Histoire naturelle de l’Homme - Les Polynésiens et leurs migrations/01

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HISTOIRE NATURELLE


DE L’HOMME
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LES POLYNÉSIENS ET LEURS MIGRATIONS
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I.
caractères physiques et moraux des polynésiens.
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Je me suis efforcé déjà de montrer dans la Revue[1] comment l’application des lois physiologiques à l’anthropologie conduit invinciblement à reconnaître l’unité de l’espèce humaine, comment la géographie zoologique oblige non moins impérieusement à croire au cantonnement primitif de cette espèce. De ces deux faits fondamentaux, démontrés en dehors de toute idée préconçue, il résulte, avons-nous dit aussi, que l’homme, parti de son centre de création, situé très probablement dans les hautes régions de l’Asie, n’a occupé le reste du monde que peu à peu et de proche en proche, en d’autres termes que le peuplement du globe s’est fait par voie de migrations. La recherche de ces migrations, le relevé des traces qu’elles ont laissées, l’indication de leurs résultats, font partie de la tâche dévolue à l’anthropologiste, et on comprend sans peine tout ce qu’une telle étude doit présenter de difficultés et d’écueils. Les polygénistes n’ont pas manqué de s’emparer de ces difficultés trop réelles, de les exagérer encore et de les opposer, à titre d’objections, à la doctrine monogéniste. La plupart, prenant même le problème dans ce qu’il a de plus général, ont déclaré ces migrations impossibles. C’est surtout à propos de l’Amérique et de l’Océanie que ce mot a été prononcé, et cela par des hommes d’un incontestable savoir. Or plus ces autorités sont réelles, plus il est nécessaire de leur répondre et de réfuter par des faits ce qui n’est à mes yeux qu’une assertion sans fondement.

Je voudrais aujourd’hui montrer que cette prétendue impossibilité des migrations humaines n’existe pas, et pour prendre l’objection dans ce qu’elle a de plus plausible, pour attaquer le taureau par les cornes, je m’occuperai des Polynésiens. J’espère démontrer de la manière la plus irrécusable que les peuplades disséminées dans l’Océanie n’ont pas plus poussé sur les récifs de corail de la Mer du Sud que les Esquimaux de Ross n’étaient nés sur la glace[2]. Toutefois, avant d’aborder cette partie du problème, il est bon de préciser ce que sont les peuples et la race dont il s’agit, d’indiquer leurs principaux caractères physiques, intellectuels et moraux, sans entrer dans des détails trop connus. Dans cette étude même, nous trouverons des faits qui viendront à l’appui de la conclusion générale, et des motifs pour rattacher aux autres familles humaines cette race polynésienne, qui semble avoir cherché à s’isoler dans l’immensité des mers, comme pour poser aux savans le plus difficile des problèmes ethnologiques.



I. — caractères physiques.
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Les diverses populations de la Polynésie ont été tant de fois décrites et figurées que l’anthropologiste peut assez aisément se faire une idée très nette des caractères généraux qui les distinguent, des variétés qu’elles présentent, des exceptions que l’on rencontre ici comme dans toutes les races humaines. En outre la collection du Muséum renferme un nombre suffisant de têtes osseuses, de bustes moulés et peints sur nature, pour permettre de contrôler efficacement tout ce qui a été dit sur ce sujet. Or, en s’aidant de ces divers moyens d’étude, il me semble impossible de ne pas voir dans la race polynésienne une race mixte, c’est-à-dire une race qui ne se rattache directement à aucun des trois grands types de l’humanité, tout en empruntant à chacun d’eux quelques-uns de ses traits les plus caractéristiques. Parfois ces traits se fondent pour ainsi dire de manière à donner une sorte de moyenne intermédiaire entre les extrêmes ; mais très souvent aussi ces traits sont simplement juxtaposés de façon à indiquer nettement les élémens ethnologiques qui sont entrés, dans la composition de cette race. Comme il s’agit ici d’un fait capital, je voudrais en donner la preuve, autant qu’on peut le faire sans le secours des figures.

Dans une tête de Tahitien qui appartient au Muséum, et qui peut être considérée comme un beau type de la race, le crâne proprement dit est haut, médiocrement allongé d’arrière en avant ; la courbe qu’il décrit du front à l’occiput est d’abord régulière ; mais s’aplatit brusquement en arrière. Les bosses pariétales placées sur les côtés de la tête sont peu prononcées. Le front est assez fuyant, quoique l’os frontal soit bien développé. Les orbites sont médiocrement espacés, les pommettes légèrement saillantes, les os du nez relevés et d’un développement moyen. La mâchoire supérieure est légèrement projetée en avant, en d’autres termes elle est prognathe et présente quelque chose de massif ; la mâchoire inférieure se courbe en dessous et présente aussi un prognathisme peu marqué.

L’ensemble que je viens d’esquisser accuse la fusion des caractères qu’on rencontre chez le blanc, le jaune et le noir. Il résulte de là qu’ils s’effacent et s’adoucissent réciproquement. En revanche dans d’autres têtes osseuses on distingue des traits bien plus accentués. Dans l’une, appartenant à un indigène des îles Marquises, la forme générale du crâne tend à se rapprocher de ce qui existe chez l’Hindou : le front se relève, les os du nez saillent davantage, la mâchoire supérieure s’évide, l’inférieure ne se projette plus en avant, Ici les caractères du blanc prennent incontestablement le dessus. Dans d’autres têtes au contraire, venant soit de la même localité soit d’ailleurs, le crâne s’allonge et se rétrécit ; les crêtes osseuses deviennent plus saillantes ; le front est très fuyant, les arcades sourcilières très prononcées, les pommettes saillantes en avant ; les os du nez, petits et concaves, sont soudés comme chez les Hottentots ; la projection en avant des deux mâchoires et des dents est aussi marquée que chez le nègre le plus pur. Ici la prédominance du type nègre mélanaisien[3]devient incontestable.

Si des caractères ostéologiques on passe à ceux que fournit l’homme vivant, on trouve une concordance complète. Généralement la région crânienne est haute, un peu courte d’arrière en avant et aplatie en arrière ([4]. Le front, bien développé, mais d’ordinaire un peu bas, devient souvent très beau, et l’angle facial égale parfois celui de l’Européen. D’ordinaire le nez, quoique un peu trop court et épaté par suite de manœuvres exercées sur l’enfant[5], est souvent aussi droit et bien saillant ; dans certaines îles, il est presque toujours aquilin, caractère qui appartient essentiellement aux races blanches. Les yeux, un peu petits, sont presque toujours horizontaux, rarement obliques[6] ; la couleur en est presque toujours noire. Les pommettes sont saillantes, plutôt en avant, comme chez certaines populations blanches, que sur les côtés[7], La bouche est bien dessinée et l’expression en est agréable, quoique les lèvres soient un peu trop épaisses et présentent d’ordinaire cet empâtement particulier qui accuse le mélange de sang nègre ; mais parfois aussi elles sont fines et minces comme chez l’Européen. Souvent le menton se projette en avant d’une manière exagérée et devient alors étroit et pointu[8]. Le teint varie d’un jaune bistre très pâle rappelant celui de certains Européens du midi au brun foncé, et passe quelquefois à la teinte cuivrée. Enfin les cheveux noirs ou châtain foncé et châtain clair ont en général une tendance à se rouler en boucles[9].

En résumé, la race polynésienne présente un ensemble de caractères tenant à la fois du blanc, du jaune et du noir ; mais la part qui revient à ces élémens ethnologiques est très différente. L’élément jaune ne s’accuse guère que par la couleur ; il semble influer assez peu sur les traits. L’élément noir agit davantage sur les traits, sans doute aussi sur la forme du crâne ; quelquefois il ressort presque à l’état de pureté, comme dans le Néo-Zélandais dont Hamilton Smith a reproduit le portrait fait à Londres[10]. C’est encore à lui qu’il faut probablement attribuer la disposition à friser que présente la chevelure. Toutefois l’élément qui domine de beaucoup, au moins dans une partie de cette population, c’est l’élément blanc. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les atlas des voyageurs, en particulier ceux qui complètent les ouvrages de Dumont-d’Urville et de ses compagnons.

Ici, il est bon de prévenir une objection qu’on pourrait être tenté de faire à la manière dont j’envisage la race polynésienne et au rôle prédominant que j’attribue à l’élément blanc dans la formation de cette race. Lorsqu’on compare les dessins que je viens d’indiquer aux bustes que possède le Muséum, on est frappé d’une assez grande différence. Les figures gravées ont en général des traits bien plus fins ou plus nobles, plus rapprochés du beau type blanc que les bustes. On pourrait être tenté de croire que le peintre a aidé aux ressemblances et embelli la nature, que le mouleur était réduit à reproduire rigoureusement. On doit remarquer néanmoins que le premier a fait poser devant lui l’aristocratie du pays, laquelle n’a pas voulu se soumettre aux manœuvres du moulage, toujours assez pénibles et quelque peu effrayantes. Le mouleur n’a donc pu prendre ses modèles que dans la classe inférieure et vouée aux travaux les plus pénibles. Or, en Océanie comme en Europe, ce n’est pas là que le type s’ennoblit et s’épure le plus. En outre les causes d’inégalité d’une classe à l’autre sont peut-être plus prononcées dans la Polynésie que chez nous. Tous les voyageurs s’accordent à signaler la supériorité physique des chefs. Leur taille, disent-ils, est beaucoup plus haute, leurs proportions plus élégantes malgré une certaine tendance à l’embonpoint, leurs traits plus beaux. En général, le fait a été attribué seulement au genre de vie et à une plus grande abondance de nourriture ; mais il faut aussi, ce me semble, faire la part d’une autre cause bien digne de fixer l’attention de l’anthropologiste, quoiqu’on n’en ait, je crois, tenu jusqu’ici aucun compte.

