Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 21

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XXI. État de la Chine, ſelon ſes détracteurs.

Pour juger, diſent-ils, d’une nation, également fermée aux étrangers qui n’ont pas la liberté d’y entrer, & aux indigènes qui n’ont pas celle d’en ſortir, il faut partir de quelques points d’appui, peu ſolides peut-être, mais reçus pour bons. Ces points d’appui, ce seront les faits même allégués par les admirateurs de la Chine. Nous les avouerons, sans les discuter ; & nous nous contenterons d’en tirer les conséquences, qui en découlent nécessairement.

I°. La Chine jouissoit ou étoit affligée d’une population immense, lorsqu’elle fut conquise par les Tartares ; & de ce que les loix de cet empire furent adoptées par le vainqueur, on en conclut qu’elles devoient être bien sages.

Cette soumission du Tartare au gouvernement Chinois ne nous paroît pas une preuve de sa bonté. La nature veut que les grandes masses commandent aux petites ; & cette loi s’exécute au moral comme au physique. Or, si l’on compare le nombre des conquérans de la Chine au nombre des peuples conquis, on trouvera que pour un Tartare il y avoit cinquante mille Chinois. Un individu peut-il changer les usages, les mœurs, la législation de cinquante mille hommes ? & d’ailleurs, comment ces Tartares n’auroient-ils pas adopté les loix de la Chine, bonnes ou mauvaises, n’en ayant point à leur subsſituer ? Ce que cette étrange révolution montre le plus évidemment, c’eſt la lâcheté de la nation ; c’eſt ſon indifférence pour ſes maîtres, un des principaux caractères de l’eſclave. Paſſons à la population de la Chine.

2°. L’agriculture a été de tems immémorial en honneur à la Chine. C’eſt un fait ſur lequel il n’y a pas deux ſentimens. Or, toute région agricole, qui jouit d’une longue paix ; qui n’éprouve point de révolutions ſanglantes ; qui n’eſt ni opprimée par la tyrannie, ni dévaſtée par des maladies de climat, & où l’on voit le laborieux citoyen ramaſſer dans la plaine un panier de terre, le porter au ſommet des montagnes, en couvrir la pointe nue d’un rocher, & la retenir par de petites paliſſades, doit abonder en habitans. En effet, ces habitans ſe livreroient-ils à des travaux inſensés, ſi la plaine où ils ont ramaſſé la poignée de terre étoit inculte, déſerte & abandonnée au premier qui voudroit l’occuper ? S’il leur étoit libre de s’étendre dans les campagnes, reſteroient-ils entaſſés aux environs des villes ? La Chine & toute la Chine eſt donc très-peuplée.

Le pays eſt coupé par un grand nombre de canaux. Ces canaux ſeroient ſuperflus, s’ils n’établiſſoient pas une communication, néceſſaire & fréquente d’un lieu à un autre lieu. Qu’annoncent-ils, ſinon un grand mouvement intérieur, & conséquemment une population très-conſidérable ?

Toute contrée agricole, où les diſettes font fréquentes, où ces diſettes ſoulèvent des milliers d’hommes ; où dans ces ſoulèvemens il ſe commet plus de forfaits, plus de meurtres, plus d’incendies, plus de pillage qu’il ne s’en commettroit dans l’irruption d’une horde de ſauvages, & où, le tems de la diſette & de la révolte paſſé, l’adminiſtration ne recherche pas le coupable, renferme certainement plus d’habitans qu’elle n’en peut nourrir. Ne ſeroit-ce pas le plus abſurde des peuples que le Chinois, ſi le défaut accidentel des ſubſiſtances provenoit de ſa négligence, ſoit à cultiver ſes terres, ſoit à pourvoir à ſes approviſionnemens ? Mais la Chine, pays immenſe, contrée fertile, ſi bien cultivée, ſi merveilleuſement adminiſtrée, n’en eſt pas moins exposée à cette ſorte de calamité. Il faut donc qu’il y ait dix fois, vingt fois plus d’habitans que d’arpens de terres.

