Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 16

La bibliothèque libre.

XVI. Les Portugais font la conquête de Malaca.

Le pays, dont cette ville étoit la capitale, eſt une langue de terre fort étroite, qui peut avoir cent lieues de long. Il ne tient au continent que par la côte du nord, où il confine à l’état de Siam, ou plutôt au royaume de Johor, qui en a été démembré. Tout le reſte eſt baigné par la mer, qui le sépare de l’iſle de Sumatra, par un canal connu ſous le nom de détroit de Malaca.

La nature avoit pourvu au bonheur des Malais. Un climat doux, ſain & rafraîchi par les vents & les eaux ſous le ciel de la Zone Torride ; une terre prodigue de fruits délicieux, qui pourroient ſuffire à l’homme ſauvage, ouverte à la culture de toutes les productions néceſſaires à la ſociété ; des bois d’une verdure éternelle ; des fleurs qui naiſſent à côté des fleurs mourantes ; un air parfumé des odeurs vives & ſuaves, qui, s’exhalant de tous les végétaux d’une terre aromatique, allument le feu de la volupté dans les êtres qui reſpirent la vie. La nature avoit tout fait pour les Malais ; mais la ſociété avoit tout fait contre eux.

Le gouvernement le plus dur avoit formé le peuple le plus atroce dans le plus heureux pays du monde. Les loix féodales, nées parmi les rochers & les chênes du Nord, avoient pouſſé des racines juſque ſous l’équateur, au milieu des forêts & des campagnes chéries du ciel, où tout invitoit à jouir en paix d’une vie qui ſembloit ne devoir s’abréger & ſe perdre que dans l’uſage & l’excès des plaiſirs, C’eſt-là qu’un peuple eſclave obéiſſoit à un deſpote, que repréſentoient vingt tyrans. Le deſpotiſme d’un ſultan ſembloit s’être appeſanti ſur la multitude, en ſe ſubdiviſant entre les mains des grands vaſſaux.

Cet état de guerre & d’oppreſſion avoit mis la férocité dans tous les cœurs. Les bienfaits de la terre & du ciel, versés à Malaca, n’y avoient fait que des ingrats & des malheureux. Des maîtres vendoient leur ſervice, c’eſt-à-dire, celui de leurs eſclaves, à qui pouvoit l’acheter. Ils arrachoient leurs ſerfs à l’agriculture. Une vie errante & périlleuſe, ſur mer & ſur terre, leur convenoit mieux que le travail. Ce peuple avoit conquis un archipel immenſe, célèbre dans tout l’Orient ſous le nom d’iſles Malaiſes. Il avoit porté dans ſes nombreuſes colonies, ſes loix, ſes mœurs, ſes uſages, &, ce qu’il y avoit de ſingulier, la langue la plus douce de l’Aſie.

Cependant Malaca étoit devenu, par ſa ſituation, le plus conſidérable marché de l’Inde. Son port étoit toujours rempli de vaiſſeaux : les uns y arrivoient du Japon, de la Chine, des Philippines, des Moluques, des côtes orientales moins éloignées : les autres s’y rendoient du Bengale, de Coromandel, du Malabar, de Perſe, d’Arabie & d’Afrique. Tous ces navigateurs y traitoient entre eux, & avec les habitans, dans la plus grande sécurité. L’attrait des Malais pour le brigandage, avoit enfin cédé à un intérêt plus sûr que les ſuccès toujours vagues, toujours douteux de la piraterie.

Les Portugais voulurent prendre part à ce commerce de toute l’Aſie. Ils ſe montrèrent d’abord à Malaca comme ſimples négocians. Leurs uſurpations dans l’Inde avoient rendu leur pavillon ſi ſuſpect, & les Arabes communiquèrent ſi rapidement leur animoſité contre ces conquérans, qu’on s’occupa au ſoin de les détruire. On leur tendit des pièges, où ils tombèrent. Pluſieurs d’entre eux furent maſſacrés, d’autres mis aux fers. Ce qui put échapper, regagna les vaiſſeaux, qui ſe ſauvèrent au Malabar.