Lorsque Wallis découvrit Otahiti, il y trouva, mais seulement parmi les chefs, des individus à cheveux roux et même blonds. Ce fait, qui paraît avoir été oublié, a la plus grande importance à mes yeux. Ces individus blonds rencontrés dans un des archipels les plus lointains de la Polynésie à l’époque des premières découvertes ne pouvaient provenir d’un croisement récent avec les Européens. Ils étaient bien de pur sang indigène. Or toutes les populations blondes appartiennent aux rameaux les plus caractérisés de la grande race blanche. La présence d’individus de cette sorte à Otahiti atteste que le sang blanc était arrivé jusque-là, et s’il ne se montrait avec un de ses caractères les plus tranchés que chez les chefs, c’est que ceux-ci veillaient à la pureté de leur caste avec un soin poussé jusqu’à la cruauté. C’est donc chez elle qu’il faut aller chercher les traces de l’élément blanc, comme pour trouver celles des élémens nègres ou jaunes il faut s’adresser au contraire aux classes inférieures de cette société. Eh bien ! le contraste que je signalais tout à l’heure entre les bustes et les dessins trahit cette distinction, et les différences mêmes qui les distinguent sont une preuve de leur fidélité.

L’observation de Wallis est encore d’une haute importance à un autre point de vue. En voyant les Polynésiens s’écarter du type moyen au point d’être tantôt dés blancs, tantôt des nègres presque purs, il est impossible de ne pas songer aux phénomènes d’atavisme si fréquent chez l’homme aussi bien que chez les animaux[11], de ne pas voir dans ces individus exceptionnels des réapparitions de types primitifs distincts et incomplètement fusionnés. On est conduit ainsi à admettre que la formation de cette race remarquable n’est pas due seulement aux actions de milieu, mais que le métissage a joué à une certaine époque un rôle considérable dans sa caractérisation. Le fait historique que je viens de rappeler, quelques autres à peu près de même nature dont on trouve la trace dans les traditions indigènes confirment cette conséquence. Les insulaires de la Mer du Sud ne descendent donc pas d’une source unique ; ils sont le produit du mélange de populations primitivement différentes. La race polynésienne n’est pas seulement une race mixte, c’est en outre une race métisse.

Ce mélange de caractères, cette fusion d’élémens anthropologiques chez les Polynésiens, ne les rattachent pas uniquement aux populations blanches, jaunes ou noires pures, qui ont fourni ces élémens ; ces traits généraux les rapprochent surtout d’une grande formation ethnologique dont la nature ne parait pas avoir été justement appréciée par la plupart des anthropologistes. Je veux parler des populations malaises, étendues, on le sait, depuis Madagascar[12] jusqu’à l’extrémité des archipels indiens. Les polygénistes font, bien entendu, au moins une espèce de ces populations. Parmi les monogénistes, plusieurs y voient une grande race égale en importance à nos trois divisions primaires de l’humanité[13]. Un petit nombre seulement ont compris que la race malaise n’était en réalité qu’une race mixte ; mais ils semblent lui attribuer une homogénéité qui certainement n’existe pas. Le caractère général de ces populations est au contraire une hétérogénéité extrême, et dans leur variété même l’on trouve, pour la question qui nous occupe, des enseignemens précieux. Pour mettre hors de doute ces deux propositions, il faudrait, comme je l’ai fait ailleurs[14], comme je le ferai peut-être un jour dans la Revue, ne pas craindre de multiplier les détails. Aujourd’hui je me borne à résumer rapidement les résultats généraux de cette étude.

Lorsqu’on pénètre quelque peu avant dans l’examen des races du sud-est de l’Asie, on voit les trois éléments anthropologiques fondamentaux, — le nègre, le jaune et le blanc, — arriver jusqu’aux confins du continent, et se montrer parfois d’une manière erratique à l’état de pureté plus ou moins complète, soit sur la terre ferme, soit dans quelques-uns des archipels qui en sont pour ainsi dire le prolongement. Partout d’ailleurs, dans cette région insulaire, on rencontre les traces du mélange des trois éléments. En général, le type nègre a la plus faible part, et ne fait guère que laisser sa trace dans les populations[15]. Le type jaune et le type blanc se partagent la suprématie, et de là résultent deux grands groupes auxquels on peut donner la rang de familles dans la classification. Le premier de ces groupes constitue la famille malaisienne, le second la famille polynésienne.

La famille malaisienne se partage elle-même en deux groupes, dont l’un, placé à l’occident, comprend les Hovas et quelques autres tribus de Madagascar, dont l’autre, placé à l’orient, domine dans tous les grands archipels indiens, en y comprenant les Philippines, et dans la presqu’île de Malacca. Ce dernier est le véritable noyau de la race dont les Hovas et leurs dérivés ne sont qu’une colonie ; mais lui-même est loin d’être homogène, et pour se reconnaître au milieu du fouillis de populations qui le composent, il est nécessaire de prendre un type qui résume en quelque sorte l’ensemble des caractères. Ce type par les Malais proprement dits, c’est-à-dire par une population qui, grâce à l’élan qu’elle a reçu de l’islamisme, est à la fois la plus homogène et la plus répandue dans cette grande aire maritime. Or une analyse détaillée des caractères conduit à voir dans cette population un fond de race jaune adouci par une certaine quantité de sang blanc avec des traces de sang nègre qui reparaissent parfois avec une ténacité remarquable à travers de nouveaux croisemens[16].

La linguistique, l’histoire, confirment ce résultat et nous montrent en outre dans les Malais proprement dits les derniers venus de cette famille de peuples. Parce qu’ils avaient partout la prépondérance quand les Européens arrivèrent dans les mers de l’Inde, on crut trouver en eux la population fondamentale des grands archipels où ils dominaient. Il n’en est rien pourtant. Une étude plus attentive a montré partout à côté d’eux d’autres populations évidemment plus anciennes et qui ont généralement échappé à la fusion, aux modifications résultant du grand mouvement religieux apporté par les sectateurs de Mahomet. Celles-ci sont donc plus propres à jeter du jour sur les questions d’origine et les rapports ethnologiques. Or on voit plusieurs de ces populations tendre à s’écarter des Malais pour se rapprocher tantôt de l’un des types fondamentaux, tantôt de quelques-uns de leurs dérivés plus ou moins purs. De là résultent entre la famille malaisienne et les groupes voisins des rapports très multiples auxquels nous n’avons pas à nous arrêter. Contentons-nous de dire qu’à Bornéo comme aux Moluques et à Célèbes en particulier, on trouve des populations très voisines à bien des égards des Polynésiens, mais que pour les atteindre il faut d’ordinaire pénétrer à l’intérieur et surtout dans les montagnes, ce qui s’explique chez les habitudes maritimes des Malais et des autres populations chez lesquelles domine le type jaune.

À l’appui de ce qui précède, je pourrais invoquer bien des témoignages. Je m’en tiendrai à quelques citations empruntées à un voyageur anglais qui, ayant séjourné longtemps dans ces contrées et visité à diverses reprises la plupart des insulaires dont il est question ici, a pu mieux qu’un observateur ordinaire apprécier leurs affinités éthnologiques. Voici d’abord comme s’exprime Earle dans un passage d’autant plus important qu’il s’applique à plusieurs localités fort éloignées les unes des autres. « Dans tout l’archipel, les tribus montagnardes de la race polynésienne ont le teint plus clair que les tribus de la plaine. Ainsi, tandis que les Dayaks[17] de la plaine ressemblent aux Malais et aux Bugis par leur aspect physique, ceux de l’intérieur ont une ressemblance frappante avec les tribus montagnardes de Menado et de Célèbes (Tourajas), avec les tribus de Bencoolen dans l’île de Sumatra, et avec les naturels de Nias et de Poggi. J’ai déjà mentionné la ressemblance qu’ils présentent avec les Timoriens les plus clairs. »

Toutes les populations mentionnées ici appartiennent à cette portion des races malaisiennes qui se rapprochent du type blanc, et par cela même du type polynésien tel que nous l’avons décrit. S’il restait des doutes à ce sujet, les passages suivans du même voyageur les lèveraient à coup sûr. En parlant des habitans de Bornéo, il dit : « Quant aux Dayaks, dès mes premiers rapports avec eux, je n’ai pas douté qu’ils ne soient Polynésiens ; malheureusement, lorsque j’eus reconnu que le dialecte des Dayaks était décidément polynésien, je ne me donnai pas la peine d’en recueillir un vocabulaire. » Au sujet des Timoriens, et tout en faisant des réserves relativement au mélange de certaines tribus avec la race nègre (papoue), il s’exprime en ces termes : « C’est évidemment une race polynésienne pure, ressemblant extrêmement à la race brune des îles de la Mer du Sud[18] par les coutumes, le langage et les caractères personnels[19]. »

Dans les deux passages que j’ai cités, on voit la linguistique et les caractères physiques conduire à la même conclusion. C’est là un fait capital et qui ne permet pas de conserver de doutes sur la réalité des rapports ethnologiques que nous cherchons à faire ressortir. La linguistique présente même ici un avantage sur l’étude physique ; elle permet de suivre ces rapports bien plus loin, de les reconnaître en dépit des distances et des modifications diverses imprimées aux populations par le mélange des races et la différence des milieux. Cette étude a été entreprise par divers auteurs, et toujours elle a conduit à un résultat bien fait pour mériter toute notre attention : c’est que toutes les langues parlées de Madagascar à l’île de Pâques et de la Nouvelle-Zélande aux Sandwich par les insulaires autres que les nègres forment une seule famille linguistique, celle des langues malayo-polynésiennes ; mais à son tour cette famille se partage en deux groupes naturels, celui des langues malaises et celui des langues polynésiennes, parlés le premier de Madagascar aux Philippines, l’autre dans toutes les îles de la Mer du Sud. L’aire linguistique est donc absolument la même que l’aire anthropologique déterminée par les caractères physiques des populations. Il est impossible de désirer une plus parfaite concordance.

