Histoire musicale - Rubini

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Histoire musicale - Rubini
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 381-390).
HISTOIRE MUSICALE





RUBINI





L’un des chanteurs italiens les plus populaires et les plus admirés de l’Europe, Rubini, est mort à Romano, village près de Bergame, le 2 mars 1854. Retiré du théâtre depuis l’année 1845, il se reposait de ses longues fatigues dans une villa somptueuse qu’il avait édifiée aux sons de sa lyre, comme le fils de Jupiter, Amphion, avait construit jadis la ville de Thèbes, lorsque la mort est venue le surprendre âgé à peine de soixante et un ans. Comme tous les grands artistes qui ont vivement excité l’enthousiasme du public, Rubini a été le sujet d’un grand nombre d’historiettes et d’anecdotes apocryphes, d’où il est fort difficile d’extraire cette vérité aimable qui seule est digne d’intéresser les esprits cultivés. Nous essaierons cependant de choisir quelques faits précis de la vie de ce virtuose célèbre, qui laissera une trace ineffaçable dans l’histoire de l’art de chanter au XIXe siècle.

Giam-Battista Rubini était né au mois de mai 1793, dans le village de Romano, près de Bergame. Fils d’un pauvre messager chargé de famille, Rubini fut d’abord destiné à être un humble tailleur. Placé en apprentissage dans un atelier de Bergame, il était un jour accroupi sur un établi et chantait comme un bienheureux, lorsque passa dans la rue un dilettante qui écouta d’une oreille surprise cette voix d’adolescent déjà timbrée et pleine de charme. Le dilettante s’approche du jeune ouvrier, le questionne sur sa famille, va trouver son père et le décide à mettre son fils dans une maîtrise où il est resté jusqu’à l’âge de dix-huit ans.

Nous passons sur une foule d’épisodes plus ou moins vraisemblables et piquans, qui paraissent avoir exercé la fantaisie des biographes, pour dire tout simplement que l’admirable artiste qui a étonné l’Europe a commencé sa carrière dramatique en chantant dans les chœurs. Sur une vieille affiche du théâtre de la Scala, à Milan, de l’année 1812, que Rubini avait conservée et fait encadrer précieusement, on voit son nom figurer parmi les seconds ténors du chœur. Ses appointemens étaient alors de quarante sous par soirée. Pouvait-il prévoir qu’il laisserait un jour une fortune de plus de trois millions ? Deux ans après cette obscure apparition au théâtre de la Scala, Rubini s’engagea dans une troupe de chanteurs ambulans, comme il y en a tant en Italie, et fit ses premiers débuts dans le rôle d’Argirio de Tancredi, de Rossini, qui venait d’être représenté à Venise avec un immense succès. Rubini avait alors vingt et un ans, et la cantatrice qui jouait Aménaïde, fille du roi de Syracuse Argire, en avait au moins cinquante. La fortune n’ayant pas répondu aux efforts de l’imprésario, celui-ci eut l’étrange idée de transformer sa troupe de chanteurs en une compagnie de danseurs. Il leur fit étudier tant bien que mal un ballet alors fort en vogue, I Molinari (les meuniers), dont les répétitions eurent lieu dans un pré, sur la lisière d’un bois. A la représentation, qui se fit dans une bourgade dont l’histoire n’a pas conservé le nom, le public se souleva en masse contre ces pauvres ballerini improvisés, qui durent passer la nuit enfermés dans le théâtre pour échapper au danger d’être lapidés. Rubini se plaisait à raconter cet épisode burlesque de sa brillante carrière.

Après d’autres tentatives plus ou moins heureuses, Rubini fut engagé à Brescia pour le carnaval de l’année 1815. Le succès qu’il obtint dans cette ville déjà importante lui valut d’être appelé à Venise au théâtre San-Mosè, et puis enfin à Naples, où il débuta au théâtre de’ Fiorentini. C’est dans cette grande ville que Rubini, sous la direction de son compatriote Nozzari, qui lui donna de si bons conseils, fixa l’attention de l’Italie et vit commencer sa grande renommée. Engagé par Barbaja pour un grand nombre d’années, il dut rester longtemps sous la tutèle de ce trafiquant, qui ne le cédait qu’à beaux deniers comptans aux villes qui désiraient sa possession. C’est ainsi qu’après avoir été successivement à Palerme, à Rome, où il excita l’enthousiasme dans la Gazza ladra, Rubini se rendit à Vienne en 1824. Beethoven, qui l’entendit alors, fit mettre pour lui des paroles italiennes à son admirable élégie d’Adélaïde, que Rubini a popularisée en Europe.

