Histoire moderne, le XIVe siècle

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HISTOIRE MODERNE

LE xive SIÈCLE[1].

Messieurs,

C’est une chose grave de parler d’histoire dans un lieu si profondément historique. Ces murs qui me rappellent tant de souvenirs, cet auditoire réuni de toutes les parties de la France, m’accablent et troublent ma parole ; en ce moment unique, en cet étroit espace, l’histoire m’apparaît immense et variée, dans toute la complexité des lieux et des temps. — Dès le xiiie siècle, dès le règne de saint Louis, le nom de Sorbonne rappelle la grande école de la France, disons mieux, celle du monde ; tout ce que le moyen-âge eut d’illustre a siégé sur ces bancs. La subtilité hibernoise de Duns Scott, l’ardeur africaine de Raymond Lulle, l’idéaliste poésie de Pétrarque, tout s’y rencontra. Ceux qui ne purent reposer nulle part, l’auteur de la Jérusalem, et celui de la divine comédie, l’Exilé de Florence, le contemplateur errant des trois mondes, ils s’arrêtèrent ici un instant. Au xviie siècle, cette enceinte renouvelée par Richelieu fut témoin des premiers essais du Platon chrétien, de Mallebranche, et des rudes combats d’Arnaud. À deux pas de cette maison, furent élevés Fénélon, Molière et Voltaire. À l’ombre des murs extérieurs de cette chapelle, écrivirent Pascal et Rousseau. Ici même, dans l’obscurité d’une petite rue voisine, un étudiant, un jeune homme de vingt-cinq ans, M. Turgot, posa dans une thèse les véritables bases de la philosophie de l’histoire. L’histoire, messieurs, celle de la philophie, de la littérature, des événemens politiques, avec quel éclat elle a été récemment professée dans cette chaire, la France ne l’oubliera jamais. Qui me rendra le jour où j’y vis remonter mon illustre maître et ami, ce jour où nous entendîmes pour la seconde fois cette parole simple et forte, limpide et féconde, qui dégageant la science de toute passion éphémère, de toute partialité, de tout mensonge de fait ou de style, élevait l’histoire à la dignité de la loi ?

Telle a été, messieurs, des temps les plus anciens jusqu’au nôtre, la noble perpétuité des traditions qui s’attachent au lieu où nous sommes. Cette maison est vieille ; elle en sait long, quelque blanche et rajeunie qu’elle soit ; bien des siècles y ont vécu ; tous y ont laissé quelque chose. Que vous la distinguiez ou non, la trace reste, n’en doutez pas. C’est comme dans un cœur d’homme ! Hommes et maisons, nous sommes tous empreints des âges passés. Nous avons en nous, jeunes hommes, je ne sais combien d’idées, de sentimens, antiques, dont nous ne nous rendons pas compte. Ces traces des vieux temps, elles sont en notre ame confuses, indistinctes, souvent importunes. Nous nous trouvons savoir ce que nous n’avons pas appris ; nous avons mémoire de ce que nous n’avons pas vu ; nous ressentons le sourd prolongement des émotions de ceux que nous ne connûmes pas. On s’étonne du sérieux de ces jeunes visages. Nos pères nous demandent pourquoi, dans cet âge de force, nous marchons pensifs et courbés. C’est que l’histoire est en nous, les siècles pèsent, nous portons le monde.

Je voudrais, messieurs, analyser avec vous ces élémens complexes qui nous gênent d’autant plus que nous les démêlons à peine, saisir tout ce qu’il y a d’antique dans celui qui est né d’hier ; m’expliquer à moi, homme moderne, ma propre naissance, me raconter mes longues épreuves pendant les cinq derniers siècles, reconnaître ce pénible et ténébreux passage par où, après tant de fatigues, je suis parvenu au jour de la civilisation, de la liberté.