Comme toujours, c’est surtout la grammaire, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus fondamental dans le langage, qui établit entre ces deux groupes les relations dont il s’agit ici. Le vocabulaire n’y entre que pour une très faible part, et de ce dernier fait on a voulu parfois tirer des conclusions évidemment inexactes. M. Crawfurd, à qui l’on doit sur les langues des archipels indiens un ouvrage des plus remarquables, n’a trouvé dans le maori, dialecte de la Nouvelle-Zélande, que 85 mots malais sur 5,254 mots indigènes ; aux Marquises et aux Sandwich, la proportion est de 74 mots malais ou javanais sur 6,123. Ces chiffres sont faibles, et l’éminent linguiste à qui je les emprunte les emploie à titre d’argument pour nier le rapprochement admis par tous ses confrères. À part néanmoins ce qu’a de remarquable ce fait, que des mots franchement malais ou javanais se retrouvent aux confins les plus éloignés de l’Océanie, il est permis de penser que, dans le cours des âges, bien des ressemblances de la même nature ont dû s’effacer et disparaître. « Le polynésien, dit M. Pruner-Bey, est le langage le plus émasculé qui existe. » Le dialecte de Tonga, le plus fortement articulé de tous, n’a que 15 consonnes, celui de Tahiti 10, celui des Sandwich 7, et Hale n’en a trouvé que 6 dans les îles australes ; le malais et le javanais en ont 18. On comprend que de pareilles différences alphabétiques doivent réagir sur la langue et défigurer les mots de manière à les rendre méconnaissables. On peut du reste en juger par ce qui se passe en ce moment. Depuis l’époque de la découverte, un certain nombre de mots, anglais se sont infiltrés dans le polynésien : ils y sont aujourd’hui aussi nombreux que ceux d’origine asiatique ; mais qui reconnaîtra schoe (soulier) dans hui, rice (riz) dans laiki, bread (pain) dans palora ou palao, et ox (bœuf) dans pifa[20] ? Ces mots ont été évidemment modifiés ou transformés par suite des nécessités de la langue ; n’a-t-il pas dû en arriver de même à un certain nombre de termes malais ou javanais quand le polynésien manquait des articulations nécessaires pour les reproduire ?

Ce qui précède laisse supposer du reste que les expressions dont il s’agit sont étrangères au fond de la langue, et importées aussi bien que les mots anglais. Telle est en effet l’opinion de M. Crawfurd. Ce savant, qui tient à séparer autant que possible les races dont nous parlons, explique par quelque naufrage ou des hasards de navigation les ressemblances que présentent les vocabulaires malais et polynésien. Cependant, s’il en était ainsi, les analogies s’arrêteraient là ; elles ne toucheraient pas au fond de la langue. En empruntant des mots à l’anglais, le polynésien lui a laissé sa grammaire, tandis que c’est surtout par celle-ci, comme on l’ ! a vu plus haut, qu’il se rapproche des langues malaises. Or tous les philologues s’accordent pour voir dans la grammaire la portion la plus importante du langage, et c’est sur ce signe de la proximité des langues qu’ils s’appuient pour grouper en une seule famille toutes celles que parlent les populations malayo-polynésiennes.

Ainsi l’étude linguistique, d’accord avec les résultats que fournit l’observation des caractères physiques, conduit à ne voir dans l’ensemble de ces populations qu’une grande formation anthropologique. Toutefois pas. plus l’une que l’autre ne prétend confondre ou identifier les races malaises et polynésiennes. Les mêmes élémens leur ont, il est vrai, donné naissance ; mais la proportion de ces élémens a varié. Dans les archipels indiens, ces variations s’accusent souvent d’île à île, du rivage à l’intérieur, de la plaine aux montagnes. Dans l’Océanie, des conditions générales d’existence presque identiques et des circonstances spéciales ont donné aux insulaires à la fois plus d’homogénéité à tous égards et des caractères propres. En " outre, chez les Polynésiens, isolés du reste du monde, certaines institutions se sont développées sans contrôle, certains traits de mœurs se sont exagérés, et ils ont dû à cet ensemble de circonstances certains caractères intellectuels et moraux qui ont pu paraître exceptionnels aux premiers observateurs, bien qu’ils aient parfois leurs analogues frappans chez bien des peuples continentaux. C’est à ces derniers points de vue qu’il reste à les examiner rapidement.


II. — Caractères intellectuels.
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Revenons d’abord au langage, et constatons en premier lieu un fait capital, à savoir que ce langage est un de l’île de Pâques à l’archipel de Samoa, de la Nouvelle-Zélande aux Sandwich, c’est-à-dire sur un espace environ trois fois plus grand que l’Europe. Sans doute d’archipel à archipel, parfois d’île, à île, il existe sous ce rapport des différences assez sensibles, et nous venons de signaler une des plus remarquables ; mais ces différences ne dépassent pas celles que présentent les simples dialectes d’une même langue, elles n’égalent pas celles qui séparent l’italien de l’espagnol. « Peu d’heures, nous dit M. Mœrenhout, suffisent à un Tahitien pour entendre et même, pour parler les dialectes de Tongatabou, de la Nouvelle-Zélande, des Marquises, des Sandwich ou des autres îles. » On comprend toute la portée d’un pareil fait.

La langue polynésienne, au dire de tous ceux qui la connaissent, possède, à côté de certaines lacunes, des beautés spéciales. « Les mots de cette langue, dit un écrivain bien compétent en cette matière, M. Dulaurier[21], sont très simples : les syllabes se composent ou d’une seule voyelle, ou d’une consonne suivie d’une voyelle ; jamais un mot n’est terminé par une consonne. Tous les mots sont invariables, et le même mot sert de nom, d’adjectif, de verbe et de particule. Les différens rapports des parties du discours que nous exprimons par la déclinaison, la conjugaison et les prépositions, se rendent par des mots qu’on pourrait dans ce cas appeler particules, bien qu’ils soient de véritables mots qui dans tous les autres cas sont substantifs, adjectifs et verbes. C’est à l’aide de ces mots-parlicules qu’on exprime les différens rapports des parties du discours avec une précision et une vivacité dont les langues plus cultivées ne sont pas capables, parce que leurs terminaisons et leurs particules ne sont d’ordinaire que des signes n’ayant d’autres valeur que celle d’indiquer les rapports des mots… C’est une langue vraiment vivante… Nos langues cultivées ne sont vis-à-vis d’elle que de vieux arbres à branches desséchées ; leurs terminaisons et leurs particules sont mortes, puisque nous ne connaissons plus leur signification. »

Ajoutons que dans toute la Polynésie la langue était cultivée avec un soin extrême. Comme chez tous les peuples sauvages, l’éloquence exerçait un très grand empire, et l’habile orateur était l’égal du brave guerrier. Dans les îles où la société avait fait le plus de progrès, à Tahiti par exemple, on trouvait des professeurs de rhétorique et des écoles où s’enseignait l’art de parler. Nous connaissons quelques spécimens de l’éloquence qu’on y apprenait, et ces fragmens sont remarquables par l’animation aussi bien que par l’abondance et la grandeur des images. Les voyageurs nous ont conservé aussi quelques chants d’amour qui, à en juger sur la traduction, seraient certainement admirés, s’ils nous venaient de l’ancienne Rome ou de l’antique Grèce. Il est à regretter que l’on n’ait pas recueilli avec soin les morceaux les plus remarquables de cette poésie[22]. La race polynésienne ne possédait pas d’alphabet ; elle n’écrivait pas. Ses traditions s’effacent, et elle-même est en voie de disparition. Ne devrait-on pas s’efforcer de conserver le plus de produits possible de ce développement intellectuel, le plus spontané peut-être que présente l’histoire de l’esprit humain ?