Ce fut en 1825 que ce grand chanteur vint à Paris pour la première fois. Il débuta au Théâtre-Italien, le 6 octobre, par le rôle de Ramiro de la Cenerentola, avec un immense succès. De retour en Italie, où Barbaja le rappelait, il dut y rester jusqu’en 1831, où il recouvra entièrement son indépendance. Il revint alors à Paris, qu’il n’a plus quitté qu’en 1842, alternant avec Londres, où il chantait pendant la saison d’été. En 1842, Rubini, au comble de la gloire, quitta Paris et Londres, et, comme nous dirions aujourd’hui, le monde occidental, pour aller à Saint-Pétersbourg, où il est resté jusqu’en 1843. Agé alors de cinquante-sept ans, chargé d’honneurs et de richesses, il se retira dans la villa magnifique qu’il avait édifiée au lieu même de sa naissance, et c’est là qu’il est mort, laissant une fortune de plus de trois millions.

Rubini était un homme simple, doux et bon, dont l’instruction modeste ne s’élevait guère au-dessus des premiers élémens; son éducation musicale n’était pas plus avancée, car il lui fallait le secours d’un accompagnateur pour déchiffrer la moindre canzonetta. Doué d’une vive sensibilité, d’une grande mémoire et de cet instinct merveilleux qui supplée à la connaissance, mais que la connaissance ne peut jamais remplacer, Rubini a été l’un des plus admirables chanteurs de notre temps, un mélange d’improvisateur et d’imitateur patient dont il importe de bien saisir la physionomie.

Les ténors qui ont acquis assez de célébrité pour laisser un nom dans l’histoire ne sont pas très nombreux. Avant la naissance du drame lyrique et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ce sont les sopranistes et les prime donne qui régnaient presque sans partage dans l’opéra italien, dans la chapelle des princes et des communautés religieuses. On n’a commencé à écrire pour la voix de ténor qu’assez tard, et le premier qui se soit signalé comme ténoriste de mérite est un nommé Buzzolini, qui était chanteur de la chambre du duc de Mantoue vers la un du XVIIe siècle. Dans le siècle suivant, les ténors commencent à figurer avec avantage à côté des sopranistes les plus prestigieux, et les compositeurs leur consacrent des rôles assez importans, particulièrement dans les opéras bouffes. Parmi les ténoristes célèbres du XVIIIe siècle, on peut signaler Ettori, qui fut longtemps au service du prince palatin, et qui chantait à Padoue en 1770 avec un très grand succès; Balino, qui fut élève de Pistocchi, et qui est mort à Lisbonne en 1760 ; Rauzzini, qui fut à la fois un chanteur célèbre et un compositeur distingué, et qui est mort à Bath, en Angleterre, en 1810; Raff, né à Gelsdorf, dans le duché de Juliers, élève de Pistocchi, et le plus grand chanteur qu’ait produit l’Allemagne au XVIIIe siècle; Davide père, une des voix les plus étonnantes qui aient existé, chanteur admirable et puissant qui partagea, avec son contemporain Ansani, l’admi- ration de l’Italie; Mandini, chanteur exquis qui faisait partie de la troupe italienne qui vint à Paris au théâtre de Monsieur en 1789; Viganoni, qui a créé le rôle de Paolino dans le Mariage secret de Cimarosa; Crivelli, qui chanta longtemps à l’Opéra-Italien de Paris, et qui produisit dans le Pirro et la Nina de Paisiello un effet dont les vieux amateurs se souviennent encore; Babbini enfin, l’un des plus délicieux ténors de l’ancienne école italienne, qui a eu l’honneur de donner quelques conseils à Rossini sur l’art de chanter. L’avènement de ce maître illustre produisit dans l’économie de la musique dramatique une grande révolution dont le principal caractère fut que les voix naturelles de soprano, mezzo-soprano, contralto, ténor et basse prirent dans l’harmonie la place qu’elles occupent dans l’échelle sonore. Grâce à cette heureuse réforme, qui fut encore plus le résultat de la nécessité que de l’initiative du maître, et qui d’ailleurs avait été essayée avant Rossini, d’abord par Mozart, ensuite par Cimarosa et Paisiello, les ténors remplacèrent les castrats dans la préoccupation du compositeur, qui leur assigna dans presque tous ses ouvrages le rôle prépondérant.