Tout pays où l’on foule aux pieds un ſentiment ſi naturel qu’il eſt commun à l’homme & à la brute, la tendreſſe des pères & des mères pour leurs petits, & où l’on ſe réſout à les tuer, à les étouffer, à les expoſer, ſans que la vindicte publique s’y oppoſe, a trop d’habitans, ou eſt habité par une race d’hommes, comme il n’y en a aucune autre ſur la ſurface du globe. Or, c’eſt ce qui ſe paſſe à la Chine ; & nier ce fait ou l’affoiblir, ce ſeroit jetter de l’incertitude ſur tous les autres.

Mais un dernier phénomène qui achève de confirmer l’exceſſive population de la Chine, c’eſt le peu de progrès des ſciences & des arts, depuis l’époque très éloignée qu’on les y cultive. Les recherches s’y ſont arrêtées au point où, ceſſant d’être utiles, elles commencent à devenir curieuſes. Il y a plus de profit à faire à l’invention du plus petit art pratique, qu’à la plus ſublime découverte qui ne montreroit que du génie.

On fait plus de cas de celui qui ſait tirer parti des recoupes de la gaze, que de celui qui réſoudroit le problème des trois corps. C’eſt-là ſur-tout que ſe fait la queſtion qu’on n’entend que trop ſouvent parmi nous : À quoi cela ſert-il ? Je demande ſi ce repos, contraire au penchant naturel de l’homme, qui veut toujours voir au-delà de ce qu’il a vu, peut s’expliquer autrement que par une population qui interdiſe l’oiſiveté, l’eſprit de méditation, & qui tienne la nation ſoucieuſe, continuellement occupée de ſes beſoins. La Chine eſt donc la contrée de la terre la plus peuplée.

Cela ſupposé, ne s’enſuit-il pas qu’elle eſt la plus corrompue ? L’expérience générale ne nous apprend-elle pas que les vices des ſociétés ſont en proportion du nombre des individus qui la compoſent ? Et que me repliqueroit-on ſi j’aſſurois que les mœurs Chinoiſes doivent-être, dans toute l’étendue de l’empire, plus mauvaiſes encore que dans nos plus ſuperbes cités, où l’honneur, ſentiment étranger au Chinois, donne de l’éclat aux vertus & tempère les vices ?

Ne puis-je pas demander quel eſt & quel doit être le caractère d’un peuple où l’on voit, dans des occaſions aſſez fréquentes, une province fondre ſur une autre province, & en égorger impitoyablement, impunément les habitans ? Si ce peuple peut avoir des mœurs bien douces ? Si une nation où les loix ne préviennent ni ne puniſſent l’expoſition ou le meurtre des nouveaux-nés, eſt civilisée ou barbare ? Si le ſentiment de l’humanité, la bienfaiſance, la commisération y ſubſiſtent dans un degré bien éminent ? & ſi un peuple, que les circonſtances les plus extraordinaires invitoient à fonder des colonies, eſt bien ſage, lorſqu’il n’imagine pas ou qu’il dédaigne un remède auſſi ſimple, auſſi sûr, à des malheurs effroyables & toujours renaiſſans ?

Il eſt difficile juſqu’ici de faire grand cas de la prudence chinoiſe. Voyons ſi l’examen de la conſtitution de l’empire, de la conduite du ſouverain & de ſes miniſtres, de la ſcience des lettrés & des mœurs du peuple, ne nous en donneront pas une idée plus ſublime.

3°. Un auteur grave, qui n’eſt pas dans la foule des admirateurs de la ſageſſe chinoiſe, dit expreſſément que le bâton eſt le ſouverain de la Chine. Sur ce mot plaiſant & profond, on aura, je crois, quelque peine à ſe perſuader qu’une nation, où l’homme eſt traité comme on traite ailleurs les animaux, ait quelque choſe des mœurs ombrageuſes & délicates de notre Europe, où un mot injurieux ſe lave dans le ſang, où la menace du geſte ſe venge par la mort. Le Chinois doit être pacifique & bénin. Tant mieux, ajouterons nos antagoniſtes.