L’éducation, dans ses rapports avec les sciences et les arts, était bien moins avancée chez les Polynésiens que l’éducation littéraire. Leur numération était décimale et se prêtait par conséquent à des combinaisons étendues ; ils connaissaient les vents et désignaient certaines étoiles par des noms particuliers ; ils avaient aussi un calendrier fort rudimentaire, mais suffisant pour une société aussi simple ; leurs connaissances en géographie, bien plus étendues qu’on ne le croit d’ordinaire, n’embrassaient pourtant pas la Polynésie tout entière et ne s’étendaient pas plus loin. Voilà pour la science. Les beaux-arts étaient peut-être encore plus rudimentaires. Les intervalles musicaux étaient différens des nôtres et identiques de Tahiti à la Nouvelle-Zélande ; mais les chants d’amour ou de deuil n’étaient remarquables que par leur monotonie, et les chants guerriers seuls respiraient une certaine énergie. Les statues, parfois colossales comme celles de l’île de Pâques, n’étaient que d’informes ébauches, et le dessin n’avait pas dépassé l’arabesque et l’ornementation. Toutefois dans ce genre, et quand il s’agissait de tatouer une figure ou de ciseler un casse-tête, un aviron, une pirogue, les Polynésiens savaient montrer autant de régularité et de précision dans les lignes ; que de fini dans le travail : résultat d’autant plus remarquable qu’ils ne possédaient, on le sait, aucun métal.

En industrie, les Polynésiens n’allaient guère plus loin qu’en science. L’agriculture par exemple était chez eux à l’état d’enfance. On sait que le cocotier (haari) et l’arbre à pain (maïoré)[23] étaient leurs deux grands nourriciers, et tous deux viennent sans culture réelle. Les bananiers (féhi), dont ils possédaient plusieurs variétés, quelques légumes, tels que le taro[24] et l’igname (houhoui)[25], exigeaient plus de soins et les recevaient. Tous les voyageurs ont donné de justes éloges à l’excellent entretien des vergers, des jardins potagers ; mais on ne voit mentionné nulle part rien qui approche des canaux d’irrigation et des autres grands travaux de culture accomplis par les nègres de la Nouvelle-Calédonie, et M. de Rochas, à qui nous devons un livre des plus intéressans sur ces derniers, n’hésite pas à les placer, au moins au point de vue qui nous. occupe, bien au-dessus des Polynésiens.

Habitant en général des pays chauds, les Polynésiens n’avaient guère besoin de se vêtir. Aussi n’avaient-ils pas d’étoffes proprement dites. L’écorce de diverses espèces d’arbre[26] leur fournissait la matière première de leurs légers vêtemens. On la battait avec un maillet de manière à l’amincir, à entre-croiser les fibres, à les fixer en ajoutant certaines substances agglutinantes ; on obtenait ainsi un véritable papier qui remplaçait les tissus de laine ou de coton. Ce tissu a été retrouvé dans toute la Polynésie. Les Néo-Zélandais seuls, habitant un pays beaucoup plus froid, avaient su en outre tirer parti de la plante textile que fournit leur île[27], et se faire des manteaux plus épais avec la peau de leurs chiens et les produits de leur chasse.

On sait que les Polynésiens étaient une race très guerrière, et on peut remarquer comme un caractère ethnologique qu’aucune de leurs tribus n’employait l’arc et la flèche à titre d’armes. Ce n’est pas qu’ils en ignorassent l’usage, car on voit reparaître ces instruimens dans certains jeux. Cette absence d’armes atteignant de loin l’ennemi est d’autant plus remarquable chez ces peuples qu’on trouve l’arc chez toutes les races noires de la Mélanaisie. Était-ce chez les Polynésiens l’effet d’un point d’honneur, et regardaient-ils comme plus digne d’un brave de s’exposer de près aux coups de l’ennemi ? Quelque scrupule religieux motivait-il cette abstention ? Quoi qu’il en soit, leurs seules armes étaient la lance, servant aussi de javelot, des casse-tête, des massues de diverses formes, et des espèces d’épées en bois ou en pierre. Celles-ci, faites d’une sorte de jade, se trouvaient surtout à la Nouvelle-Zélande. Elles étaient regardées comme des objets d’un grand prix, et quelques-unes d’entre elles ont laissé des noms historiques, comme ceux de Flamberge et de Durandal.

On le voit, dans ces diverses manifestations intellectuelles, les Polynésiens ne s’élèvent en rien au-dessus des peuples demi-sauvages, et restent parfois au-dessous de populations généralement regardées comme leur étant très inférieures ; mais ils reprennent une supériorité marquée dès qu’il s’agit de navigation. Il semble qu’ils aient réservé pour cet art les forces les plus vives de leur intelligence. Les grands navigateurs qui les premiers parcoururent la Mer du Sud ont tous manifesté l’étonnement qu’ils éprouvèrent à la vue de ces embarcations étroites, allongées, maintenues en équilibre par leur balancier, et marchant dans toutes les directions grâce à leur grande voile triangulaire. Les grandes pirogues doubles les frappèrent surtout, et ils n’hésitèrent pas à les déclarer capables de suffire à des voyages considérables. On sait que cette espèce de bâtimens, destinés surtout à la guerre, consistaient en deux pirogues simples réunies par une plate-forme. À Tahiti, d’après Forster, on en trouvait de 30 à 40 mètres de long. Pour les manœuvrer, il fallait 140 pagayeurs, 8 pilotes, 1 chef de chiourme, et la plate-forme ne portait que 30 guerriers. Le développement de cette marine de guerre était considérable. Lors du premier voyage de Cook, l’île de Tahiti pouvait, au dire de Forster, réunir 1,200 hommes doubles pirogues et 600 navires légers, montés en tout par 27,000 hommes.

L’habitat entièrement pélagique des Polynésiens a certainement contribué au développement de leur industrie maritime. La même cause a pu influer aussi sur l’extension qu’avait prise chez eux l’usage de la chair humaine. On a retrouvé le cannibalisme de la Nouvelle-Zélande aux Marquises, et si aux Sandwich il n’était plus qu’accidentel, il ne soulevait du moins aucune répulsion. À Tahiti seulement, il avait complètement disparu ; mais dans les sacrifices humains que les Européens purent observer là, comme ailleurs, le grand-prêtre offrait l’œil de la victime au roi, qui ouvrait la bouche comme pour l’avaler. Il est impossible de ne pas voir dans ce signe la trace d’un ancien usage aboli par la douceur croissante des mœurs, et du reste les traditions locales ne laissent sur ce point aucun doute. Tous les Polynésiens ont donc été primitivement plus ou moins anthropophages, et quelques-unes de leurs tribus, les Néo-Zélandais par exemple, ont égalé les autres peuples en tout ce que nous apprend l’histoire sur ce triste sujet.

Quelle cause a pu faire naître, exagérer ou affaiblir dans cette race l’idée de se repaître de la chair de ses frères ? On peut répondre d’une manière au moins plausible à cette triple question. Que l’anthropophagie ait eu souvent son point de départ dans des idées perverties de religion, c’est ce qu’atteste l’histoire d’une foule de peuples. Que telle ait été l’origine du cannibalisme en Polynésie, c’est ce qui me semble démontré par les vestiges qui en restaient dans les cérémonies religieuses des Tahitiens. Le simulacre de l’acte s’est conservé là où l’acte même avait pris naissance. Le point d’honneur, la superstition, se sont sans doute ici, comme ailleurs, ajoutés au culte pour étendre les applications d’une coutume primitivement restreinte. On a voulu manger son ennemi par vengeance en même temps qu’on croyait, en se repaissant de sa chair, hériter des qualités qui l’avaient rendu redoutable ; mais à toutes ces raisons qu’on retrouverait chez plusieurs peuples, les Polynésiens en joignaient sans doute une de plus, et celle-ci était toute physiologique. L’homme est un être omnivore. Pour se nourrir, il lui faut des alimens variés, et en particulier de la chair. Or dans les îles basses et peu étendues, où la pêche était peu abondante, le cocotier et l’arbre à pain nourrissaient à peu près Seuls les habitans ; dans la Nouvelle-Zélande, dont le climat rigoureux ne laisse croître spontanément qu’un petit nombre de plantes alimentaires, et où la chasse n’offre que bien peu de ressources, le besoin de manger de la viande a dû s’exalter parfois jusqu’à la frénésie et faire oublier la répugnance instinctive si souvent constatée chez d’autres peuples qui présentaient cependant le même trait de mœurs[28]. Aussi est-ce surtout dans les localités que je viens d’indiquer que le cannibalisme était réellement passé dans les mœurs, et la chair humaine regardée comme une friandise. Par contre, dans les grandes îles, remarquables par leur fécondité, dont les côtes fourmillaient de poissons et où avait pénétré le porc, le besoin dont nous parlons avait trouvé à se satisfaire. Par suite, le progrès des mœurs l’avait emporté même sur les idées religieuses primitives, et le cannibalisme avait disparu avant l’époque des découvertes.

Il est inutile d’insister sur quelques autres usages des Polynésiens, usages qui leur sont plus ou moins communs avec d’autres peuples placés un peu au-dessus ou un peu au-dessous dans l’échelle des civilisations. À ce titre, nous mentionnerons seulement l’usage de s’enivrer avec le kawa, qui par sa nature et son mode de préparation rappelle presque entièrement la chicha des Américains, leurs diverses manières de se parer de plumes, de coquilles, de fleurs ; mais nous nous arrêterons un instant au tatouage, pratique qui existe dans toutes les îles de la Mer du Sud, excepté à Rapa.

Le tatouage se retrouve, on le sait, sous des formes diverses à peu près chez tous les peuples du globe et chez les Européens eux-mêmes. Dans bien des cas sans doute, il est employé à titre de parure ; mais chez une foule de populations sauvages ou à demi sauvages il a de plus un but sérieux, et devient le signe de la nation ou de la tribu. C’est avec ce double caractère qu’il se montre en Polynésie. Les femmes croient s’embellir en se dessinant sur diverses parties du corps des fleurs ou des arabesques ; le guerrier des îles Marquises se couvre le corps de scarifications qui simulent une armure damasquinée ; le Néo-Zélandais réserve presque exclusivement ces marques pour sa figure, dont la surface entière finit par être envahie par des dessins d’une régularité et d’une complication également remarquables.

