lettre qui est un terrible réquisitoire contre les Jésuites, et qui ne permettra jamais aux Oratoriens d’obtenir ce qu’ils souhaitent avec ardeur depuis bientôt trois siècles, la canonisation de ce grand saint qu’a été le cardinal de Bérulle[4].

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si le général de l’Oratoire s’est rapproché de ceux qui n’aimaient pas les Jésuites. Il ne figure pas dans les nécrologes de Port-Royal, parce qu’il est mort prématurément en 1629, et qu’il ne paraît pas avoir connu la Mère Angélique ; mais il est question de lui dans les deux pamphlets du jésuite Pinthereau, publiés en 1654-1655 et intitulés : La naissance … et le progrès du jansénisme. Bérulle a été le grand ami de l’abbé de Saint-Cyran, dont il disait dans une lettre publiée par Pinthereau : « J’honore bien fort et sa vertu et sa doctrine, que je reconnais très grande et très profonde, et sa sincérité parfaite en l’amitié. » Quand il est mort, il a été pleuré en ces termes par Jansénius dans une lettre adressée par ce docteur au même Saint-Cyran et publiée, en 1655, par Pinthereau : « La mort de Mgr le cardinal de Bérulle m’a fort attristé pour des raisons tant publiques que particulières. Car je sais combien il est difficile, en un siècle entier, de trouver une telle vertu conjointe avec telle autorité pour faire le bien[5]. » Bérulle voulait faire de Saint-Cyran un évêque, et le docte abbé fut évêque vingt-quatre heures parce qu’il avait enfin cédé aux objurgations de son ami, qu’il considérait, dit Hermant, « comme un oracle du Saint-Esprit[6] ». C’est par lui que furent envoyés en Flandre un certain nombre d’oratoriens qui s’abouchèrent, grâce à l’entremise de Saint-Cyran, avec l’archevêque de Malines, Jacques Boonen, avec l’Université de Louvain, et avec Jansénius, que le P. Bourgoing appelait alors « son intime ami[7] ». Ils furent très bien accueillis, et l’Oratoire ouvrit dans ces régions, une douzaine de maisons qui eurent avec les Jésuites de longs démêlés. Si donc Bérulle n’était pas mort en 1629, à l’âge de cinquante-quatre ans, il aurait été englobé avec ses amis Saint-Cyran et Jansénius dans les affaires du jansénisme, et les Carmélites, ces femmelettes, mulierculas, qu’on l’accusait de pervertir et de conduire aux abîmes, auraient connu, tout comme les religieuses de Port-Royal, les effets de leur animosité. On verra, dans la suite de ces études, qu’elles les ont connus au XVIIIe siècle parce qu’elles avaient conservé l’esprit de leur saint directeur.

Le P. de Condren, successeur immédiat de Bérulle, était dans les mêmes sentiments que son prédécesseur ; il disait comme lui que les Jésuites finiraient par occasionner un schisme dans l’Église, et, comme lui, il fut grand ami de Saint-Cyran et de Jansénius. Mais en 1638, quand il vit l’un des siens, le P. Séguenot, poursuivi avec acharnement par Richelieu, il prit peur, et il eut la faiblesse de dénoncer Saint-Cyran comme étant, ce qui était faux, l’inspirateur probable du P. Séguenot. Les conséquences de cette délation furent désastreuses, car Séguenot fut incarcéré à la Bastille et Duvergier de Hauranne à Vincennes. Le célèbre abbé avait sur le cœur le procédé du P. de Condren, qui eut du moins la délicatesse de ne pas vouloir témoigner contre lui, et qui mourut en 1641, avant Richelieu.