Parmi les ténors remarquables que le génie de Rossini a suscités, et qui font partie de l’escorte de virtuoses qui ont interprété son œuvre et qui l’accompagneront dans l’histoire, il faut citer d’abord Garcia, qui a créé le rôle d’Almaviva dans il Barbiere di Siviglia, artiste consommé dont la voix puissante et souple ne redoutait aucune difficulté. Davide, fils naturel du grand ténor de la fin du XVIIIe siècle que nous avons cité plus haut, fut un chanteur de génie pour qui Rossini composa un grand nombre d’ouvrages. Il figura successivement dans il Tiirco in Italia, Otello, Ricciardo e Zoraïde, la Donna del Lago, la Zelmira, etc. Lorsque Davide fils’vint à Paris en 1829, sa voix, fatiguée par toute sorte d’excès, ne possédait plus qu’une sonorité inégale et capricieuse. Au milieu d’une foule de traits d’assez mauvais goût, de manières et de vezzi ridicules, le grand artiste se révélait encore cependant et transportait le public d’admiration comme dans le duo du second acte de la Gazza ladra, qu’il chantait avec Mme Malibran. Nozzari, chanteur savant et d’un goût parfait, a été dans les principaux opéras de Rossini l’inséparable compagnon de Davide, auquel il a donné de très bons conseils. N’oublions pas Mombelli, père de la prima donna que nous avons entendue à Paris en 1823, où elle nous a révélé surtout le premier finale de la Cenerentola. Rossini avait rencontré Mombelli au début de sa carrière à Rome en 1812, où il écrivit pour lui un rôle dans son premier opéra, Demetrîo e Polibio. Il faut nommer encore Blanchi, Bonoldi, Serafino, pour qui a été composée la partie de ténor dans l’Italiana in Algieri; Donzelli, voix puissante, sonore, mais lourde; enfin Rubini, pour qui Rossini n’a écrit qu’une seule cantate, la Riconoscenza, sorte de pastorale à quatre voix qui fut exécutée à Naples au théâtre Saint-Charles, le 27 décembre 1821, dans une soirée au bénéfice de l’immortel maestro. Bien que par la souplesse, par l’éclat et la bravoure de son talent, Rubini appartienne évidemment à l’école de chanteurs qu’a formés l’auteur d’il Barbiere, d’Otello et de Semiramide, il est certain cependant que le musicien qui a su le mieux utiliser et faire ressortir les qualités intimes de ce grand artiste, c’est Bellini.

Nous l’avons dit bien souvent, il existe entre le compositeur dramatique et les interprètes connus de sa pensée une influence secrète et réciproque, dont le critique doit tenir compte. Pour un ou deux musiciens sublimes qui, comme Mozart, comme Rossini dans les meilleurs de ses opéras, savent créer des chefs-d’œuvre sans excéder les limites des voix ordinaires, il y a un grand nombre de compositeurs qui s’empressent de saisir la moindre curiosité de la nature, et mettent leur plume au service d’un virtuose exceptionnel. Nulle part ce fâcheux système n’a été plus souvent pratiqué qu’en Italie, et nous avons aussi, en France, la moitié du répertoire de l’Opéra-Comique qui n’a dû une partie de son succès qu’à la voix extraordinaire de Martin. Entre le génie touchant et mélancolique de Bellini, la voix et la sensibilité pénétrantes de Rubini, les rapports d’analogie étaient si nombreux et si naturels qu’ils ont dû se sentir attirés l’un vers l’autre comme les deux moitiés d’un seul et même être qui se retrouvent et se confondent dans une conception de l’art. C’est à Milan, en 1827, qu’eut lieu cette heureuse rencontre du compositeur et du virtuose, et l’opéra d’Il Pirata, représenté au théâtre de la Scala, fut la première bataille qu’ils gagnèrent ensemble. Cet opéra, qui commença la fortune du jeune maestro de Catane, accrut aussi la réputation de son admirable interprète. La Sonnambula fut le second ouvrage que Bellini composa pour son chanteur favori. Cet opéra fut également représenté à Milan, au théâtre de la Canobiana, en 1831. Puis vinrent les Puritains, donnés au Théâtre-Italien de Paris en 1834, où Bellini mourut six mois après son chef-d’œuvre, comme Hérold après son Pré aux Clercs. Donizetti a écrit aussi pour Rubini le rôle de Percy dans son opéra d’Anna Bolena, représenté à Milan en 1831, quelque temps après la Sonnambula, et par les mêmes virtuoses.