C’est à la Nouvelle-Zélande que l’art du tatouage semble avoir été régi par les règles les plus précises et avoir acquis le plus d’importance ; il s’appelle ici moko. Les chefs, les nobles, ont seuls le droit de le porter ; toutefois un homme du peuple, un roturier, peut mériter le moko par une action d’éclat. Les chefs eux-mêmes n’arrivent pas d’emblée à compléter le masque bizarre que nos lecteurs connaissent sans doute. C’est un honneur qu’il faut mériter et gagner pas à pas. Dumont-d’Urville, dans une de ses relâches, eut affaire à deux chefs néo-zélandais, Touaï et Chongui. Ce dernier avait été tatoué cinq fois. Il avait tous ses mokos. Touaï n’en était qu’au second et espérait obtenir le troisième à la suite d’une expédition qu’il méditait. Dans ce cas, le moko, le tatouage, est une récompense décernée par l’autorité supérieure : il atteste les exploits de celui qui le porte et répond par conséquent à nos décorations ou aux épaulettes qui distinguent les grades.

Le tatouage a cependant bien d’autres significations. Touaï disait à Dumont-d’Urville, en lui montrant une ligne tracée sur son front : « Quoique Chongui soit plus puissant que moi, il ne pourrait pas porter cette ligne, parce que la famille Korokoro[29] est plus illustre que la sienne. » Ici le moko répond à nos armoiries. Aussi un Néo-Zélandais, voyant les armes gravées sur le cachet d’un Anglais, demandait-il si c’était là le moko de sa famille. Cette assimilation se soutient jusque dans l’application. Jadis le noble européen, ne sachant pas écrire, apposait son cachet en guise de signature au bas d’un acte où il intervenait comme partie ; le chef néo-zélandais en pareil cas trace ou fait tracer son moko. Lorsque Marsden acheta un terrain pour les premiers missionnaires qui prirent pied dans la Nouvelle-Zélande, Chongui, qui présidait à la transaction, dessina le moko du vendeur Okouna au bas de l’acte signé par les Européens.

Chez les peuples de cette île, le tatouage va plus loin encore. Pendant son séjour à Londres, le chef néo-zélandais Toupé-Koupa disait qu’il portait son nom écrit au milieu du front, et lorsqu’on fit son portrait, il surveilla avec un soin jaloux la reproduction rigoureuse des lignes qu’il déclarait tracées d’après des règles fixes. On aurait pu croire qu’il s’agissait seulement des armoiries de sa famille et qu’il craignait qu’on ne lui attribuât des merlettes pour des alérions ; mais il traçait à la plume les mokos de son frère, celui de son fils, et signalait des différences qui les distinguaient entre eux et du sien propre. Le tatouage prend ici, on le voit, une signification tout individuelle. — En résumé, grâce au moko, un Néo-Zélandais porte gravés sur sa figure son nom, celui de sa famille, son titre, son rang et la preuve des services qu’il a rendus.

On vient de voir comment, par suite d’un développement exceptionnel, mais qui n’en change aucunement la nature, le cannibalisme, le tatouage, sont devenus presque des traits caractéristiques chez les Néo-Zélandais. On peut en dire autant d’une institution commune à tous les Polynésiens, signalée par tous les voyageurs, mais à laquelle on a généralement attribué un caractère spécial, qui me semble lui manquer en réalité : je veux parler du tabou. Ce mot désignait d’ordinaire une proclamation faite par les prêtres au nom de la divinité et déclarant qu’un lieu, un objet, un homme devaient être respectés par tous ou par une partie des citoyens. C’était là le tabou religieux. Il entraînait des conséquences variables. — S’il s’agissait d’un lieu taboué d’une manière absolue, personne ne pouvait y entrer ; si le tabou tombait sur un mets, personne ne pouvait en faire usage ; s’il s’adressait à un homme, personne ne pouvait le toucher sans devenir lui-même taboue. — Cependant le tabou pouvait être temporaire. Dans plusieurs îles, les champs de taro étaient taboues depuis une certaine époque jusqu’à la récolte, — Il pouvait aussi ne s’appliquer qu’à une classe d’habitans. Les moraï, qui servaient à la fois de temples et de lieux de sépulture provisoire, étaient taboues pour les femmes. Elles n’y pénétraient que dans des circonstances très rares, et alors on avait soin d’étendre des nattes partout où elles devaient passer pour que leur pied ne foulât pas le sol qui leur était interdit ; puis on brûlait ces nattes de peur que le pied de quelque femme ne souillât de son contact quelques parcelles de la terre sacrée.

Le tabou se prenait aussi dans le sens d’impur. — La femme qui venait d’accoucher était tabouée. On lui construisait une cabane à part où son mari seul pouvait entrer. Cette sorte de tabou était parfois très pénible. Le chef lui-même qui en était frappé se trouvait momentanément dépouillé de toute autorité et comme retranché de la société. Il devait rester chez lui seul, immobile, et ne pouvait pas même se servir de ses mains pour prendre sa nourriture ; on la lui donnait comme à un enfant, et les ustensiles employés à cet usage devaient ensuite être brûlés. Il est vrai qu’on levait le tabou appliqué sous cette forme à la suite de certaines cérémonies et d’offrandes faites aux prêtres. Souvent aussi le tabou était purement civil et équivalait alors à une simple interdiction. Par exemple un chef, un simple particulier tabouait son champ, c’est-à-dire mettait un signe indiquant qu’on ne devait pas y entrer. Il va sans dire que ce tabou individuel n’était souvent pas plus respecté que ne le sont les défenses de même nature faites par les propriétaires européens. Tout dépendait du degré de crainte inspirée par l’auteur de la défense.

Tels étaient les effets principaux et les principales formes du tabou. Or, à ne considérer que les résultats, on trouve chez nous-mêmes le tabou à chaque pas. Nos promenades, nos jardins, nos édifices publics, sont remplis de lieux taboués par des ordonnances de police ; le gibier est taboué quand la chasse est défendue. C’est là pour nous le tabou civil ; mais on ne manque pas davantage d’exemples du tabou religieux chez les races les moins voisines des Polynésiens. Le porc est taboué pour les juifs et les musulmans ; la viande est tabouée pour les catholiques lors des jours maigres ; un couvent de femmes est taboué pour les hommes, et réciproquement ; les lois de Moïse sont en bien des choses un code tabouéen où on retrouverait bon nombre de faits signalés par les voyageurs comme propres à la Polynésie. Enfin l’excommunication au moyen âge était un véritable tabou, qui, lui aussi, retranchait momentanément de la société des fidèles celui qui en était frappé, qui entraînait, on le sait, même pour les souverains, des conséquences civiles très graves, et dont on se relevait de même par des offrandes et des gages de soumission au pouvoir religieux. Le tabou, dans ce qu’il a de plus caractéristique, n’est donc point une institution aussi exclusivement polynésienne qu’on l’a cru.

Les institutions sociales des peuples dont nous parlons présentent des traits bien autrement exceptionnels, ce me semble, que ne le sont le tatouage et le tabou. Par exemple, on trouve, en Polynésie une société fortement organisée, des classes que sépare une barrière à peu près infranchissable, une aristocratie puissante, des chefs qui sont pour leurs subordonnés non-seulement des supérieurs, mais encore des êtres presque divins et parfois des dieux incarnés, et dans l’élément premier de toute société bien assise, dans la famille, tous les liens semblent avoir été relâchés comme à plaisir.

Et d’abord non-seulement, comme chez presque tous les peuples sauvages, la femme est regardée comme très inférieure à l’homme, comme faite pour le servir, et à ce titre assujettie aux plus rudes travaux, mais encore elle est presque partout en Polynésie regardée comme un être impur. Une foule d’objets sont taboues pour elle, et en particulier tout ce qui appartient à son mari. Elle a ses ustensiles à elle ; la plupart des mets, et précisément les meilleurs, les plus nourrissans, lui sont interdits. Elle n’assiste pas aux repas ; elle est bannie du moraï et de toutes les assemblées. Aux îles Gambier, dont les habitans présentent quelques exceptions remarquables au milieu de l’uniformité qu’on rencontre partout ailleurs, le préjugé s’adoucit un peu à son égard ; il en est de même à Tahiti. Dans cette nouvelle Cythère[30] la femme, considérée comme instrument de plaisir, s’est fait une place moins étroite dans la société. Partout ailleurs la naissance la plus élevée ne lui épargne aucun travail, aucune sujétion ; elle n’est en réalité ni épouse ni même mère : elle est l’esclave de son fils aussi bien que de son mari. Les élémens fondamentaux de la famille se trouvent ainsi anéantis.

Une autre cause non moins puissante de dissolution pour la famille se trouve dans une coutume étrange, entrevue déjà par Cook, et sur laquelle Mœrenhout a justement insisté. Le mari adulte ne jouit de tous ses privilèges qu’autant qu’il n’a pas d’enfant mâle. Aussitôt qu’il lui naît un fils, il est obligé d’abdiquer entre ses mains et ne conserve qu’un usufruit temporaire de sa position précédente. S’il était chef, il devient régent ; s’il était simple propriétaire, gérant. L’enfant qui vient de naître est le chef de la famille[31]. On comprend quelles haines odieuses doivent être la conséquence d’un pareil état de choses. Le père voit et trouve souvent un tyran dans celui que la nature destinait à lui être subordonné ; le fils ne saurait conserver de respect pour celui qui est tenu d’obéir à ses caprices. Toutes les basés de la famille sont sapées à la fois.