Grave, solennel, laborieux sujet ! Il s’agit de dire comment l’homme perdu dans l’obscure impersonnalité du moyen-âge s’est révélé à soi-même, comment l’individu a commencé de compter pour quelque chose et d’exister en son propre nom. Plus d’esclave, plus de serf ! L’esclave, c’est désormais la matière, domptée, asservie par l’industrie humaine. L’antiquité rabaissa l’homme au rang de chose ; l’âge moderne élève la nature, elle l’ennoblit par l’art, elle l’humanise. Une société plus juste s’appuie sur la base de l’égalité. L’ordre civil est fondé, la liberté conquise… et qu’on vienne nous l’arracher !…

Ce qu’il en a coûté à nos pères, pour nous amener là, l’histoire aura beau faire, nous ne le saurons jamais. Tant d’efforts, de sang, de ruines !… On a bien tenu compte des momens dramatiques, des combats, des révolutions ; mais les longs siècles de souffrance, les misères extrêmes du peuple, ses jeûnes sans fin, ses effroyables douleurs pendant les guerres des Anglais, pendant les guerres de religion, dans la guerre de trente ans, dans celles de Louis xiv, ce qu’on en a dit est bien peu de chose. Nous jouissons de tout, nous les derniers venus. Tous les siècles ont travaillé pour nous. Le xive, le xve nous ont assuré une patrie ; ils ont sué la sueur et le sang ; ils ont chassé l’Anglais ; ils nous ont fait la France. Le xvie, pour nous donner la liberté religieuse, a subi cinquante ans d’horribles petites guerres, d’escarmouches, d’embûches, d’assassinats, la guerre à coups de poignard, à coups de pistolet. Le xviiie la fit à coups de foudre, et cependant il créait la société où nous vivons encore ; création soudaine ; le père n’y plaignit rien ; où quelque chose manquait, il s’ouvrait la veine, et donnait à flots de son sang… Ainsi chaque âge contribua ; tous souffrirent, combattirent, sans s’inquiéter si cela leur profiterait à eux-mêmes ; ils moururent sans prévoir… Nous qui savons, messieurs, nous qui cueillons les fruits de leur labeur, bénissons-les, et travaillons de telle sorte que nous soyons bénis à notre tour « de ceux qui appelleront ce temps le temps antique. »

Ce fut une solennelle époque dans l’histoire que l’an 1300, ce moment où Boniface viii proclama son jubilé, comme pour signaler par cette pompeuse solennité la fin de la domination pontificale sur l’Europe. Il y eut grande foule à Rome ; on compta les pélerins par cent mille, et bientôt il n’y eut plus moyen de compter ; ni les maisons, ni les églises ne suffirent à les recevoir, ils campèrent par les rues et les places sous des abris construits à la hâte, sous des toiles, sous des tentes, et sous la voûte du ciel. On eût dit que, les temps étant accomplis, le genre humain venait par-devant son juge dans la vallée de Josaphat. Le grand poète du moyen âge, Dante, était alors à Rome ; ce spectacle ne fut pas perdu pour lui. Le pape avait appelé à Rome tous les vivans ; le poète convoqua dans son poème tous les morts ; il fit la revue du monde fini, le classa, le jugea. Le moyen-âge, comme l’antiquité, comparut devant lui. Rien ne lui fut caché. Le mot du sanctuaire fut dit et profané. Le sceau fut enlevé, brisé ; on ne l’a pas retrouvé depuis. Le moyen-âge avait vécu ; la vie est un mystère, qui périt lorsqu’il achève de se révéler. La révélation, ce fut la Divina Commedia, la cathédrale de Cologne, les peintures de Campo Santo de Pise. L’art vient ainsi terminer, fermer une civilisation, la couronner, la mettre glorieusement au tombeau.

Ce vieux monde, qui s’éteignait alors, avait vécu sur deux idées d’ordre, le saint pontificat romain, le saint empire romain, deux hiérarchies universelles, deux ordres, deux absolus, deux infinis. Deux infinis ensemble, c’est chose absurde. Un ordre double, c’est désordre. Combien en fait les deux hiérarchies étaient-elles troublées, c’est ce que personne n’ignore ; mais enfin cette fiction légale avait mis quelque simplicité dans la vie. Le baron relevait sans difficulté du comte, le comte du roi ; le roi lui-même ne méconnaissait pas dans l’empereur la tête du monde féodal. Chacun savait sa place, la route était prévue, tracée d’avance, On naissait, on mourait dans un ordre prescrit. Si la vie était triste et dure, il y avait du moins pour la mort un bon oreiller.

Aussi lorsque tout cela s’ébranla, lorsque l’édifice où l’on s’était établi pour l’éternité se mit à chanceler, l’humanité n’eut garde de se réjouir. Elle ne vit pas en cela, comme nous pourrions croire, un affranchissement. Ce fut une immense tristesse. Chacun joignit les mains, et dit : Que deviendrons-nous ?

