Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 12

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XII. Les Portugais ſe rendent maîtres de la navigation de la mer Rouge.

Les Portugais avoient prévu cet orage. Pour le prévenir, ils avoient ſongé, dès l’année précédente, à ſe rendre maîtres de la navigation de la mer Rouge, perſuadés qu’avec cet avantage ils n’auroient plus à craindre ni la concurrence, ni les forces de l’Égypte & de l’Arabie. Dans cette vue, ils avoient formé le deſſein de s’emparer de l’iſle de Socotora, ſituée à cent quatre-vingts lieues du détroit de Babelmandel, formé du côté de l’Afrique, par le cap de Gardafui, & du côté de l’Arabie, par celui de Fartaque.

Cette conquête devoit leur procurer un autre avantage, celui de les mettre en poſſeſſion du plus parfait aloës qui ait jamais été connu.

La plante qui produit ce ſuc & lui donne ſon nom, a des feuilles épaiſſes & charnues, du milieu deſquelles ſort un très-bel épi de fleurs rouges. On arrache ces feuilles, & l’on en exprime par une preſſion légère la portion la plus fluide, qui, purgée de ſes parties groſſières & épaiſſie au ſoleil, conſtitue l’aloës ſoccotrin, facile à diſtinguer des autres par la couleur fauve, ſon brillant, ſa tranſparence, ſon odeur forte, ſon goût amer & aromatique.

Triſtan d’Acunha parti du Portugal avec un armement conſidérable, attaqua cette iſle. Il fut combattu à la deſcente par Ibrahim, fils du roi des Fartaques, ſouverain d’une partie de l’Arabie & de Socotora. Ce jeune prince fut tué dans l’action. Les Portugais aſſiégèrent, & bientôt emportèrent d’aſſaut, la ſeule place qui étoit dans l’iſle ; quoiqu’elle fut défendue, juſqu’à la dernière extrémité, par une garniſon plus nombreuſe que leur petite armée. Les ſoldats de cette garniſon ne voulant point ſurvivre au fils de leur ſouverain, refusèrent de capituler, & ſe firent tuer juſqu’au dernier. L’intrépidité des troupes de d’Acunha étoit encore au-deſſus de ce courage.

Le ſuccès de cette entrepriſe ne produiſit pas les avantages qu’on en eſpéroit. Il ſe trouva que l’iſle étoit ſtérile, qu’elle n’avoit point de port, & que les navigateurs qui ſortoient de la mer Rouge, n’y touchoient jamais, quoiqu’on ne pût s’empêcher de la reconnoître, pour entrer dans ce golfe. Auſſi la flotte Égyptienne pénétra-t-elle ſans danger dans l’Océan-Indien. Elle ſe joignit à celle de Cambaye. Ces deux forces réunies combattirent avec avantage les Portugais, qui, venant d’expédier pour l’Europe un grand nombre de vaiſſeaux chargés de marchandiſes, ſe trouvoient conſidérablement affaiblis. Le triomphe fut court. Les vaincus reçurent des renforts & reprirent la ſupériorité pour ne la plus perdre. Les armemens qui continuèrent à partir d’Égypte, furent toujours battus & diſſipés par les petites eſcadres Portugaiſes, qui croiſoient à l’entrée du golfe.

Cependant, comme cette petite guerre donnoit toujours de l’inquiétude, occaſionnoit quelques dépenſes, Albuquerque crut devoir y mettre fin, par la deſtruction de Suez. Mille obſtacles traverſaient ce projet. La mer Rouge, qui sépare l’Arabie de la haute Éthiopie & d’une partie de l’Égypte, a trois cens cinquante lieues de long, ſur quarante de large. Comme nul fleuve ne s’y oppoſe à la force du flux de la mer, elle participe d’une manière plus ſenſible aux mouvemens de l’Océan, que les autres mers Méditerranées, ſituées à-peu-près ſous la même latitude. Elle eſt peu ſujette aux orages, & ne connoît preſque point d’autres vents que ceux du Nord & du Sud, qui ſont périodiques comme la mouſſon dans l’Inde, & qui fixent invariablement, dans cette mer, le tems de l’entrée & de la ſortie. On peut la partager en trois bandes. Celle du milieu eſt nette, navigable jour & nuit, ſur une profondeur de vingt-cinq à ſoixante braſſes d’eau. Les deux qui bordent les côtes, quoique pleines d’écueils, ſont préférées par les gens du pays, qui, obligés de ſe tenir au voiſinage des terres à cauſe de la petiteſſe de leurs bâtimens, ne gagnent le grand canal que lorſqu’ils craignent quelque coup de vent. La difficulté, pour ne pas dire l’impoſſibilité, d’aborder les ports répandus ſur la côte, fait que cette navigation eſt très-périlleuſe pour les grands vaiſſeaux, qui ne trouvent d’ailleurs ſur leur route qu’un nombre conſidérable d’iſles déſertes, arides & ſans eau.

Albuquerque, malgré ſes talens, ſon expérience & ſa fermeté, ne réuſſit pas à ſurmonter tant d’obſtacles. Après s’être enfoncé bien avant dans la mer Rouge, il fut obligé de revenir ſur les pas avec ſa flotte, qui avoit ſouffert de continuelles incommodités & couru de fort grands dangers. Une politique inquiète & cruelle lui fit imaginer des moyens d’arriver à ſon but, beaucoup plus hardis, mais qu’il croyoit plus infaillibles. Il vouloit que l’empereur d’Ethiopie, qui briguoit la protection du Portugal, détournât le cours du Nil, en lui ouvrant un paſſage pour ſe jetter dans la mer Rouge. L’Égypte ſeroit alors devenue en grande partie inhabitable, peu propre du moins au commerce. Lui-même il ſe propoſoit de jetter dans l’Arabie, par le golfe Perſique, trois ou quatre cens chevaux, qu’il croyoit ſuffiſans pour aller piller Médine & la Mecque. Il penſoit qu’une expédition de cet éclat remplirait de terreur les Mahométans, & arrêterait ce prodigieux concours de pélerins, le plus ſolide appui du commerce, dont il cherchoit à extirper les racines.

Des entrepriſes moins haſardeuſes, & plus utiles pour le moment, le portèrent à différer la ruine d’une puiſſance dont il ſuffiſoit d’arrêter alors la rivalité. La conquête de l’Égypte par les Turcs, quelques années après, rendit néceſſaires de plus grandes précautions. Les hommes de génie auxquels il fut donné de ſaiſir la chaîne des événemens qui avoient précédé & ſuivi le paſſage du cap de Bonne-Eſpérance, de porter des conjectures profondes ſur les bouleverſemens que ce nouveau chemin de navigation devoit prévenir, ne purent s’empêcher de regarder cette fameuſe découverte comme la plus grande époque de l’hiſtoire du monde.