L’un des plus grands admirateurs de Bérulle fut saint François de Sales, un janséniste avant la lettre, que nous allons retrouver ainsi que sainte Chantal en parlant de Port-Royal et de la Mère Angélique. Lui non plus n’aimait pas les Jésuites, et il n’était pas aimé d’eux. Ils brûlèrent publiquement sa Vie dévote, ouvrage « d’une conduite trop relâchée[8] », que leur Père Le Moine a refait, en 1661, d’une manière beaucoup plus austère, si l’on en croit l’auteur des Provinciales. Bérulle aurait voulu donner au coadjuteur de Genève la supériorité générale de l’Oratoire, dont ce prélat lui avait suggéré l’idée, et François de Sales aurait voulu, si la chose n’avait pas été absolument impossible, se faire oratorien sous la conduite du Père de Bérulle. Tous deux étaient également vénérés comme des saints par le prisonnier de Vincennes. Il sera encore question de saint François de Sales dans la suite, et aussi de plusieurs personnages qui ont été quelque temps les amis de Saint-Cyran, tels sont l’illustre Monsieur Vincent et Sébastien Zamet, évêque de Langres. Et d’autres encore, notamment Claude Bernard, le pauvre prêtre, et Hubert Charpentier, le supérieur du Mont-Valérien[9].

Au milieu des agitations qui commençaient à troubler l’Église, la grâce efficace par elle-même opérait de véritables miracles dans une vieille abbaye cistercienne des environs de Paris, et elle se préparait ainsi des légions de défenseurs. Port-Royal avait pour abbesse titulaire, en 1602, une petite fille qui n’avait pas encore fait sa première communion. Son père, le célèbre avocat Antoine Arnauld, l’avait mise en religion malgré ses cris, contre toutes les règles de la discipline ecclésiastique et même de la morale chrétienne. Mais six ans plus tard, en 1608, Angélique Arnauld entendit, par hasard, un bon sermon fait par un capucin débauché qui apostasia quelques jours après ; elle prit soudainement, à l’âge de dix-sept ans, la résolution de réformer son abbaye, et l’on sait qu’elle y réussit parfaitement malgré la résistance des siens. Après la fameuse journée du guichet, dont Sainte-Beuve a fait un récit dramatique justement admiré, elle convertit si bien sa famille que cinq de ses sœurs et six de ses nièces, et enfin sa propre mère, devenue libre en 1619 par la très sainte mort d’un mari dont elle avait eu vingt enfants, se firent successivement religieuses à Port-Royal. Plusieurs de ses frères et de ses neveux furent dans la suite entraînés de même, et Port-Royal ne tarda pas à devenir aussi célèbre que les Carmélites et que la Visitation. On n’y dogmatisait pas, on n’y cherchait querelle à personne, on tâchait simplement d’y opérer son salut comme le voulait saint Paul.

C’est alors que saint François de Sales entra en relations avec la Mère Angélique et, par elle, avec tous les Arnauld. Il conçut pour Angélique, en 1618, une de ces affections célestes dont les profanes ne comprennent pas la nature, et que Racine a parfaitement caractérisées en quelques mots. L’évêque de Genève vint plusieurs fois à Maubuisson, que réformait alors la Mère Angélique, envoyée là par ses supérieurs ; il vint à Port-Royal ; il vit et revit Angélique ; il lui écrivit des lettres enflammées qui font aujourd’hui le désespoir des pieux éditeurs de sa correspondance ; enfin il exigea que Mme de Chantal et la Visitation fussent étroitement unies à la Mère Angélique et au Port vraiment royal. Il mourut dans ces sentiments, en 1622, et la Mère de Chantal fut la meilleure amie de la Mère Angélique durant les vingt années qui suivirent[10]. La dernière lettre qu’elle écrivit, en 1641, avant d’aller mourir à Moulins, était pour recommander à nouveau l’union intime de Port-Royal et de la Visitation, et l’on sait que, vingt-trois ans plus tard, des Visitandines fanatisées par les Jésuites, acceptèrent de se faire les geôlières impitoyables des religieuses de Port-Royal.

On a publié la correspondance des deux Mères, et bien qu’il y soit question de l’abbé de Saint-Cyran prisonnier, que Jeanne de Chantal vénérait comme un saint, il ne s’y trouve pas un mot qui rappelle de près ou de loin les querelles sur la grâce ; le nom de saint Augustin n’y est pas prononcé une seule fois, pas même dans la grande lettre de Saint-Cyran à Mme de Chantal.