Ce fut, messieurs, comme si une planète hostile s’approchant de la nôtre, en suspendant les lois, en troublant l’harmonie, vous voyiez cette maison trembler, le sol remuer, les montagnes s’émouvoir, le Mont-Blanc descendre et se mettre en marche au-devant des Pyrénées.

D’abord les deux figures colossales, le pape et l’empereur, se heurtèrent front contre front ; le monde fit cercle autour. Il y eut là des choses étranges. Ces deux représentans de l’Europe chrétienne mirent bas toute religion, et renièrent. Le chef du saint empire appela les Sarrasins contre les chrétiens, les établit en Italie, en face de Rome ; il alla donner la main au soudan ; il écrivit, telle est du moins la tradition, le livre des Trois imposteurs, Moïse, Mahomet et Jésus-Christ. De l’autre côté, le pape, le prêtre, le pacifique, prit le glaive, jeta l’étole, et fit de sa crosse une massue ; il vendit les clés et la mître, il se vendit lui-même à la France, pour tuer l’empereur. Il le tua, mais il en mourut, laissant dans la plaie son aiguillon et sa vie.

Un signe grave de mort, c’est le soin dont les deux adversaires se travaillent à cette époque pour constater qu’ils sont en vie. Jamais ils n’ont crié plus haut, jamais ils n’ont élevé de plus superbes prétentions ; ils s’agitent, déclament et gesticulent en furieux du fond de leurs sépulcres. Leurs partisans répètent fièrement des paroles de démence, dont on frémit alors ; bravades de la mort, insolence du néant. D’un côté, Barthole proclame que toute ame est soumise à l’empereur, que le monde spirituel est à lui, comme le temporel, qu’il est la loi vivante. « Non, réplique le défenseur du pape, le frère Augustinus Triumphus, l’autorité infinie, immense, c’est celle du pape ; immense, je veux dire, sans nombre, poids, ni mesure. Le pape, c’est plus qu’un homme, plus qu’un ange, puisqu’il représente Dieu. » Et si Barthole insiste, les moines, poussés à bout, lui diront « qu’entre le soleil de la papauté et la lune de l’empire, il y a cette différence, que la terre étant sept fois plus grande que la lune, le soleil huit fois plus grand que la terre ; le pape est tout juste quarante-sept fois plus grand que l’empereur. »

Quoi qu’on pense de cette étrange arithmétique, quelle que soit entre les concurrens la grandeur relative, tous deux sont alors bien petits. C’est le moment où le premier résigne dans sa Bulle d’or les principaux droits de l’empire ; dans cette dernière comédie, les électeurs le débarrassent respectueusement de son pouvoir ; ils lui dressent une table haute de six pieds, ils le servent à table ; mais sur cette table ils lui font signer son abaissement et leur grandeur. Le temps n’est pas loin où ce maître du monde engagera ses chevaux aux marchands qui ne voudront plus lui faire crédit, et s’enfuira de peur d’être retenu par les bouchers de Worms. Pauvre dignité impériale, elle va traîner son orgueilleuse misère, fugitive avec Charles iv, captive avec Maximilien ; celui-ci servira le roi d’Angleterre à cent écus par jour, jusqu’à ce qu’il rétablisse ses affaires par un mariage, et que sa femme le nourrisse.

Le pape d’autre part n’est ni moins fier, ni moins humilié. Souffleté en Boniface viii par son bon ami le roi de France, il est venu se mettre à sa discrétion. Le Gascon Bertrand de Gott, pour devenir Clément v, pactise secrètement dans cette sombre forêt de Saint-Jean d’Angely ; il y baise, les uns disent, la griffe du diable ; les autres la main de Philippe-le-Bel. Tel est le marché satanique : les templiers périront, et avec eux la mémoire des croisades ; Boniface viii sera flétri ; le pape déclarera que le pape peut faillir ; autrement dit, la papauté se tuera elle-même ; le juge se condamnera ; l’immuable aura reculé.