La voix de Rubini était celle d’un ténor élevé ayant une étendue de plus de deux octaves depuis le mi en bas jusqu’au fa aigu, qu’il atteignait, dans certains passages, par un sbalzo héroïque qui excitait toujours l’admiration de l’auditoire. Cette voix, d’une flexibilité prodigieuse, n’était pas d’une sonorité homogène. Ce n’est même que dans la partie supérieure de son échelle, à partir du mi, entre la quatrième et la cinquième ligne de la portée, que la voix de Rubini s’échauffait, vibrait, et lançait des étincelles mélodiques qui éblouissaient l’oreille. Il pouvait aller jusqu’au si aigu en imprimant à chaque son cette vibration puissante et mâle qu’on désigne dans les écoles sous le nom de notes de poitrine, parce que ces notes semblent, en effet, sortir du foyer même de la vie. Arrivé à cette limite extrême, le virtuose disparaissait dans un falsetto lumineux qui formait avec les cordes précédentes un contraste magique. Cette brusque opposition d’ombre et de lumière, où la clarté opaque et douce des notes de tête faisait ressortir la sonorité vigoureuse des cordes naturelles, était l’un des effets les plus fréquemment employés par Rubini. L’oreille étonnée suivait le chanteur dans son ascension triomphale jusqu’aux derniers confins de la voix de ténor, sans apercevoir aucune solution de continuité dans cette longue spirale de notes diversement éclairées, et qui jaillissaient sur un tissu mélodique toujours persistant.

À cette faculté, presque naturelle chez lui, de passer sans cahot du registre de la voix de poitrine à celui de la voix de tête, Rubini en joignait une autre non moins importante : c’était une longue respiration dont il avait appris à économiser la force. Doué d’une large poitrine, où ses poumons pouvaient se dilater à l’aise, il prenait un son élevé, le remplissait successivement de lumière et de chaleur, et, lorsqu’il était complètement épanoui, il le lançait dans la salle, où il éclatait comme une flamme de Bengale aux mille couleurs. Cet artifice d’un effet irrésistible, Rubini l’avait emprunté à la vieille école italienne, où il était employé fréquemment, surtout par les sopranistes qui étaient particulièrement doués d’une longue haleine.

La voix de Rubini, d’un timbre délicieux et pénétrant qu’il suffisait d’entendre pour en être charmé, était, nous l’avons déjà dit, d’une flexibilité prodigieuse. Les gammes simples et doubles, les arpèges, les trilles frappés sur les cordes les plus élevées, les gruppetti, les appoggiature, les plus riches et les plus ingénieuses combinaisons de la vocalisation étaient accomplies par le virtuose avec une bravoure et une rapidité qui laissaient à peine le temps à l’oreille éblouie d’en apprécier la difficulté. La contexture de ces gorgheggi merveilleux, ou, comme on dit encore dans les écoles, la pâte ou tessatura de cette vocalisation étincelante, n’était pas toujours d’une qualité irréprochable et manquait souvent de consistance. Les notes s’enfuyaient trop rapides et trop serrées les unes contre les autres, et le chanteur n’était pas toujours le maître de modérer son élan et de s’arrêter dans la carrière, comme un cavalier intrépide qui refrène son coursier d’une main souveraine. D’ailleurs un mouvement vicieux des lèvres, dont Rubini n’a jamais pu se corriger, laissait apercevoir un certain effort et indiquait suffisamment que l’éducation vocale du virtuose avait été faite un peu à l’aventure. Ce défaut, très commun de nos jours, et que M. Mario s’est empressé d’exagérer, comme un écolier qui n’imite d’abord que les imperfections de son modèle, était très-sévèrement défendu dans l’ancienne école italienne. On ne voulait pas alors que le visage du chanteur exprimât autre chose que le sentiment dont il était pénétré, et l’on exigeait que les mystères de la vocalisation et du mécanisme restassent toujours cachés aux yeux du public : grande règle pour tous les arts, et qu’on a trop oubliée de notre temps.