Albuquerque n’avoit pas attendu cette violence, pour ſonger à s’emparer de Malaca. Cependant elle dut lui être agréable, parce qu’elle donnoit à ſon entrepriſe un air de juſtice, propre à diminuer la haine qu’elle devoit naturellement attirer au nom Portugais. Le tems auroit affaibli une impreſſion qu’il croyoit lui être avantageuſe ; il ne différa pas d’un inſtant ſa vengeance. Cette activité avoit été prévue ; & il trouva, en arrivant devant la place, au commencement de 1511, des diſpoſitions faites pour le recevoir.

Un obſtacle plus grand que cet appareil formidable, enchaîna pendant quelques jours la valeur du général chrétien. Son ami Araûjo étoit du nombre des priſonniers de la première expédition. On menaçoit de le faire périr, au moment où commenceroit le ſiège. Abulquerque étoit ſenſible, & il étoit arrêté par le danger de ſon ami, lorſqu’il en reçut ce billet : Ne penſez qu’à la gloire & à l’avantage du Portugal ; ſi je ne puis être un inſtrument de votre victoire, que je n’y fois pas au moins un obſtacle. La place fut attaquée & priſe, après bien des combats douteux, ſanglans & opiniâtres. On y trouva des tréſors immenſes, de grands magaſins, tout ce qui pouvoit rendre la vie délicieuſe, & l’on y conſtruiſit une citadelle, pour garantir la fiabilité de la conquête.

Comme les Portugais ſe bornèrent à la poſſeſſion de la ville, ceux des habitans, tous ſectateurs d’un mahométiſme fort corrompu, qui ne voulurent pas ſubir le nouveau joug, s’enfoncèrent dans les terres, ou ſe répandirent ſur la côte. En perdant l’eſprit de commerce, ils ont repris toute la violence de leur caractère. Ce peuple ne marche jamais ſans un poignard, qu’il appelle crid. Il ſemble avoir épuisé toute l’invention de ſon génie ſanguinaire, à forger cette arme meurtrière. Rien de ſi dangereux, que de tels hommes avec un tel inſtrument. Embarqués ſur un vaiſſeau, ils poignardent tout l’équipage au moment de la plus profonde sécurité. Depuis qu’on a connu leur perfidie, tous les Européens ont pris la précaution de ne pas ſe ſervir de Malais pour matelots. Mais ces barbares enchériſſant ſur leurs anciennes mœurs, où le fort ſe faiſoit honneur d’attaquer le foible, animés aujourd’hui par une fureur inexplicable de périr ou de tuer, vont avec un bateau de trente hommes, aborder nos vaiſſeaux, & quelquefois ils les enlèvent. Sont-ils repouſſés : ce n’eſt pas, du moins, ſans emporter avec eux la conſolation de s’être abreuvés de ſans.

Un peuple à qui la nature a donné cette inflexibilité de courage, peut bien être exterminé, mais non ſoumis par la force. Il n’y a que l’humanité, l’attrait des richeſſes ou de la liberté, l’exemple des vertus & de la modération, une adminiſtration douce, qui puiſſent le civiliſer. Il faut le rendre ou le laiſſer à lui-même, avant de former avec lui des liaiſons qu’il repouſſe. La voie de la conquête ſeroit, peut-être, la dernière qu’il faudroit tenter : elle ne feroit qu’exalter en lui l’horreur d’une domination étrangère, & qu’effaroucher tous les ſentimens de la ſociabilité. La nature a placé certains peuples au milieu de la mer, comme les lions dans les déſerts, pour être libres. Les tempêtes, les ſables, les forêts, les montagnes & les cavernes, font l’aſyle & les remparts de tous les êtres indépendans. Malheur aux nations policées, qui voudront s’élever contre les forces & les droits des peuples inſulaires & ſauvages ! Elles deviendront cruelles & barbares ſans fruit ; elles femeront la haine dans la dévaluation, & ne recueilleront que l’opprobre & la vengeance.

Après la priſe de Malaca, les rois de Siam, de Pégu, plusieurs autres, concernés d’une victoire ſi fatale à leur indépendance, envoyèrent à Albuquerque des ambaſſadeurs pour le féliciter, lui offrir leur commerce, & lui demander l’alliance du Portugal.