Ce qu’il y a encore de dur dans la pénitence du pape, c’est qu’il est forcé par le roi de France de continuer à maudire l’empereur qu’il ne hait plus. « Hélas ! disait Benoît xii aux impériaux qui demandaient l’absolution, le roi de France ne le voudra pas. Il m’a déjà menacé de me traiter plus mal que Boniface viii. » Philippe de Valois tenait en effet le pape et la papauté ; il avait contre elle son Université, sa Sorbonne. Il fit un instant craindre à Jean xxii de le faire brûler comme hérétique. « Pour les choses de la foi, lui écrivait-il, nous avons ici des gens qui savent tout cela mieux que vous autres légistes d’Avignon. »

Voilà, messieurs, dans quelles misères tombèrent les deux grandes puissances qui au moyen-âge avaient représenté le droit : le saint empire et le saint pontificat. L’idée du droit, placée naguère dans les deux représentans des pouvoirs temporel et spirituel, où va-t-elle se transporter ? L’homme est lâché hors de la route antique ; le sentier tracé disparaît à ses yeux, il se trouve obligé de se guider et de voir pour soi. La pensée soutenue jusque-là, jusqu’alors persuadée qu’elle ne pouvait aller d’elle-même, la voilà laissée comme orpheline ; il lui faut, seulette et timide, cheminer par sa propre voie dans ce vaste désert du monde.

Elle chemine ; à côté d’elle, marchent les nouveaux guides qui veulent la conduire ; ceux-ci Franciscains, Dominicains, parlent encore au nom de l’Église. Ce sont des moines, mais des moines voyageurs, mendians. Ils n’ont rien de la sombre austérité du moyen-âge ; l’humanité n’a rien à craindre ; ils lui font un petit chemin de fleurs ; s’il y a un mauvais pas, ils jettent sous ses pieds leur manteau. Lestes et facétieux prédicateurs, ils charment l’ennui du voyage spirituel. Ils savent de belles histoires, ils les content, les chantent, les jouent, les mettent en action. Ils en ont pour tout rang, pour tout âge. La foi, élastique en leurs mains, s’allonge, s’accourcit à plaisir. Tout est devenu facile. Après la loi juive, la loi chrétienne ; après le Christ, saint François. Saint François et la Vierge remplacent tout doucement Jésus-Christ. Les plus hardis de l’ordre annoncent que le Fils a fait son temps. C’est maintenant le tour du Saint-Esprit. Ainsi, le christianisme sert de forme et de véhicule à une philosophie anti-chrétienne. L’autorité est ruinée par ceux qu’elle avait institués ses défenseurs.

Tandis que ces moines entraînent le peuple dans leur mysticisme vagabond, les juristes, immobiles sur leurs sièges, ne poussent pas moins au mouvement. Ceux-ci, ames damnées des rois, fondateurs du despotisme monarchique, ne semblent pas d’abord pouvoir être comptés parmi les libérateurs de la pensée. Enfoncés dans leur hermine, ils ne parlent qu’au nom de l’autorité, ils ressuscitent les procédures de l’Empire, la torture, le secret des jugemens. Ils somment l’esprit humain de marcher droit par l’itinéraire du droit romain. Ils lui montrent dans les Pandectes la route nécessaire. Rien de plus, rien de moins. C’est la raison écrite. Si l’humanité se hasarde de demander autre chose, ils n’entendent pas, ils ne comprennent pas, ils secouent la tête. Nihil hoc ad edictum prœtoris. Ces gens-là ont traversé le moyen-âge sans en tenir compte. Depuis Tribonien, ils ne datent plus. Ce sont les sept dormans qui se sont couchés sous Justinien, et se réveillent au xie siècle. Quand le monde pontifical et féodal invoque le temps comme autorité, les jurisconsultes sourient, ils lui demandent son âge ; cette jeune antiquité de quelques siècles leur fait pitié. Leur religion, c’est Rome aussi, mais la Rome du droit ; celle-ci les rend hardis contre l’autre ; un des leurs s’en va froidement appréhender au corps le successeur des apôtres. Cette lutte, commencée par un soufflet, ils la continuent poliment pendant cinq cents ans au nom des libertés de l’Église gallicane. Ils mettent tout doucement la féodalité en pièces avec leur succession romaine, qui morcèle les fiefs. Ils relèvent la monarchie de Justinien. Ils prouvent doctement aux rois que tout droit est aux rois ; ils nivèlent tout sous un maître.