Aux qualités physiques qu’on peut considérer comme les instrumens de l’intelligence et de l’âme d’un chanteur, Rubini joignait une sensibilité profonde et une grande aptitude à s’assimiler le style des différens maîtres. Il chantait aussi bien l’Adélaïde de Beethoven, d’un accent si éminemment lyrique, que le Don Juan de Mozart et Il matrimonio segreto de Cimarosa. Aucun virtuose moderne n’a imprimé à l’air d’il mio tesoro, du chef-d’œuvre de Mozart, un cachet plus indélébile d’élégance et de noble indignation, et l’on se rappelle avec quelle hardiesse Rubini, au lieu d’exécuter le trait un peu vieilli qui se trouve à la vingt-sixième mesure de l’andante, s’emparait de la partie du premier violon, et frappait sur le la aigu un trille vigoureux qui précipitait la cadence et soulevait des acclamations de la salle. Depuis Viganoni, qui a créé le rôle de Paolino du Mariage secret, aucun ténor n’a chanté aussi bien que Rubini l’air à jamais inimitable de pria che spunti. Quelle suavité et quelle morbidesse d’accens ! Comme le virtuose avait bien compris cet hymne de la jeunesse et d’un chaste amour qu’on exhale sans efforts, ainsi qu’un parfum de l’âme, et qui peint le bonheur au sein de la famille et de la paix domestique ! Qu’est donc devenu ce style di mezzo carattere si pur et si difficile, qui est à la musique et à l’art de chanter ce qu’était à la statuaire et à la poésie antiques cette émotion sereine et contenue qui en formait le principal caractère ? Voulez-vous saisir cette nuance délicate et suprême qui sépare le style pur et tempéré des Mozart et des Cimarosa de la musique moderne ? Lisez une églogue de Virgile ou bien une idylle d’André Chénier, et comparez-les à une pièce de poésie de M. Victor Hugo par exemple : vous comprendrez à l’instant ce qui distingue le beau du pittoresque, c’est-à-dire Raphaël de Rubens.

Bien que Rubini chantât aussi avec une grande distinction les opéras de Rossini, dont il possédait un peu le brio et la fougue passionnée, et qu’il fût admirable dans certaines parties du rôle d’Almaviva du Barbier de Séville, dans celui d’Otello, bien qu’il exécutât d’une manière prodigieuse le fameux duo de Mosè : parlar, spiegar, où il luttait de bravoure et de prestidigitation vocale avec Tamburini, ce n’est vraiment que dans les ouvrages de Bellini qu’il était tout à fait inimitable. Il faut lui avoir entendu chanter le premier air du Pirata, nel furor delle tempeste, et surtout le second motif, come un’ angelo celeste, où l’on trouve déjà le germe de cette mélopée courte et touchante qui forme le trait saillant du génie de Bellini, pour avoir une idée de la puissance d’émotion que possédait cet incomparable virtuose. Il n’était pas moins remarquable dans le duo du second acte du même opéra, et je sens encore retentir au fond de mon cœur cette phrase : Vieni, cerchiam pe’ mari! qui n’était surpassée que par celle qui vient après et qui en est le complément :

Per noi tranquille un porto
L’immenso mar avrà……


Il y avait dans la voix de Rubini, quand il chantait cette cantilène adorable, une sorte de mélancolie qui s’évaporait dans un horizon magique, et qui vous communiquait le sentiment de l’immensité. Dans le rôle d’Elvino de la Sonnambula, le talent de Rubini s’était élevé avec le génie de son compositeur préféré. Tout le monde se rappelle à Paris comment il disait la phrase : Prendi, l’anel ti dono, dans le duo du premier acte, et avec quel mélange de grâce et d’émotion naïve il chantait le joli madrigal qui forme le sujet du second duo : Son geloso. Dans le quintetto du finale du premier acte, Rubini était d’un pathétique sublime en chantant la phrase si connue et si touchante :

Ah! tel mostri s’ io t’ amai
Questo pianto del mio cor!