Là est certainement la cause première des infanticides si fréquens chez les Polynésiens. Le meurtre des enfans était ordonné par la loi dans certaines circonstances. Par exemple, le fils d’un chef et d’une femme de classe inférieure devait être mis à mort aussitôt après sa naissance. Cet odieux sacrifice était obligatoire, quel que fût le sexe de l’enfant, dans la société des aréoïs. Enfin l’infanticide était très commun dans les conditions ordinaires et restait toujours impuni. Peut-être cette tolérance avait-elle un but politique. La plupart des îles de la Polynésie sont petites ; elles ne présentent que des moyens de subsistance assez bornés, et les habitans y devenaient bien vite trop nombreux[32]. L’infanticide était un moyen cruel, mais sûr, de prévenir ou de retarder le développement excessif de la population. Aussi portait-il principalement sur les filles, dont un tiers à peine échappait à la proscription, tandis qu’on épargnait en général les enfans mâles.



III. — caractères religieux et moraux.
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Je viens de prononcer le nom des aréoïs, et il est impossible de passer sous silence cette association étrange qui, par son extension et l’influence qu’elle exerçait, constituait une véritable institution des plus caractéristiques, à demi laïque, à demi religieuse. Les aréoïs formaient une société composée d’hommes et de femmes divisés en sept classes, que distinguaient autant de tatouages particuliers. Là seulement l’inégalité du sang disparaissait en partie. Sorti des rangs les plus inférieurs de la société, on pouvait arriver aux premiers grades ; mais chaque promotion nouvelle était alors le prix de longues et pénibles études, tandis que les chefs civils arrivaient d’emblée aux degrés supérieurs de l’initiation. Tous les membres participaient d’ailleurs plus ou moins aux privilèges de la société, et ces privilèges étaient immenses. Sans être, à proprement parler, ni prêtres ni nobles, les aréoïs jouissaient des avantages assurés à ces deux classes. Comme les prêtres, ils étaient inviolables, leur personne était sacrée, car ils étaient les représentans des dieux, et à ce titre ils disposaient du tabou ; comme les plus nobles chefs, ils étaient accueillis et obéis, en quelque lieu qu’ils fussent amenés par le devoir ou le caprice.

Au premier abord, cette société semble n’avoir eu d’autre but que les plaisirs sensuels et la satisfaction de passions brutales poussées jusqu’aux plus effroyables aberrations. La prostitution, la promiscuité la plus absolue en étaient une des premières lois ; l’infanticide y était une obligation. Tout enfant d’aréoï devait être mis à mort immédiatement après sa naissance. Le père, la mère qui sauvaient le fruit toujours douteux de leur union étaient impitoyablement chassés de l’association comme des profanes. Cette terrible loi n’admettait qu’une seule exception en faveur du fils aîné des chefs.

Il est bien difficile de croire qu’une société reposant sur de pareilles bases ait pu conserver quelque chose de sérieux et d’élevé. Toutefois, en y regardant de plus près, on croit trouver ici un nouvel exemple de la perversion qui, dans la pratique, peut atteindre des idées originairement justes et pures. Les chefs de l’association, les grands aréoïs, étaient toujours des personnages graves et réservés ; ils ne se mêlaient jamais aux représentations licencieuses, aux danses obscènes des inférieurs. À côté des comparses dégradés qui donnaient à l’ensemble sa physionomie la plus apparente, se trouvaient des poètes, des bardes, qui se transmettaient avec une religieuse fidélité de longues légendes racontant l’origine des choses, les mystères religieux et l’histoire des temps passés. Couronnés de fleurs, accompagnés de leurs inférieurs, qui d’île en île portaient l’allégresse, ces hommes-archives allaient partout rappeler aux membres épars de la famille polynésienne leur origine commune, le passé de la race, et conservaient le dépôt de connaissances dont l’irrécusable valeur devait être reconnue plus tard.

Un culte sérieux, profond, réservé aux initiés, se cachait en outre sous ces dehors attrayans ou révoltans : ce culte était celui de la puissance créatrice manifestée dans les phénomènes sensibles. C’est là un point de départ dangereux, et il n’est pas bien surprenant qu’à Tahiti comme dans l’Inde, en Syrie, à Babylone, il ait conduit à d’étranges excès. Les cérémonies rappelaient ce fonds de croyances. La légende d’Oro, le Dieu-Soleil, y jouait un grand rôle, et réglait l’ordre et la nature des fêtes. Dans quelques-unes de ces solennités, quand le soleil, par suite de son mouvement annuel, s’élevait sur l’horizon, les aréoïs célébraient l’arrivée des dieux ; dans d’autres, quand le soleil s’abaissait, ils pleuraient le départ des mêmes dieux pour le séjour des morts. À Tahiti, dont le climat est peu variable, les plaisirs ne cessaient guère ; mais aux Marquises, où l’institution semble avoir conservé davantage ses caractères primitifs, les aréoïs prenaient le deuil à l’équinoxe d’automne, cessaient toute cérémonie publique, et se retiraient chez eux pour pleurer l’absence d’Oro. Ils ne reparaissaient et ne recommençaient leurs fêtes qu’à l’équinoxe du printemps[33].

Les fêtes, les mystères célébrés par les aréoïs faisaient partie du culte public. Ils n’étaient pourtant pas ce culte lui-même, pas plus que la doctrine des initiés n’était certainement la religion de tous. Celle-ci était très remarquable et constituait une mythologie fort compliquée.

Même avant Mœrenhout, initié par un séjour prolongé dans l’Océanie à bien des détails ignorés jusqu’à lui, plusieurs voyageurs avaient déjà remarqué que dans toute la Polynésie on reconnaissait une divinité dont le nom, identique partout, ne variait que par suite des nécessités du dialecte. Taaroa, Tangaroa, était regardé à peu près universellement comme le chef et le père de tous les autres dieux[34]. Sans doute de vulgaire n’allait guère au-delà ; mais les hommes éclairés, les initiés, s’en faisaient une idée plus haute, comme le prouve le début du chant cosmogonique obtenu, après des années d’insistance, par Mœrenhout d’un de ces harepo (promeneurs de nuit) à qui étaient confiées toutes les traditions nationales. Voici ce passage, aussi important que curieux :

« Il était : Taaroa était son nom ; il se tenait dans le vide. Point de terre, point de ciel, point d’hommes. Taaroa appelle, mais rien ne lui répond, et, seul existant, il se change en l’univers. Les pivots sont Taaroa, les rochers sont Taaroa, les sables sont Taaroa. C’est ainsi que lui-même s’est nommé. Taaroa est la clarté, il est le germe, il est la base ; il est l’incorruptible, le fort qui créa l’univers, l’univers grand et sacré, qui n’est que la coquille de Taaroa[35]. »

Certes nulle part on n’a exprimé plus nettement l’idée d’un Être suprême existant par lui-même et créateur de tout ce qui est que ne le fait au début ce chant remarquable ; mais ce qui suit présente une contradiction apparente qu’il faut expliquer. Taaroa se change en l’univers, et pourtant cet univers n’est que la coquille de Taaroa. Le barde polynésien semble ainsi admettre un panthéisme absolu en même temps que la distinction réelle du créateur et de la création, c’est-à-dire la négation de ce panthéisme. Pour interpréter ce passage, il faut recourir à une autre tradition qui me semble lever toute difficulté. — Un jour le dieu Oro, épris d’une femme, s’oublia si longtemps auprès d’elle que ses deux frères se mirent à sa recherche et le découvrirent à côté de sa maîtresse. Frappés de la beauté de celle-ci, ils ne voulurent pas l’aborder sans lui offrir quelque chose. Ils se métamorphosèrent l’un en truie, l’autre en plumes rouges (ourou) ; puis, ces objets une fois créés, ils reprirent leur première forme, et offrirent à la maîtresse de leur frère ces dons, qui un moment avaient été des dieux transformés, mais qui n’étaient plus que des objets terrestres depuis que ces dieux s’en étaient retirés. — C’est évidemment en ce sens qu’il faut entendre la création de l’univers par Taaroa.

Quoi qu’il en soit, un dieu unique et aussi élevé que Taaroa ne pouvait, en Polynésie pas plus qu’ailleurs, suffire aux croyances de la foule. A. celle-ci il faut toujours, on le sait, des divinités plus rapprochées d’elle et parmi lesquelles chacun puisse choisir. L’olympe polynésien laissait peu à désirer sous ce rapport. Il contenait des dieux de toute sorte et qu’on retrouvait, à quelques variantes près, dans les îles les plus éloignées les unes des autres. C’est encore à Mœrenhout que nous devons le tableau de ceux qu’on adorait à Tahiti. On y distingue plusieurs classes. Ces dieux portaient le nom d’atouas, et se divisaient eux-mêmes en atouas proprement dits et en oromatouas ; ces derniers n’étaient que des espèces de génies parmi lesquels prenaient place les enfans tués à la naissance ou morts naturellement. Parmi les atouas proprement dits, il s’en trouvait encore de supérieurs et d’inférieurs. Les premiers, au nombre de trente-huit, étaient en général fils ou petits-fils de Taaroa ; on voit aussi figurer parmi eux des chefs déifiés. Les seconds, bien plus nombreux, d’origines diverses, et dont la filiation serait sans doute difficile à retrouver, étaient autant de protecteurs affectés aux diverses professions. On en comptait douze pour les navigateurs, treize pour l’agriculture, cinq pour les pêcheurs, quatre pour les artistes, quatre pour les médecins, etc. Enfin au-dessous des alouas de toute sorte venait la foule des tiis, espèce de surveillans chargés de présider à tous les actes possibles, ou de divinités locales régnant sur tous les points du sol et de la mer.