Dans leur démolition du monde pontifical et féodal les légistes procèdent avec méthode. D’abord ils défendent l’empereur contre le pape, puis ils poussent le roi de France contre le pape et l’empereur. Il ne tient pas à eux qu’en celui-ci ne soit coupée la tête du monde féodal. Ce monde s’en va en morceaux. Quand la France s’élève par la ruine de l’Empire qui s’était dit son suzerain, quand le roi de France, transfiguré de Dieu au diable, de saint Louis à Philippe-le-Bel, commence, sous la direction des juristes, à réclamer la suzeraineté universelle, son vassal d’Angleterre répond pour tous ; il réplique brutalement : Non. Que dis-je ? Il a l’insolence de jeter par terre son seigneur : C’est moi, dit-il, qui suis roi de France.

Alors commence une furieuse guerre. Elle commence entre deux rois, elle continue entre deux peuples. C’est la forte et petite Angleterre qui vient secouer rudement la France endormie. Le sommeil est profond après ce long enchantement du moyen âge. Pour arriver jusqu’au peuple, il faut que l’Anglais passe à travers la noblesse. Celle-ci, battue à Crécy, prise et rançonnée à Poitiers, s’enferme dans ses châteaux ; l’Anglais ne peut l’en tirer, les plus outrageuses provocations suffisent à peine. Cinq ou six fois elle refuse la bataille avec des armées doubles et triples. Alors l’Anglais s’en prend à l’homme du peuple, au paysan ; il lui coupe arbres, vignes, l’affame, le bat, lui brûle sa maison, lui tue son porc, lui prend sa femme, donne aux chevaux la moisson en herbe… Il en fait tant que le bonhomme Jacques se réveille, ouvre les yeux, se tâte, et remue les bras. Furieux de misère et n’ayant rien à perdre, il se rue contre son seigneur, qui l’a si mal défendu, il lui casse ses sabots sur la tête ; cela s’appelle la Jacquerie. Jacques a senti sa force. Les étrangers revenant, il sent de plus son droit, il s’avise que le bon Dieu est du parti français. Alors les femmes même s’en mêlent, elles jettent leur quenouille, et mènent les hommes à l’ennemi. Cette fois Jacques s’appelle Jeanne ; c’est Jeanne la Pucelle.

La France a aux Anglais une grande obligation. C’est l’Angleterre qui lui apprend à se connaître elle-même. Elle est son guide impitoyable dans cette douloureuse initiation. C’est le démon qui la tente et l’éprouve, qui la pousse l’aiguillon dans les reins par les cercles de cet enfer de Dante qu’on appelle l’histoire du xive siècle. Il y eut là, messieurs, un temps bien dur. D’abord une guerre atroce entre les peuples, et, en même temps, une autre guerre, celle de la fiscalité entre le gouvernement et le peuple ; l’administration naissante vivant au jour le jour de confiscations, de fausse monnaie, de banqueroute ; le fisc arrachant au peuple affamé de quoi payer les soldats qui le pillent. L’or, redevenu le dieu du monde, comme au temps de Carthage, et l’exécrable impiété des mercenaires antiques renouvelée dans les condottieri de toutes nations.

De temps à autre, quelques mots jetés par les historiens nous font entrevoir tout un monde de douleur. « À cette époque, dit l’un d’eux, il ne restait pas hors des lieux fortifiés une maison debout, de Laon jusqu’en Allemagne. » « En l’année 1348, dit négligemment Froissard, il y eut une maladie, nommée épidémie, dont bien la tierce partie du monde mourut. »

Et tout en effet semblait se mourir. À la sérieuse inspiration des grands poèmes chevaleresques succédait la dérision obscène des fabliaux. Le monde n’avait plus de goût qu’aux licencieux écrits de Boccace. La poésie semblait laisser la place au conte, à l’histoire, l’idéal à la réalité. Entre Joinville et Froissard apparaît le froid et judicieux Villani.

Ce triomphe universel de la prose sur la poésie, qui, après tout, n’annonçait qu’un progrès vers la maturité, vers l’âge viril du genre humain, on crut y voir un signe de mort. Tous s’imaginèrent, comme avant l’an 1000, que le monde allait finir. Plusieurs se hasardèrent à prédire l’époque précise. D’abord ce devait être l’an 1260 ; puis l’on obtint un sursis jusqu’en 1303, jusqu’en 1335 ; mais, en 1360, le monde était sûr de sa fin ; il n’y avait plus de rémission.