Et qui donc ne donnerait dix opéras en cinq actes, comme ceux qu’on représente chaque jour, pour entendre chanter à Rubini, une seule fois par semaine, ce cri de l’amour désespéré, dans le duo du second acte de la Sonnambula :

Pasci il guardo, e appaga l’alma
Dell’ eccesso de’ miei mali;
Il più tristo de’ mortali
Sono, cruda, e il son per te !


Dans le rôle d’Arturo des Puritains, qui a été sa dernière création, Rubini a laissé de tels souvenirs d’émotion et d’enchantement, qu’on ne peut que les rappeler à ceux qui l’ont entendu, sans prétendre à en transmettre l’idée aux générations qui n’ont pas eu ce bonheur. Citons d’abord la phrase du quatuor du premier acte :

A te, o cara, amor talora
Mi guidò furtivo e in pianto,


où le virtuose épanouissait sa voix comme une rose printanière aux rayons du jour; puis à cette phrase spianata et sereine, il opposait avec vigueur celle qui accompagne ces paroles : tra la gioja e l’esultar en poussant un magnifique la de poitrine qui retentissait jusque dans les nues, et se répercutait dans les profondeurs de l’harmonie. Dans le finale du premier acte, il lançait avec puissance le passage 7non parlar di lei ch’ adoro, où il faisait un point d’orgue des plus audacieux. Citons encore la romance du second acte, A una fonte offlitto e solo, que Rubini murmurait et laissait échapper de ses lèvres comme un soupir, et dans le duo qui suit cette romance la phrase pleine d’éclat nel mirarti un solo istante, puis enfin le duo entre Elvira et Arturo, où Rubini s’élevait à une grande énergie d’expression dans ce passage mémorable :

Non un sarai rapita,
Fin che ti stringerô.


Dans Anna Bolena et la Lucia de Donizetti, Rubini n’était pas moins admirable que dans les opéras de Bellini. Dans le premier de ces ouvrages, où il a créé le rôle de Percy, il chantait avec une émotion profonde l’air fameux de vivi tu, te ne scongiuro, où Donizetti a évidemment imité la tournure mélodique de son jeune rival. Quant à la scène de la malédiction qui forme le nœud dramatique du beau finale de la Lucia, aucun chanteur n’a pu reproduire le sanglot de fureur que Rubini lançait alors de sa bouche frémissante. Rubini n’était pas un comédien soigneux et vigilant comme l’ont été un grand nombre de chanteurs italiens, tels que Garcia, Lablache, Pellegrini, Mme Pasta, Malibran et Grisi. Il ne s’occupait guère que de la scène ou du morceau où il était placé sur le premier plan. Ce moment passé, il s’éclipsait volontiers et se retirait, comme Achille, dans sa tente, sans prendre grand souci du développement de la fable dramatique. Dans l’air, le duo ou le finale où il avait une partie active et prépondérante, Rubini se réveillait tout à coup et déployait toute l’énergie et le charme de son incomparable talent. Son geste court et sobre, sa pantomime expressive et pittoresque complétaient suffisamment le mouvement intérieur de son âme, et semblaient aider à l’épanouissement de ses poumons plutôt qu’ils n’étaient la manifestation plastique du personnage qu’il représentait. C’est dans le timbre et la sonorité de son organe, dans les prolations savantes et les accens de sa voix que se renfermait toute la puissance dramatique de Rubini. Lorsqu’il avait à chanter un air placide comme celui de pria che spunti du Mariage secret, ou bien une phrase palpitante d’émotion intime comme celle du quatuor des Puritains, il s’avançait sur les bords de la scène, se tenait immobile, et, la main naïvement posée sur son cœur, il exhalait i suoi dolci lamenti qui se communiquaient de proche en proche et répandaient dans la salle l’émotion et l’enchantement. C’est ainsi que procédait Babbini, qui était pourtant un comédien distingué, et nous avons vu Mme Pasta, dont personne n’a jamais contesté l’intelligence dramatique, se recueillir comme une chaste muse en chantant l’air di tanti palpiti de Tancrède, où Mme Malibran n’a pu l’égaler.