Cependant, c’eſt comme père de ſes ſujets que le prince à la Chine eſt conſidéré, obéi, reſpecté… Et nous ajouterons à notre tour : tant pis. Cela me garantit bien l’humble ſoumiſſion des enfans ; mais non la bonté du père. Veut-on précipiter un peuple dans une abjection dont il ne ſe relèvera jamais ? On n’a qu’à conſacrer le titre de deſpote par celui de père. Par-tout les enfans qui oſent lever la main ſur leurs parens, ſont des monſtres rares ; &, malgré l’autorité des loix qui limitent l’autorité paternelle, les parens qui maltraitent leurs enfans ne ſont malheureuſement par-tout que des monſtres trop communs. L’enfant ne demande point à ſon père compte de ſa conduite ; & la liberté, ſans ceſſe en péril, ſi le chef eſt à l’abri de toute pourſuite par ſa qualité infiniment reſpectable de père, ſera nulle ſous un deſpote qui impoſera un ſilence abſolu ſur ſon adminiſtration.

Nous nous trompons peut-être ; mais les Chinois nous ſemblent courbés ſous le joug d’une double tyrannie, de la tyrannie paternelle dans la famille, de la tyrannie civile dans l’Empire. D’où nous oſerions conclure qu’ils doivent être les plus doux, les plus inſinuans, les plus reſpectueux, les plus timides, les plus vils & les moins dangereux des eſclaves ; à moins qu’il ne ſe ſoit fait, en leur faveur, une exception à l’expérience de tous les peuples & de tous les ſiècles. Quel eſt parmi nous l’effet du deſpotiſme paternel ? Le reſpect extérieur & une haine impuiſſante & ſecrète pour les pères. Quel a été & quel eſt chez toutes les nations l’effet du deſpotiſme civil ? La baſſeſſe & l’extinction de toute vertu. S’il en eſt autrement à la Chine, on nous apprendra comment cette merveille s’y eſt opérée.

Voici ce qu’on dit… L’empereur fait qu’il règne ſur une nation qui n’eſt attachée aux Loix qu’autant qu’elles font ſon bonheur… Y a-t-il entre le Chinois & l’Européen quelque différence ſur ce point ?… L’empereur ſait que s’il ſe livroit à la tyrannie, il s’expoſeroit à tomber du trône… Eſt-ce que les hiſtoires anciennes & modernes n’offrent pas des exemples de ce juſte & terrible châtiment ? Qu’ont-ils produit ? Dira-t-on que le Chinois ſouffre l’oppreſſion plus impatiemment que l’Anglois ou le François, ou que la Chine n’a été, n’eſt, & ne ſera jamais gouvernée que par des monarques accomplis ? Ô révérence des tems paſſés & des contrées éloignées, combien tu nous fais dire de ſottiſes ! La clémence, la fermeté, l’application, les lumières, l’amour des peuples, la juſtice ſont des qualités que la nature n’accorde, même séparées, qu’à des hommes rares ; & il n’en eu preſque aucun en qui elles ne ſoient malheureuſement plus ou moins affaiblies par la dangereuſe jouiſſance du pouvoir ſuprême. La Chine ſeule aura donc échappé à cette malédiction qui a commencé avec toutes les autres ſociétés, & qui durera autant qu’elles.

Aſſurément. Car il y a à côté du trône un tribunal toujours ſubſiſtant, qui tient un compte fidèle & rigoureux des actions de l’empereurEt ce tribunal n’exiſte-t-il pas dans toutes les contrées ? Les ſouverains l’ignorent-ils ? le redoutent-ils ? le reſpectent-ils ? La différence de notre tribunal à celui de la Chine, c’eſt que le nôtre, composé de la maſſe entière de la nation, eſt incorruptible, & que le tribunal Chinois n’eſt composé que d’un petit nombre de lettrés. Ô l’heureuſe contrée que la Chine ! Ô la contrée unique, où l’hiſtoriographe du prince n’eſt ni puſillanime, ni rampant, ni acceſſible à la séduction ; & où le prince, qui peut faire couper la tête ou la main à ſon hiſtoriographe, pâlit d’effroi, lorſque celui-ci prend la plume ! Il n’y eut jamais que les bons rois qui craigniſſent le jugement de leurs contemporains & le blâme de la poſtérité.