Rien ne finissait pourtant ; tout continuait, mais tout semblait s’obscurcir et s’enfoncer dans les ténèbres ; le monde s’effrayait, il ne savait pas que par la nuit il allait au jour. De là ces vagues tristesses qui n’ont jamais su se comprendre elles-mêmes. De là les molles douleurs de Pétrarque, et ces larmes intarissables qu’il regarde puérilement tomber une à une dans la source de Vaucluse. Mais c’est à l’auteur de la Divine Comédie qu’il est donné de réunir tout ce qu’il y a alors en l’homme de trouble et d’orage. Délaissé par le vieux monde, et ne voyant pas l’autre encore, descendu au fond de l’enfer, et distinguant à peine les douteuses lueurs du purgatoire, suspendu entre Virgile qui pâlit et Béatrix qui ne vient pas, tout ce qu’il laisse derrière, lui paraît renversé, à contresens. La pyramide infernale lui semble porter sur la pointe. Cependant, par cette pointe, les deux mondes se touchent, celui des ténèbres et celui du jour. Encore un effort, la lumière va reparaître ; et le poète, ayant franchi ce pénible passage, pourra s’écrier : « La douce teinte du saphir oriental qui flotte dans la sérénité d’un air pur a réjoui le regard consolé ; j’en suis sorti de cette morte vapeur qui contristait mon cœur et mes yeux. »


Messieurs, ne désespérez jamais. De nos jours, comme au temps de Dante, vous entendrez souvent des paroles de tristesse et de découragement. On vous dira que le monde est vieux, qu’il pâlit chaque jour, que l’idée divine s’éclipse ici-bas. N’en croyez rien ; pour moi, si je pensais qu’il en fût ainsi, jamais je n’aurais entrepris de vous raconter cette triste histoire, jamais je ne serais monté dans cette chaire. Non, messieurs, au milieu des variations de la forme, quelque chose d’immuable subsiste. Ce monde où nous vivons est toujours la cité de Dieu. L’ordre civil, si chèrement acheté par nous, est divin de justice et de moralité. La puissance du sacrifice n’est pas éteinte. Ce siècle n’est pas plus qu’un autre déshérité de dévouement. Le droit éternel a ses fidèles qui le suivent jusqu’à la mort. De nos jours nous en avons connu qui couronnèrent une vie pure d’une fin héroïque. Nous n’avons pas connu ceux qui, aux siècles antiques, donnèrent leur vie pour leur foi. Mais pourtant, nous aussi, nous avons vu, touché des martyrs. Leurs reliques ne sont ni à Rome, ni à Jérusalem ; elles sont au milieu de nous, dans nos rues, sur nos places ; chaque jour nous nous découvrons devant leurs tombeaux.

Quels que soient nos doutes, nos incertitudes, dans ces âges de transition, croyons fermement au progrès, à la science, à la liberté. Marchons hardiment sur cette terre, elle ne nous manquera pas ; la main de Dieu ne lui manque pas à elle-même. Nous sommes toujours, croyez-le bien, environnés de la Providence. Elle a mis en ce monde, comme on l’a remarqué pour le système solaire, une force curative et réparatrice qui supplée les irrégularités apparentes. Ce que nous prenons souvent pour une défaillance est un passage nécessaire, une crise périodique qui a ses exemples et qui revient à son temps.

C’est à l’histoire qu’il faut se prendre, c’est le fait que nous devons interroger, quand l’idée vacille et fuit à nos yeux. Adressons-nous aux siècles antérieurs ; épelons, interprétons ces prophéties du passé ; peut-être y distinguerons-nous un rayon matinal de l’avenir. Hérodote nous conte que je ne sais quel peuple d’Asie, ayant promis la couronne à celui qui le premier verrait poindre le jour, tous regardaient vers le levant ; un seul, plus avisé, se tourna du côté opposé ; et en effet, pendant que l’orient était encore enseveli dans l’ombre, il aperçut vers le couchant les lueurs de l’aurore qui blanchissait déjà le sommet d’une tour !


Michelet.
  1. M. Michelet, qui remplace M. Guizot dans sa chaire d’histoire moderne, a prononcé ce discours jeudi 9 janvier, pour l’ouverture de son cours. Ces belles pages, où le professeur retrace avec tant de force et d’élan l’ébranlement politique du xive siècle, ont produit une grande sensation sur le nombreux auditoire de M. Michelet.