Ce n’est pas que dans les combinaisons vocales, dans le nombre d’accens, de couleurs, d’arabesques ou ricami mélodiques, Rubini fût d’une très grande fécondité d’imagination. Ses ornemens les plus usités étaient la double gamme ascendante et descendante, le trille vigoureusement frappé sur les cordes élevées du registre de poitrine, une certaine vibration pathétique qu’il imprimait à une même note qu’il faisait scintiller successivement, une émission large et puissante de la voix de poitrine, d’où il se lançait par un portamento héroïque dans les hautes régions de la voix de tête, et puis enfin, grand stratagème du clair-obscur, le passage brusque de la pleine voix au son smorzato le plus imperceptible, sorte de crépuscule où l’oreille avait souvent de la peine à s’orienter. Par ce procédé qu’il employait constamment et qu’il semble avoir emprunté à Davide fils, ainsi qu’un grand nombre d’inflexions et de gorgheggi hardiment conçus, Rubini prouvait bien qu’il était un chanteur moderne issu de la nouvelle école de musique dramatique, que Rossini a inaugurée dans l’histoire. S’il nous fallait caractériser en quelques mots les tendances de l’art moderne aussi bien en musique qu’en peinture et en littérature, nous dirions que le trait saillant qui distingue les productions de notre siècle, c’est le fracas des couleurs, l’entassement tumultueux des effets, les péripéties violentes, le brusque rapprochement des ombres et des lumières qui dispense de ce goût suprême qui sait préparer et amener l’émotion, comme un fruit savoureux se mûrit lentement sur la branche où Dieu l’a fait éclore. Dans la vie comme dans les œuvres de l’esprit, rien n’est plus rare de nos jours qu’un long horizon où la lumière dissémine ses teintes et conduit entement le regard vers un point désiré. Cette progression ascendante de sonorité qui s’accroît par le mouvement et qui éclate tout à coup comme une gerbe de lumière électrique, ce crescendo enfin dont Rossini a tant abusé, on le retrouve partout, dans les faits politiques, dans la vie morale tout autant que dans la fantaisie. Par ses qualités comme par ses défauts, Rubini appartenait à son temps et à l’école de musique qui en a exprimé les tendances.

On rapporte que la reine Marie-Antoinette demanda un jour à Sacchini si Garât, le fameux chanteur, était bon musicien. — Non, répondit l’illustre maestro, il n’est pas musicien, mais c’est la musique même. On aurait pu appliquer à Rubini cette heureuse saillie de l’auteur d’Œdipe à Colone. Son instinct était si parfait et si sûr, son oreille si prompte et si délicate à saisir au passage les nuances les plus fugitives, qu’il aurait fallu vivre dans sa plus grande intimité pour apercevoir ce que son éducation musicale laissait à désirer. Jamais devant le public et dans les morceaux d’ensemble les plus compliqués, tels que le sextuor de Don Juan, Rubini ne trahissait la moindre hésitation. Il était même d’une docilité d’enfant à suivre les mouvemens qu’on voulait lui indiquer, et il disait souvent à ses camarades et au chef d’orchestre qui semblaient le consulter sur la convenance et la propriété d’un rhythme : — Ne vous occupez pas de moi; allez, je vous suivrai. Cet exemple d’un virtuose admirable qui sait à peine déchiffrer quelques notes de musique, et qui devine par l’instinct les plus savantes combinaisons du génie, est un phénomène qui s’est produit souvent en Italie. Ansani, qui a été le maître de M. Lablache au conservatoire de Naples, ne savait littéralement pas une note de musique. Ses élèves étaient obligés de lui chanter et de lui apprendre par cœur le morceau sur lequel ils voulaient avoir ses conseils. Davide fils, Mme Pasta et beaucoup d’autres chanteurs célèbres étaient presque dans le même cas. Nous pourrions citer des exemples bien autrement remarquables de la puissance de l’intuition dans les arts du génie, comme les appelle Voltaire, et il nous serait facile de prouver que les plus grandes choses de ce monde sont le résultat d’un aperçu de l’instinct. Voilà pourquoi la poésie est l’essence de tout ce qui est beau et durable.