En 1625, la Mère Angélique, qui fut mal inspirée ce jour-là, comme elle-même l’a reconnu depuis, abandonna sa maison des champs, qu’elle jugeait trop malsaine, et elle transféra Port-Royal à Paris, à l’extrémité du faubourg Saint-Jacques, près du Val-de-Grâce et des Carmélites. Grâce aux libéralités de Mme de Pontcarré et ensuite de plusieurs autres bienfaitrices, elle fit élever de 1628 à 1655 de vastes bâtiments qui sont aujourd’hui une des curiosités de notre vieux Paris. En 1633, à la prière de la première duchesse de Longueville, et pour honorer tout particulièrement le Saint Sacrement de l’autel, elle établit rue Coquillière, en plein quartier des Halles, une sorte de succursale dont l’existence fut éphémère (1633, 1636, 1638). C’est à l’occasion de cette affaire, engagée dès 1626, et à laquelle prit part saint Vincent de Paul lui même[11], que la Mère Angélique fit la connaissance de l’évêque de Langres, Sébastien Zamet, dont l’intervention dans les affaires de Port-Royal, a fait tout à la fois le bonheur et le malheur de ce monastère. « C’était, dit Racine, un homme plein de bonnes intentions et fort zélé, mais d’un esprit fort variable et fort borné. » Son zèle et sa piété charmèrent tout d’abord la Mère Angélique, et elle se mit sous sa direction avec une docilité d’enfant. C’est par lui qu’elle connut l’abbé de Saint-Cyran, pour lequel Zamet éprouva tout d’abord des sentiments d’estime, d’admiration, de vénération profondes. C’est l’affaire du Chapelet secret du Saint-Sacrement, dont ils prenaient tous deux la défense, qui les rapprocha l’un de l’autre en 1633. Zamet fut alors, dit Racine, « épris de sa rare piété et de ses grandes lumières, et comme il n’avait rien plus à cœur que de porter les filles du Saint-Sacrement à la plus haute perfection, il jugea que personne au monde ne pouvait mieux l’aider dans ce dessein que ce grand serviteur de Dieu. Il le conjura donc de venir faire des exhortations à ces filles, et même de les vouloir confesser. L’abbé lui résista assez longtemps… Enfin, néanmoins, les instances réitérées de l’évêque lui paraissant comme un ordre de Dieu de servir ces filles, il s’y résolut. » C’est donc Zamet qui a donné Saint-Cyran à Port-Royal, et l’histoire doit lui en tenir compte. Les exhortations du nouveau prédicateur produisirent l’effet qu’en attendait l’évêque de Langres ; il ne cessait d’en remercier Dieu, dit encore Racine, il était dans le ravissement. La Mère Angélique aussi était dans le ravissement, et elle jugeait qu’elle avait enfin trouvé ce qu’elle cherchait depuis 1622, un nouveau François de Sales ; elle et ses sœurs témoignèrent donc à Saint-Cyran une confiance dont l’évêque de Langres fut enchanté, car il était toujours sous le charme. Mais peu à peu, sous l’influence d’une bigote qui résistait à la grâce et qui n’aimait pas le nouveau venu, Zamet se refroidit, il fut piqué au vif en voyant qu’on lui préférait manifestement le simple prêtre qu’il avait introduit et dont il semblait être le chapelain. « Comme il avait l’esprit fort faible, dit encore Racine, il entra dans une furieuse jalousie ; il se dégoûta de son institut ; il rompit avec les religieuses ; il se ligua avec les ennemis de l’abbé de Saint-Cyran, et, ce qu’on aura peine à comprendre, il donna même au cardinal de Richelieu des mémoires contre lui[12]. »