Auſſi, les ſouverains de la Chine ſont-ils bons, juſtes, fermes, éclairés… Tous, ſans exception ? Il en eſt, je crois, du palais impérial de la Chine comme du palais du ſouverain de toutes les autres contrées. Il eſt un, au milieu de la multitude innombrable des habitations des ſujets : c’eſt-à-dire, que pour une fois qu’il arrive au génie & à la vertu de tomber du ciel ſur la demeure du maître, cent mille fois ils doivent tomber à côté. Mais cette loi de la nature n’a peut-être pas lieu à la Chine comme en Europe, où nous ſerions trop heureux ſi, après dix mauvais ſucceſſeurs d’un bon roi, il en naiſſoit un qui lui reſſemblât.

Mais l’autorité ſouveraine eſt limitée à la Chine… Où ne l’eſt-elle pas ? Comment, par qui eſt-elle limitée à la Chine ? Si la barrière qui protège le peuple n’eſt pas hériſſée de lances, d’épées, de bayonnettes dirigées vers la poitrine ou la tête ſacrée de l’empereur père & deſpote, nous craindrons, mal-à-propos peut-être, mais nous craindrons que cette barrière ne ſoit à la Chine qu’une grande toile d’araignée ſur laquelle on auroit peint l’image de la juſtice & de la liberté, mais au travers de laquelle, l’homme qui a de bons yeux apperçoit la tête hideuſe du deſpote. Y a-t-il eu un grand nombre de tyrans déposés, empriſonnés, jugés, mis à mort ? Voit-on ſur la place publique un échaffaud ſans ceſſe dégouttant du ſang des ſouverains ? Pourquoi cela n’eſt-il pas ?

Pourquoi ?… C’eſt que la Chine eſt revenue par une ſuite de révolutions à l’état dont les autres contrées ſe ſont éloignées, au gouvernement patriarchal…… Nous en demandons pardon à nos adverſaires : mais le gouvernement patriarchal d’une contrée immenſe, d’une famille de deux cens millions d’individus, nous paroît une idée preſque auſſi creuſe que celle d’une république de la moitié du monde connu. Le gouvernement républicain ſuppoſe une contrée allez étroite pour le prompt & facile concert des volontés ; le gouvernement patriarchal, un petit peuple Nomade renfermé ſous des tentes. La notion du gouvernement patriarchal de la Chine eſt une eſpèce de rêverie qui feroit ſourire l’empereur & ſes mandarins.

4°. Les mandarins ne tenant point à des familles riches & puiſſantes, l’empire eſt en paix… Choſe ſingulière ! L’empire eſt en paix, & cela par la raiſon même qui devroit ſouvent le troubler ; à moins que Richelieu ne fût un mauvais politique, lorſqu’il vouloit que les grandes places ne fuſſent pas accordées à des gens de rien qui ne tiennent qu’à leur devoir.

Ces hommes d’état n’excitent point de troubles c’eſt un fait… Et c’en eſt peut-être un encore qu’ils n’ont point de pauvres parens à protéger, point de flatteurs à combler de grâces, point de mignons ou de maîtreſſes à enrichir : également ſupérieurs à la séduction & à l’erreur. Mais ce qui eſt très-inconteſtable, c’eſt que les magiſtrats ou chefs de la juſtice promènent eux-mêmes, ſans pudeur, les marques de leur dégradation & de leur ignominie. Or, qu’eſt-ce qu’un magiſtrat portant ſa bannière ou l’enſeigne de ſon aviliſſement, ſans en être moins fier ? Qu’eſt-ce qu’un peuple chez lequel ce magiſtrat n’eſt pas moins honoré ?

5°. Après le ſouverain & le mandarin ſe préſente le lettré ; & qu’eſt-ce que le lettré ? C’eſt un homme élevé dans une doctrine qui inſpire l’humanité ; qui la prêche ; qui prêche l’amour de l’ordre, la bienfaiſance, le reſpect pour les loix ; qui répand ces ſentimens dans le peuple, & lui en montre l’utilité…… Et n’avons-nous pas dans nos écoles, dans nos chaires, parmi nos eccléſiaſtiques, nos magiſtrats & nos philoſophes, des hommes qui ne le cèdent, je crois, aux lettrés, ni en lumières, ni en bonnes mœurs ; qui exercent les mêmes fonctions, de vive voix & par écrit, dans la capitale, dans les grandes villes, dans les moindres cités, dans les bourgs & dans les hameaux. Si la ſageſſe d’une nation étoit proportionnée au nombre de ſes docteurs, aucune ne ſeroit plus ſage que la nôtre.