On le voit, le Polynésien ne pouvait faire un pas ou accomplir un acte quelconque sans se trouver en présence de quelqu’une de ses divinités. Aussi cherchait-il sans cesse à se les rendre favorables. La prière précédait et suivait tous ses actes, et il n’épargnait pas davantage les offrandes, parmi lesquelles figuraient à Tahiti même de nombreux sacrifices humains. Cet excès de superstition et de formalisme avait du reste les conséquences qu’on retrouve partout, en Europe comme ailleurs : la moralité était loin d’être en rapport avec le développement religieux. Non que le sentiment moral et la distinction du bien et du mal manquassent entièrement à ces peuples, comme l’ont dit quelques voyageurs : bien des faits prouvent le contraire ; mais ils étaient singulièrement affaiblis. Confiant dans ses pratiques, dans les prières de ses prêtres, dans l’indulgence de ses dieux, le Polynésien croyait pouvoir se permettre à peu près tout. Chez lui, comme chez nous au moyen âge et parfois de nos jours encore, la foi la plus naïve s’unissait aux mœurs les plus violentes ou les plus licencieuses. Pour lui, le seul péché, dans l’acception européenne de ce mot, était le manquement à quelque formalité du culte, et une offrande l’effaçait.

À part toute autre raison, l’habitant de Tahiti ou des Marquises était en quelque sorte excusable d’agir ainsi en ce que la préoccupation d’une autre vie ne pouvait guère influer sur sa conduite. Il savait bien que l’âme survit au corps, il croyait bien à une sorte d’enfer, ou mieux de purgatoire, à des limbes, à un paradis qui réunissait les charmes de l’élysée des anciens aux jouissances du paradis de Mahomet ; mais ce lieu de délices était réservé aux chefs, aux aréoïs, ou aux simples particuliers assez riches pour en acheter l’entrée à très haut prix. Quant au pauvre perdu dans la foule, il en était réduit à espérer que son âme éviterait la pierre fatale qui condamnait les os à être grattés à diverses reprises, et entrerait d’emblée dans Po, séjour bien morne où elle ne rencontrerait plus ni peines ni plaisirs.

Après avoir donné ainsi, par quelques exemples, une idée des croyances religieuses des Polynésiens, des Tahitiens en particulier, il y a double intérêt, ce semble, à rappeler le jugement porté par Wallis sur ce sujet. On sait que ce grand navigateur, après une courte lutte promptement terminée à son avantage, débarqua à Tahiti le 29 juin 1767. Il y resta jusqu’au 27 juillet, vivant dans la plus grande intimité avec les chefs, avec la reine régente, et recueillit de nombreux et utiles renseignemens. Il parle entre autres des moraï, qu’il regarde comme de simples cimetières[36]. Quant à la religion et au culte, voici ce qu’il en dit : « Je me suis appliqué avec une attention particulière à découvrir si les Tahitiens avaient un culte religieux ; mais je n’en ai pu reconnaître la moindre trace. » Ainsi au bout d’un mois et placé dans les conditions les plus favorables, Wallis n’avait rien vu de cette religion si complexe, de cet olympe si nombreux, de ce culte qui se mêlait à toute la vie du Tahitien !… C’est qu’il n’est rien moins que facile à l’Européen de faire expliquer le sauvage sur ces croyances qui touchent à ce que l’homme a de plus intime, et cet exemple devrait, je crois, inspirer un peu de circonspection aux voyageurs qui, après avoir passé quelques jours à peine au milieu de certaines peuplades, déclarent hardiment qu’elles sont sans religion aucune, parce qu’ils n’ont pu la découvrir.

Je n’ai guère jusqu’ici parlé des Polynésiens qu’au passé. C’est qu’en effet cette race s’en va. Non-seulement les blancs l’envahissent de toutes parts, lui imposant leurs mœurs, leurs usages, leurs lois, leurs croyances, et mêlant partout au sang indigène le sang anglais, français, espagnol, américain, mais encore elle se meurt comme prise d’un mal caché et universel. Les chiffres parlent ici un langage effrayant. Aux Sandwich, la population totale est aujourd’hui le quart à peine de ce qu’elle était au temps de Cook, et l’île d’Hawaii, qui comptait plus de 90,000 habitans, n’en possède pas 29,000[37]. À la Nouvelle-Zélande, en 1769, Cook trouva 400,000 Maoris environ, et en 1849 le protectorat indigène n’en comptait plus que 109,000. En 1774, Cook estimait à 240,000 âmes la population de Tahiti, et Forster, en ne tenant compte que de la population valide, en n’attribuant qu’un enfant à chaque ménage, arrivait encore au chiffre de 120,000. Or en 1797 les missionnaires ne comptaient déjà plus dans la même île que 50,000 habitans. De 1828 à 1838, d’après M. Cuzent, ce chiffre s’est réduit à 8,000, et le dernier recensement officiel fait en 1857 n’a plus donné que 7,212 habitans[38]. Ces faits, fussent-ils entièrement locaux, n’en seraient pas moins remarquables ; mais ils se reproduisent partout. On l’a constaté aux Marquises comme dans les grands archipels que nous venons de citer ; seulement nous n’avons pas ici de chiffres précis à donner.

Quelle est la cause de cette dépopulation effrayante qui, en moins d’un siècle, a enlevé d’une manière progressive, et continue les 19/20es de ces insulaires ? Quand il s’agit de Tahiti, on peut, avec M. Guzent, faire une certaine part aux grandes guerres qui suivirent le passage de Cook et amenèrent l’avènement des Pomaré ; mais depuis assez longtemps ces guerres ont cessé, et la population n’en décroît pas moins. D’ailleurs rien de semblable ne s’est passé dans d’autres îles où la mortalité n’a pas été moindre. Invoquera-t-on l’influence de l’éléphantiasis ? Cette maladie régnait en Polynésie à l’arrivée des Européens. Il en est de même de la syphilis. Pour quiconque lit avec attention les voyages des premiers navigateurs, il est évident que les Anglais et les Français se sont réciproquement adressé des reproches immérités au sujet de la prétendue introduction de cette maladie. L’ivrognerie a pu avoir ses conséquences dégradantes et funestes dans quelques îles où nos alcooliques pénètrent fréquemment par suite de communications à peu près régulières ; mais elle n’a pu se développer dans les îles écartées où touchent à peine quelques rares baleiniers, qui se garderaient bien d’abandonner aux habitans leur provision d’eau-de-vie ou de wiskey. Et d’ailleurs, avant l’arrivée des Européens, les chefs polynésiens surtout savaient bien s’enivrer avec leur kawa, plus redoutable encore que nos liqueurs. Quant à la débauche, on sait jusqu’où les indigènes l’avaient portée. Sur ce point, les aréoïs n’avaient rien laissé à faire aux Européens. Aucune des causes que je viens d’énumérer ne me semble donc pouvoir être invoquée pour rendre compte de cette décroissance si rapide dans le chiffre des populations polynésiennes.

Je serais plus porté à attribuer une certaine influence aux maladies éruptives importées par les Européens. On sait combien ont été terribles les effets de ces affections chez les populations américaines, et il semble qu’ils ne soient guère moins désastreux chez les Polynésiens. En 1854, une épidémie de rougeole éclata à Tahiti et fit périr huit cents habitans, tandis que pas un seul étranger ne succomba. Ajoutons que les soldats indigènes soignés à l’hôpital guérirent tous également. Ce n’est pas seulement d’ailleurs l’augmentation du chiffre des morts qui caractérise l’étrange et douloureux phénomène que nous signalons ; cette mortalité est accompagnée de circonstances mystérieuses et qui semblent indiquer que la vie est ici atteinte à ses sources mêmes. La durée en est abrégée dans les deux sexes. En Polynésie, nous disent les derniers voyageurs, on ne trouve presque plus de vieillards. Chez les femmes, la fécondité a diminué d’une façon étrange ou disparu complètement. Quelle cause invoquer ici ? Le brusque changement de mœurs, d’habitudes, a-t-il pu exercer cette influence destructive, comme le pense M. Gratiolet ? Je serais très porté à admettre cette explication dans une certaine limite et pour les îles qui ont le plus subi l’influence européenne, comme Tahiti et les Sandwich ; mais comment l’appliquer aux îles isolées où la race polynésienne conserve encore les mœurs, la religion et toutes les traditions de ses ancêtres ?