Ces ennemis de Saint-Cyran, avec lesquels se liguait le vindicatif évêque de Langres, c’étaient les Jésuites, qui le haïssaient mortellement depuis les affaires de Bauny, de Garasse et des Jésuites d’Angleterre, et c’est la première fois qu’on les voit apparaître dans l’histoire de Port-Royal. Jusqu’en 1635, époque du revirement de Zamet, ils semblaient ignorer absolument l’existence de ce monastère ; ils ne s’étaient pas aperçus que son abbesse était la fille du célèbre avocat qui jadis les avait si fort malmenés. Le jour où Zamet fit alliance avec eux pour accabler Saint-Cyran, leurs yeux s’ouvrirent à la lumière et ils déclarèrent à Port-Royal tout entier une guerre à mort. Eux aussi dénoncèrent Du Vergier de Hauranne à Richelieu, et ce dernier, qui lui en voulait en raison de sa fière indépendance, de son opposition à la théorie de l’attrition qui sauve les plus grands pécheurs sans qu’ils aient besoin d’aimer Dieu, enfin et surtout parce qu’il ne voulait pas faire annuler le mariage de Gaston d’Orléans, le fit incarcérer à Vincennes, où il fut traité d’abord avec une extrême rigueur. On persécuta en même temps tous ceux qui recevaient ses inspirations ; on dispersa les solitaires de Port-Royal, dont les Jésuites et les Capucins se raillaient agréablement en les appelant des sabotiers et des faiseurs de souliers ; on chassa des petites écoles les enfants que Saint-Cyran formait à la piété ; il fut en un mot la cause première de tous les maux qui fondirent sur Port-Royal.

Mais Saint-Cyran, trahi par le plus enthousiaste de ses admirateurs, ne fut pas abandonné par ses amis. L’aîné des Arnauld, le célèbre Robert d’Andilly, fit preuve d’un dévouement admirable et singulièrement ingénieux ; grâce à lui une captivité d’abord très dure ne tarda pas à s’adoucir. On rendit à l’abbé quelques-uns de ses livres, il put continuer à écrire contre les protestants, il put surtout donner un aliment à son ardent désir de travailler au salut des âmes. Comme le dit encore Racine, qu’on ne se lasserait pas de citer, « ce fut dans cette prison que l’abbé de Saint-Cyran écrivit ces belles Lettres chrétiennes et spirituelles dont il s’est fait tant d’éditions avec l’approbation d’un fort grand nombre de cardinaux, d’archevêques et d’évêques, qui les ont considérées comme l’ouvrage de nos jours qui donne la plus haute et la plus parfaite idée de la vie chrétienne ». Sainte Chantal fit preuve d’héroïsme en le proclamant dès lors un saint. Saint Vincent de Paul, qui l’estimait beaucoup et qui lui avait, de même que le Père de Bérulle, de très grandes obligations, n’osa pas le défendre parce qu’il tremblait pour les institutions charitables auxquelles il avait voué sa vie entière, mais du moins il refusa de se joindre à ses persécuteurs. Dans un interrogatoire dont on a vainement contesté l’authenticité[13], il reconnut son orthodoxie et sa parfaite innocence. Richelieu mort, le supérieur de la Mission reprit courage ; il fut l’un des premiers à venir embrasser Saint-Cyran à Vincennes et à le féliciter de sa prochaine délivrance. Quelques mois plus tard, il jeta de l’eau bénite sur son cercueil et, malgré l’opposition des Jésuites, il s’entremit généreusement pour faire donner à Martin de Barcos l’abbaye que laissait vacante la mort de son oncle. Plus tard, il est vrai, ce même saint Vincent de Paul a écrit contre Saint-Cyran, et il a invoqué un témoignage qui a trompé quelques lecteurs, celui d’une supérieure de la Visitation que l’on a crue être sainte Chantal. Il n’en est rien, il s’agit de la sœur L’Huillier, supérieure du couvent de la rue Saint-Antoine. Cette accusation se trouve dans une lettre écrite par saint Vincent de Paul, en 1648, à l’un de ses prêtres, nommé d’Horgny, qui se trouvait alors à Rome, et cette lettre fait peine à lire. Le lazariste d’Horgny, partisan des doctrines augustiniennes, invitait son supérieur à se ranger du côté de Port-Royal contre les Jésuites, et le saint lui répondit par une déclaration qui revient à ceci : Comment voulez-vous que je sois avec vos amis ? Ils ont contre eux la reine régente, le premier ministre et le chancelier[14] ? Cette lettre fâcheuse, dont il ne faudrait pas abuser, prouve simplement que l’admirable instituteur des Filles de la Charité n’était ni un saint Athanase ni un saint Ambroise. Il fut toute sa vie « un peu timide et trop humble avec les puissants, un peu sujet à la crainte d’offenser les personnes de condition », comme dit Sainte-Beuve à la fin de son premier volume[15] dans une des plus belles pages qui soient sorties de sa plume.