Nous avons parcouru les hautes claſſes de l’Empire. Deſcendons maintenant aux conditions inférieures, & jettons un coup-d’œil ſur les mœurs populaires.

6°. On a quelques ouvrages de mœurs traduits du Chinois. Qu’y voyons-nous ? d’infâmes ſcélérats exerçant les fonctions de la police ; l’innocent condamné, battu, fouetté, empriſonné ; le coupable abſous à prix d’argent, ou châtié ſi l’offensé eſt plus puiſſant : tous les vices de nos cités & de l’intérieur de nos maiſons, avec un aſpect plus hideux & plus dégoûtant.

7°. Mais rien ne peut donner des notions plus juſtes des mœurs populaires que l’éducation. Comment l’enfance eſt-elle formée à la Chine ? On y contraint un enfant à reſter aſſis des heures entières, immobile, en ſilence, les bras croisés ſur la poitrine, dans l’état de méditation & de recueillement. Quel fruit eſpérer d’un exercice habituel auſſi contraire à la nature ? Un homme d’un bon ſens ordinaire répondroit, la taciturnité, la fineſſe, la fauſſeté, l’hypocriſie, & tous ces vices ; accompagnés du ſang-froid particulier au méchant. Il penſeroit qu’à la Chine, la franchiſe, cette aimable franchiſe qui charme dans les enfans, cette naïve ingénuité qui ſe fane à meſure qu’ils avancent en âge, & qui concilie la confiance univerſelle au petit nombre de ceux qui ont le bonheur de la conſerver, eſt étouffée dès le berceau.

8°. Le code de la politeſſe chinoiſe eſt fort long… Un homme d’un bon ſens ordinaire en concluroit qu’elle ceſſe d’être à la Chine l’expreſſion ſimple & naturelle des égards & de la bienveillance ; que ce n’eſt qu’une étiquette ; & il regarderoit l’apparence cordiale de ces voituriers embourbés, qui s’agenouillent les uns devant les autres, s’embraſſent, s’adreſſent les noms les plus tendres, & ſe ſecourent, comme une eſpèce de momerie d’uſage chez un peuple cérémonieux.

9°. Il y a un tribunal érigé contre les fautes dans les manières…… Un homme d’un bon ſens ordinaire ſoupçonneroit que la juſtice y eſt mieux adminiſtrée contre ces minutieux délits, que dans les tribunaux civils contre les grands forfaits ; & il douteroit beaucoup que ſous les entraves des rites, des cérémonies, des formalités, l’âme pût s’élever, le génie exercer ſon reſſort. Il penſeroit qu’un peuple cérémonieux ne peut être que petit ; &, ſans avoir vécu, ni à Pékin, ni à Nankin, il prononceroit qu’il n’y a aucune contrée ſur la terre où on ſe ſoucie moins de la vertu, & où l’on en ait plus les apparences.

10°. Tous ceux qui ont commercé avec les Chinois, conviennent unanimement que l’on ne ſauroit trop prendre de précautions, ſi l’on ne veut pas en être dupé. Ils ne rougiſſent pas même de leur mauvaiſe foi.