Homme de mœurs simples et réservées, Rubini aimait à vivre dans l’intérieur de sa famille. En 1819, il avait épousé à Milan une cantatrice française, Mlle Chomel, qui avait été élevée au conservatoire de Paris, où elle avait reçu des leçons de Garat. Cette union, qui paraît avoir été heureuse, avait tellement absorbé les affections de Rubini, que l’une de ses plus grandes craintes était d’éveiller la jalousie de sa femme. Lorsqu’après avoir chanté l’un de ses morceaux favoris qui excitait les transports du public, il rentrait dans les coulisses où chacun s’empressait de lui témoigner son admiration, il se sauvait bien vite dans sa loge pour éviter, disait-il en riant, une querelle de ménage. La mère la plus rigide n’aurait pas donné à son fils de meilleurs conseils que ceux que Rubini donnait aux jeunes ténors qui se destinaient au théâtre. C’est qu’en effet, pour bien chanter et pour chanter longtemps, il ne faut pas oublier le sens caché de ce vers de Juvénal parlant d’un chanteur grec, Thrysogonus, qui avait perdu la voix :

…… sunt quæ
Thrysogonum cantare vetent.

Rubini se ménageait beaucoup. Sobre et de goûts faciles, il évitait toute espèce d’excès. Les jours de représentation, il dînait à deux heures, puis se rendait au théâtre, se couchait dans sa loge et dormait jusqu’à six heures : un domestique venait alors réveiller; il s’habillait et paraissait devant le public frais et dispos; aussi a-t-il conservé le charme et la puissance de sa voix jusqu’à la mort. On assure que pendant les dix années qu’il a passées à Saint-Pétersbourg, Rubini, n’ayant plus aucun souci de l’avenir, s’est élevé à des effets inconnus de ses admirateurs de Paris, de Londres et de Milan. Rubini était d’une taille moyenne et assez vigoureusement constitué. Sur des épaules larges s’élevait une tête dont le caractère n’était pas précisément la distinction; mais son visage criblé de petite-vérole s’illuminait par la puissance du chant, et cet homme assez vulgaire se transfigurait tout à coup en un artiste sublime, dont les plus belles femmes de l’Europe auraient voulu posséder l’affection. Telle est la force merveilleuse de l’inspiration et du sentiment :

Du moment qu’on aime.
On devient si doux !

Rubini avait eu deux frères, dont l’un a parcouru obscurément la même carrière que lui et dont l’autre est resté un chanteur d’église. Comme il n’a pas laissé d’enfans, son immense fortune ira sans doute enrichir ses neveux.

Le pays où est né Rubini a produit successivement les plus célèbres ténors de l’Italie. C’est de cette province de l’ancienne république de Venise, où Bergame est située, que sont sortis Viganoni, Davide père et fils, Nozzari, Bianchi, Donzelli et Bordogni. Digne successeur de ces grands artistes, Rubini s’est élevé au premier rang des chanteurs dramatiques de notre temps. Doué d’une voix admirable et d’un instinct supérieur, il a deviné promptement les secrets de son art et a émerveillé l’Europe par l’éclat et la fluidité de sa vocalisation, par le charme, la soudaineté et la puissance de ses accens. Comprenant tous les styles et tous les maîtres, aussi familier avec la musique de Mozart et de Cimarosa qu’avec celle de Rossini et de Donizetti, il a eu le bonheur de rencontrer au début de sa carrière un jeune compositeur dont le génie mélodique était éminemment approprié à la nature de son talent et de sa sensibilité. L’auteur du Pirata et de la Sonnambula, qui était aussi Inexpérimenté dans l’art d’écrire que Rubini dans la lecture musicale, trouva dans son cœur des mélodies neuves et touchantes qui firent sa gloire et celle de son interprète.

Bellini et Rubini, noms doux et charmans à l’oreille, vous traverserez les âges unis d’un lien indissoluble, comme un double témoignage de la supériorité de la poésie et du sentiment sur les artifices du métier et de la volonté. Tous les deux ont été enfans de la grâce et de la nature : Bellini, écolier de génie, trouvait d’instinct des harmonies aussi fines et aussi pénétrantes que ses mélopées, et Rubini, chanteur inspiré, en interprétant la musique de son maître préféré, semblait exprimer les émotions naïves de son cœur.


P. SCUDO.