Pour jeter quelque jour, sur ce triste problème, je ne connais qu’un seul fait précis, recueilli par M. Bourgarel. Frappé comme tant d’autres de ces morts si fréquentes et toutes prématurées, ce jeune et habile chirurgien de marine sut trouver le moyen de faire un certain nombre d’autopsies. Or, chez tous les individus soumis à cette investigation, il rencontra des tubercules. Des observations analogues ont été faites à la Nouvelle-Zélande par des médecins anglais. Aurions-nous donc importé dans ces îles la phthisie, cette maladie qui tue lentement, se transmet des pères aux enfans, et détruit ainsi les familles sans bruit et comme à la sourdine ? En pénétrant dans ces climats, en atteignant cette race qui peut-être ne la connaissait pas, cette affection s’est-elle aggravée et généralisée, comme l’ont fait d’autres maladies importées ? est-elle devenue épidémique tout en conservant son caractère d’hérédité, et constitue-t-elle ainsi le fléau le plus complet que la médecine puisse inscrire dans ses cadres nosologiques ? Autant de questions que nous ne pouvons que.poser, mais que peuvent résoudre les collègues, les émules de M. Bourgarel, et surtout les médecins établis à demeure dans, ces lointaines régions.

Quoi qu’il en. soit des causes, le fait subsiste, et les conséquences sont faciles à prévoir. Si tout marche comme par le passé, il ne s’écoulera pas un siècle avant que la race polynésienne soit complètement anéantie. Puisse cette triste prévision exciter le zèle des observateurs placés dans les conditions les plus favorables ! Qu’ils s’informent avec une minutieuse persévérance de ce que fut cette race mourante, et qu’ils conservent ainsi à l’histoire générale de l’humanité une page où seront retracés, il est vrai, bien des erreurs et des fautes, mais aussi bien des traits aimables hautement proclamés par les Wallis et les Cook, comme par les Bougainville et les La Pérouse.

  1. Voyez la série d’études publiée dans les livraisons du 15 décembre 1860, 1er et 15 janvier, 1er et 15 février, 1er et 15 mars, 1er avril 1861.
  2. Ce célèbre navigateur anglais rencontra une tribu d’Esquimaux qui ne se rappelait pas avoir vu la terre ferme. Un zoologiste français qui a publié sur l’histoire de quelques races humaines un volume d’ailleurs intéressant, Desmoulins, en conclut qu’ils étaient originaires de la région glacée où’ on les observa. Voyez son Histoire naturelle des races humaines du nord-est de l’Europe.
  3. On désigne par le nom commun de mélanaisiens les nègres qui peuplent une partie des iles de la Mer du Sud. Le double prognathisme maxillaire, c’est-à-dire la projection en avant des deux mâchoires, est un des traits qui les distinguent des nègres africains, chez lesquels en général la mâchoire supérieure présente seule cette disposition. En revanche et par suite même de cette première disposition, le nègre de Guinée a un double prognathisme dentaire, tandis que chez le nègre océanien les dents de la mâchoire inférieure sont souvent presque verticales.
  4. Ce dernier caractère n’est pas naturel. Un écrivain qui a passé de nombreuses années en Polynésie, qui en a vu et étudié de très près les habitans, nous apprend qu’on aplatit artificiellement l’occiput aux enfans (Mœrenhout, Voyages aux Îles du Grand-Océan, 1837), résultat qui ne peut s’obtenir sans que la forme du reste du crâne soit plus ou moins modifiée.
  5. Un nez plat est une grande perfection et une beauté chez la femme. » (Mœrenhout.)
  6. L’obliquité de l’œil est un des caractères des races jaunes ; mais on sait qu’il se rencontre à titre d’exception chez les blancs les mieux caractérisés.
  7. Cette dernière disposition, qui tient à la grande courbure des arcades zygomatiques, est encore un caractère des races jaunes.
  8. Quelques-uns des portraits de Néo-Zélandais rapportés par Dumont-d’Urville présentent ce caractère d’une façon remarquable.
  9. Les caractères tirés de la chevelure attestent à eux seuls que l’élément jaune entre pour assez peu dans la composition de la race polynésienne, car des cheveux toujours noirs, raides et incapables de friser sont un des traits les plus généraux des populations mongoliques, et je n’en connais même pas qui fasse exception.
  10. Cet habitant de la Nouvelle-Zélande avait fait le voyage d’Europe tout exprès pour apprendre les arts d’Europe et en enrichir sa patrie. (H. Smith, The natural History of the human species.)
  11. Voyez, sur cette question, mes études sur l’unité de l’espèce humaine, et notamment la Revue des Deux Mondes du 15 février 1861.
  12. Les Hovas, qui ont pris dans cette île la suprématie, présentent à un haut degré le type malais.
  13. Blumenbach en particulier partage l’espèce humaine en cinq races principales, et la race malaise est la cinquième dans sa classification.
  14. Dans le cours que j’ai fait au Muséum en 1862. Cette étude a reposé principalement sur l’examen d’une très belle série de tête osseuses faisant partie de nos collections anthropologiques, et dont le Muséum doit le plus grand nombre à M. Vrolik, l’éminent naturaliste que la Hollande vient de perdre. Cette origine en garantit l’authenticité.
  15. Il va sans dire que je ne parle pas ici des tribus mélanaisiennes encore à l’état de pureté plus ou moins complète qu’on rencontre au centre de certaines îles dont la plus grande partie est occupée par les races mixtes. C’est de ces dernières seules qu’il est ici question.
  16. Le Muséum possède la photographie et le portait à l’huile d’un jeune homme fille d’un créole et d’une Malaise. Tout le haut de la figure appartient au type blanc ; le type nègre, très accusé, reparaît dans le bas.
  17. On sait que les Dayaks habitent Bornéo. Earle les regarde comme composant le fond de la population de l’île entière, par conséquent comme la race bornéenne par excellence. Il excepte néanmoins, et avec raison, les tribus nègres (papoues ou aëtas) qui se trouvent encore à l’intérieur de cette grande île comme à l’intérieur de tant d’autres.
  18. Resembling very closely the brown race of the south sea islands.
  19. Une note de l’ouvrage de Prichard nous apprend qu’il tient de M. Earle lui-même qu’à l’extrémité nord-est de Timor il existe un village dont les habitans ont le teint plus clair que les Polynésiens en général. Quelques individus ont les cheveux roux, et Earle en a remis un échantillon à l’auteur que je cite. Cette observation rappelle celle de Wallis.
  20. J’emprunte ces exemples à l’ouvrage de M. Crawfurd.
  21. Cité par Prichard dans ses Researches into the physical history of mankind. — Voyez aussi l’étude de M. Dulaurier sur les langues et la littérature de l’archipel d’Asie dans la Revue du 15 juillet 1841.
  22. Ce travail n’a guère été fait, je crois, que pour la Nouvelle-Zélande.
  23. Jaquier à feuilles découpées (artocarpus incisa.)
  24. Chou caraibe (caladium esculentum). Les Polynésiens connaissaient plusieurs variétés de cette plante, dont la racine est très féculente. Les principales portent les noms de jappi, mapoura et diwi (Lesson).
  25. Dioscorea alata.
  26. Entre autres celle de l’arbre à pain, nommé plus haut, de l’aoa, espèce de figuier (ficus prolixa), de l’aouté, notre mûrier à papier (Broussonetia papyrifera).
  27. Le lin de la Nouvelle-Zélande (phormium tenax).
  28. Entre autres chez les tribus anthropophages de l’Amérique du Sud.
  29. Touai appartenait à cette famille.
  30. On sait que Bougainville avait donné ce nom à l’île de Tahiti.
  31. Ces abdications rappellent, mais d’une manière très exagérée, un trait des mœurs japonaises.
  32. On a un exemple frappant de ce fait dans ce qui s’est passé à Pitcairn. Les descendans des révoltés de la Bounty ont été forcés de s’expatrier au bout de soixante-six ans, faute de pouvoir se nourrir dans cette île qui les avait vus naître, et qu’ils quittaient en pleurant.
  33. Beaucoup de voyageurs ont parlé des aréoïs, mais ils n’ont guère vu de leurs institutions que ce qu’on en montrait au vulgaire. C’est à Mœrenhout que l’on doit presque tous les détails qui enlèvent à cette institution un peu de ce qu’elle a d’odieux.
  34. Dans les traditions cosmogoniques de la Nouvelle-Zélande, recueillies par sir George Gray, Tangaroa est seulement un des six premiers, dieux tous enfans de Rangi et de Papa, c’est-à-dire du Ciel et de la Terre (Polynesian Mythology). D’après Mœrenhout, ce serait là. une exception unique aux croyances universellement répandues dans tout le reste de la Polynésie.
  35. Le savant ethnologiste de l’expédition scientifique des États-Unis, M. Hale, s’appuyant sur un autre fragment du même chant recueilli par Mœrenhout, croit y trouver la preuve que le mot univers doit être remplacé par le nom de l’île d’où sont sorties les premières émigrations polynésiennes. Cette interprétation me semblerait s’accorder mal avec le passage qui vient après celui que j’ai cité, et où l’on voit Taaroa élever les deux, créer la lumière et le mouvement, etc. Tout me semble indiquer qu’il s’agit bien ici d’une légende cosmogonique, et non point d’une histoire mythique destinée à rappeler les diverses étapes de la race polynésienne.
  36. Les moraï sont en même temps de véritables temples.
  37. Voyez l’intéressante étude de M. Adolphe Barrot sur les Îles Sandwich dans la Revue des Deux Mondes du 1er et du 15 juin 1839.
  38. Cuzent, Tahiti. — Rapport sur le livre précédent par le docteur Rufz de Lavison, Bulletins de la Société d’anthropologie, t. II.