Un Européen, arrivé pour la première fois dans l’empire, acheta des marchandiſes d’un Chinois, qui le trompa ſur la qualité & ſur le prix. Les marchandiſes avoient été portées à bord du vaiſſeau, & le marché étoit conſommé. L’Européen ſe flatta que peut-être il toucheroit le Chinois par des repréſentations modérées, & il lui dit : Chinois, tu m’as vendu de mauvaises marchandises… Cela se peut, lui répondit le Chinois, mais il faut payer… Tu as blessé les loix de la justice, & abusé de ma confiance… Cela se peut, mais il faut payer… Mais tu n’es donc qu’un fripon, un malheureux ?… Cela se peut, mais il faut payer… Quelle opinion veux-tu donc que je remporte dans mon pays de ces Chinois si renommés par leur sagesse ? Je dirai que vous n’êtes que de la canaille… Cela se peut, mais il faut payer… L’Européen, après avoir renchéri sur ces injures de toutes celles que la fureur lui dicta, sans en avoir arraché que ces mots froids & froidement prononcés : Cela se peut, mais il faut payer, délia sa bourse & paya. Alors le Chinois prenant son argent lui dit : Européen, au lieu de tempêter comme tu viens de faire, ne valoit-il pas mieux te taire, & commencer par où tu as fini ? car qu’y as-tu gagné ?

Le Chinois n’a donc pas même un reste de pudeur commune à tous les fripons qui veulent bien l’être, mais qui ne souffrent pas qu’on le leur dise. Il est donc parvenu au dernier degré de la dépravation. Et qu’on n’imagine pas que ce ſoit ici un exemple particulier. Ce flegme eſt l’effet naturel de cette réſerve qu’inſpire l’éducation chinoiſe.

Et qu’on ne m’objecte pas que les Chinois obſervent entre eux une fidélité dont ils ſe croient diſpensés avec l’étranger. Cela n’eſt pas, parce que cela ne peut être. On n’eſt pas alternativement honnête & malhonnête. Celui qui s’eſt fait l’habitude de tromper l’étranger, eſt trop ſouvent exposé à la tentation de tromper ſes concitoyens, pour y réſiſter conſtamment.

11°. Mais à vous entendre, me dira-t-on, la Chine eſt preſque une contrée barbare… C’eſt pis encore. Le Chinois, à demi-civilisé, eſt à nos yeux un barbare à prétentions, un peuple profondément corrompu, condition plus malheureuſe que la barbarie pure & naturelle. Le germe de la vertu peut ſe développer dans le barbare, par un enchaînement de circonſtances favorables ; mais nous n’en connoiſſons pas, nous n’en imaginons point qui puiſſent rendre ce grand ſervice au Chinois, en qui ce germe eſt, non pas étouffé, mais totalement détruit. Ajoutez à la dépravation & à l’ignorance de ce peuple la vanité la plus ridicule. Ne dit-il pas qu’il a deux yeux, que nous n’en avons qu’un, & que le reſte de la terre eſt aveugle ? Ce préjugé, l’exceſſive population, l’indifférence pour les ſouverains, qui peut-être en eſt une fuite, l’attachement opiniâtre à ſes uſages, la loi qui lui défend de ſortir de ſon pays : toutes ces raiſons doivent le fixer pendant une ſuite indéfinie de ſiècles dans ſon état actuel. Apprend-on quelque choſe à celui qui croit tout ſavoir, ou qui mépriſe ce qu’il ignore ? Comment enſeigner la ſageſſe à celui qui s’eſtime le ſeul ſage ? Comment perfectionner celui qui ſe tient pour parfait ? Nous oſons le prédire, le Chinois ne s’améliorera, ni par la guerre, ni par la peſte, ni par la famine, ni par la tyrannie plus inſupportable, & par cette raiſon même plus propre que tous les fléaux réunis à régénérer leur nation en l’accablant.

12°. Nous ignorons ſi les autres peuples de l’Univers ſervent beaucoup aux Chinois, mais à quoi les Chinois ſont-ils bons pour le reſte de la terre ? Il ſemble que leurs panégyriſtes aient affecté de leur donner une grandeur coloſſale, & de nous réduire à la petite ſtature du pygmée. Nous nous ſommes occupés, nous, à les montrer tels qu’ils ſont ; & juſqu’’à ce qu’on nous apporte de Pékin des ouvrages de philoſophie ſupérieurs à ceux de Deſcartes & de Locke ; des traités de mathématiques à placer à côté de ceux de Newton, de Leibnitz & de leurs ſucceſſeurs ; des morceaux de poéſie, d’éloquence, de littérature, d’érudition que nos grands écrivains daignent lire, & dont ils ſoient forcés d’avouer la profondeur, la grâce, le goût & la fineſſe ; des diſcours ſur la morale, la politique, la légiſlation, la finance & le commerce, où il y ait une ligne nouvelle pour nos bons eſprits ; des vaſes, des ſtatues, des tableaux, de la muſique, des plans d’architecture qui puiſſent arrêter les regards de nos artiſtes ; des inſtrumens de phyſique, des machines où notre infériorité ſoit bien démontrée : juſqu’alors nous rendrons au Chinois ſon propos, & nous lui dirons qu’il a peut-être un œil, que nous en avons deux ; & nous nous garderons bien d’inſulter aux autres nations que nous avons laiſſées en arrière, & qui ſont peut-être deſtinées à nous devancer un jour. Qu’eſt-ce que ce Confucius dont on parle tant, ſi on le compare à Sidney & à Monteſquieu ?

