Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 18

La bibliothèque libre.

XVIII. Cauſes de la grande énergie des Portugais.

Si l’on doit être étonné du nombre de ſes victoires & de la rapidité de ſes conquêtes, quel droit n’ont pas à notre admiration, les hommes intrépides auxquels il avoit l’honneur de commander ? Avoit-on vu juſqu’alors une nation avec ſi peu de puiſſance, faire de ſi grandes choſes ? Il n’y avoit pas quarante mille Portugais ſous les armes, & ils faiſoient trembler l’empire de Maroc, tous les barbares d’Afrique, les Mammelus, les Arabes & tout l’Orient, depuis l’iſle d’Ormuz juſqu’à la Chine. Ils n’étoient pas un contre cent ; & ils attaquoient des troupes, qui, ſouvent avec des armes égales, diſputoient leurs biens & leur vie juſqu’à l’extrémité. Quels hommes devoient donc être alors les Portugais, & quels reſſorts extraordinaires en avoient fait un peuple de héros ?

Il y avoit près d’un ſiècle qu’ils combattaient contre les Maures, lorſque le comte Henri, de la maiſon de Bourgogne, débarqua en Portugal avec pluſieurs chevaliers Fran- çois, dans le deſſein d’aller faire la guerre en Caſtille ſous le célèbre Cid, dont la réputation les avoit attirés. Les Portugais les invitèrent à les ſeconder contre les infidèles ; les chevaliers y conſentirent, & la plupart même s’établirent en Portugal. L’inſtitution de la chevalerie, une de celles qui ont le plus élevé la nature humaine ; cet amour de la gloire ſubſtitué à celui de la patrie ; cet eſprit épuré de la lie des ſiècles barbares, né des vices même du gouvernement féodal, pour en réparer ou tempérer les maux : la chevalerie reparut alors ſur les bords du Tage, avec tout l’éclat qu’elle avoit eu dans ſa naiſſance en France & en Angleterre. Les rois cherchèrent à la conſerver, à l’étendre, par l’établiſſement de pluſieurs ordres formés ſur le modèle des anciens, & dont l’eſprit étoit le même ; c’eſt-à-dire, un mélange d’héroiſme, de galanterie & de dévotion.

Les rois élevoient encore l’eſprit de la nation, par la ſorte d’égalité avec laquelle ils traitoient la nobleſſe, & par les limites qu’ils donnèrent eux-mêmes à leur autorité. Ils aſſembloient ſouvent les états-généraux, ſans leſquels il n’y a point proprement de nation. Ce fut de ces états, qu’Alphonſe reçut le ſceptre après la priſe de Liſbonne. Ce fut avec eux, que ſes ſucceſſeurs donnèrent long-rems des loix. Pluſieurs de ces loix étoient propres à inſpirer l’amour des grandes choſes. La nobleſſe étoit accordée à des ſervices de diſtinction ; à celui qui avoit tué ou pris un général ennemi, ou ſon écuyer ; à celui qui, priſonnier chez les Maures, avoit refusé de racheter ſa liberté par le ſacrifice de ſa religion. On ôtoit la nobleſſe à quiconque inſultoit une femme, rendoit un faux témoignage, manquoit de fidélité, ou déguiſoit la vérité au roi. Si cet uſage a ceſſé, eſt-ce la faute des ſujets qui n’ont pas osé dire la vérité aux ſouverains, ou la faute des ſouverains qui n’ont pas voulu l’entendre ?

Les guerres que les Portugais avoient ſoutenues pour défendre leurs biens & leur liberté, étoient en même-tems des guerres de religion. Ils étoient remplis de ce fanatiſme féroce, mais brillant, que les papes avoient répandu dans le tems des croiſades. Les Portugais étoient donc des chevaliers armés pour leurs biens, leurs femmes, leurs enfans, & pour leurs rois, chevaliers comme eux. C’étoient encore des croisés qui, défendant le chriſtianiſme, combattaient pour leur patrie. Ajoutez qu’ils étoient une petite nation, une puiſſance très-bornée : or ce n’eſt guère que dans les petits états, ſouvent en danger, qu’on ſent pour la patrie un enthouſiaſme, que n’ont jamais connu les grands peuples qui jouiſſent de plus de sécurité.

Les principes d’activité, de force, d’élévation, de grandeur, qui étoient réunis à la fois dans cette nation, ne ſe perdirent pas après l’expulſion des Maures. On pourſuivit ces ennemis de l’état & de la foi, juſqu’en Afrique. On eut quelques guerres contre les rois de Caſtille & de Léon. Enfin, pendant les tems qui précédèrent les expéditions de l’Inde, la nobleſſe, éloignée des villes & de la cour, conſervoit dans ſes châteaux les portraits & les vertus de ſes pères.

Dès qu’il fut queſtion de tenter des conquêtes en Afrique & en Aſie, une paſſion nouvelle s’unit à tous les reſſorts dont nous venons de parler, pour ajouter encore de la force au génie des Portugais. Cette paſſion, qui devoit d’abord exalter toutes les autres, mais anéantir bientôt leur principe généreux, fut la cupidité. Ils partirent en foule pour aller s’enrichir, ſervir l’état & faire des converſions. Ils parurent dans l’Inde plus que des hommes, juſqu’à la mort d’Albuquerque. Alors les richeſſes, qui étoient l’objet & le fruit de leurs conquêtes, corrompirent tout. Les paſſions nobles firent place au luxe & aux jouiſſances, qui ne manquent jamais d’énerver les forces du corps & les vertus de l’âme. La foibleſſe des ſucceſſeurs du grand Emmanuel, les hommes médiocres qu’il choiſit lui-même pour vice-rois des Indes, firent dégénérer peu-à-peu les Portugais.

Cependant Lopès-Soarez, qui prit la place d’Albuquerque, ſuccéda à ſes projets. Il abolit une coutume barbare, établie dans le pays de Travancor, près de Calicut. Ces peuples conſultoient des ſorciers ſur la deſtinée de leurs enfans. Si les devins promettoient à ces enfans une deſtinée heureuſe, on les laiſſoit vivre ; s’ils les menaçoient de quelques grands malheurs, on les égorgeoit. Soarez fit conſerver ces enfans. Il eut à lutter quelque tems contre les mouvemens dont ſa nation étoit menacée aux Indes. Lorſqu’il fut délivré de cette inquiétude, il ne ſongea plus qu’à s’ouvrir la route de la Chine.