Soutenu par le zèle de ses amis, Saint-Cyran supporta sa captivité, cinq années durant, avec une sérénité parfaite. Il écrivit une infinité de lettres « dans le beau château où le roi l’avait fait mettre[16] », il dirigea du haut de son donjon, une foule de personnes, parmi lesquelles on remarque Le Pelletier des Touches, la princesse de Guéméné et Mme de Chantal il composa enfin ses Considérations sur les fêtes où éclate son immense amour pour la Vierge Marie, saint Bernard seul pouvant lui être comparé sous ce rapport. Dans ces différents ouvrages et dans ses lettres, il n’est jamais question des disputes sur la grâce, et on le voit recommander la communion fréquente et même quotidienne. Il continuait à diriger les religieuses de Port-Royal, et, quand il sortit de Vincennes, sa première visite fut pour elles. Puis il mourut, peut-être dans cette belle maison de style Louis XIII, que l’on peut voir encore dans le jardin du Luxembourg, et il fut enterré à Saint-Jacques du Haut-Pas, sa paroisse. Les Jésuites le calomnièrent une fois encore de la manière la plus odieuse, ce qui n’empêcha pas le clergé de lui faire des funérailles splendides, présidées par l’archevêque de Bordeaux. Sa fin prématurée fut un bonheur pour lui, car il ne vit point les luttes acharnées qui furent engagées au lendemain de sa mort à propos de l’Augustinus de son meilleur ami et de la Fréquente Communion de son plus cher disciple. C’est maintenant de ces deux ouvrages qu’il faut parler.



  1. Tous ces détails, et beaucoup de ceux qui suivront, sont empruntés à l’énorme compilation de l’abbé Gazaignes, dit Philibert, qui a pour titre Annales de la Société des soi-disant Jésuites, 1764, cinq gros volumes in-4o. C’est Choiseul disgracié qui a fait les frais de cette publication splendidement illustrée. Sainte-Beuve ne paraît pas l’avoir connue. On y trouve une grande quantité de textes précieux, commentés, cela va sans dire, avec beaucoup de passion ; c’est un trésor d’information.
  2. Propos tenu par Péréfixe à Ph. de Champaigne en 1664 (Racine. — Divers actes… des religieuses de Port-Royal. 1725. p. 74).
  3. Oraison funèbre du Père Bourgoing, 1er point.
  4. Voir dans les Annales des soi-disant Jésuites, tome II, p. 727, le texte de cette lettre, que Richelieu voulait voir imprimée, et dont l’autographe était en 1764 dans les archives de l’Oratoire.
  5. Pinthereau, p. 66, lett. 83.
  6. I, 66.
  7. Lettre du 17 mars 1628 (Pinthereau, p. 139).
  8. Hermant, I, 117.
  9. Hermant, I, 60.
  10. V. A. Gazier, Jeanne de Chantal et Angélique Arnauld, d’après leur correspondance. — Paris, Champion 1915.
  11. D’après une lettre autographe et inédite de la Mère Angélique (25 mars 1627) M. Vincent avait « beaucoup d’affection pour l’affaire du Saint Sacrement ; il dit que déjà il jouit des fruits qu’elle apportera ».
  12. Lorsque l’innocence de Saint-Cyran fut reconnue, Zamet comprit qu’il s’était déshonoré, et il alla se cacher dans son diocèse, observant ainsi malgré lui la résidence dont Saint-Cyran lui avait fait un devoir. Il y mourut en 1655.
  13. Il a bien fallu reconnaître depuis cette authenticité, car c’est le seul document qui fasse connaître exactement l’âge de saint Vincent de Paul.
  14. Voici les propres termes de cette lettre du 25 juin 1648 : « Quant au second point [de votre lettre] qui concerne la faute que nous avons faite de nous déclarer contre les opinions du temps, voici les raisons qui m’y ont porté. La première est celle de mon emploi au Conseil des choses ecclésiastiques, dans lequel chacun s’est déclaré contre, la reine, M. le cardinal, M. le chancelier et M. le pénitencier. Jugez de là si j’ai pu demeurer neutre. Le succès a fait voir qu’il était expédient d’en user de la sorte. »
  15. Port-Royal, I, 508.
  16. Lettres à sa nièce.