13°. La nation Chinoiſe eſt la plus laborieuſe que l’on connoiſſe… Nous n’en doutons pas. Il faut bien qu’elle travaille, & qu’après avoir travaillé elle travaille encore. N’y eſt-elle pas condamnée par la diſproportion du produit de ſes champs avec le nombre de ſes habitans ? d’où l’on voit que cette population tant vantée a des limites au-delà deſquelles c’eſt un fléau qui ôte à l’homme le tems du repos, l’entraîne à des actions atroces, & détruit dans ſon âme l’honneur, la délicateſſe, la morale, & même le ſentiment d’humanité.

14°. Et l’on oſe s’opiniâtrer, après ce que l’on vient d’entendre, à appeler la nation Chinoiſe un peuple de ſages ! … Un peuple de ſages, chez lequel on expoſe, on étouffe les enfans ; où la plus infâme des débauches eſt commune ; où l’on mutile l’homme ; où l’on ne fait, ni prévenir, ni châtier les forfaits occaſionnés par la diſette ; où le commerçant trompe l’étranger & le citoyen ; où la connoiſſance de la langue eſt le dernier terme de la ſcience ; où l’on garde depuis des ſiècles un idiome & une écriture à peine ſuffiſans au commerce de la vie ; où les inſpecteurs des mœurs ſont ſans honneur & ſans probité ; où la juſtice eſt d’une vénalité ſans exemple chez les peuples les plus dépravés ; où le légiſlateur, au nom duquel les fronts s’inclinent, ne mériteroit pas d’être lu, ſi l’on n’excuſoit la pauvreté de ſes écrits par l’ignorance du tems où il a vécu ; où, depuis l’empereur juſqu’au dernier de ſes ſujets, ce n’eſt qu’une longue chaîne d’êtres rapaces, qui ſe dévorent, & où le ſouverain ne laiſſe engraiſſer quelques-uns de ces intermédiaires que pour les ſucer à ſon tour, & pour obtenir, avec la dépouille du concuſſionnaire, le titre de vengeur du peuple.

15°. S’il eſt vrai, comme nous n’en doutons point, qu’à la Chine ce qui ne peut être partagé, comme la mer, les fleuves, les canaux, la navigation, la pêche, la chaſſe, eſt à tous ; c’eſt un ordre de choſe fort raiſonnable. Mais un peuple ſi nombreux pouvoit-il patiemment abandonner ſes moiſſons à la pâture des animaux ? Et ſi les hautes conditions s’étoient arrogé une jouisſance excluſive des forêts & des eaux, ne s’en ſeroit-il pas ſuivi une prompte & juſte vengeance ? Tâchons de ne pas confondre les loix de la néceſſité avec les inſtitutions de la ſageſſe.

16°. Les Chinois n’ont-ils pas des moines plus intrigans, plus diſſolus, plus oiſifs & plus nombreux que les nôtres ? Des moines ! des ſangſues dans une contrée où le travail le plus opiniâtre fournit à peine la ſubſiſtance ! Le gouvernement les mépriſe. Dites plutôt qu’il les craint, & que le peuple les révère.

17°. Il ſeroit peut-être très-avantageux que dans toutes les régions, ainſi qu’on l’aſſure de la Chine, l’adminiſtration ne fût attachée à aucun dogme, à aucune ſecte, à aucun culte religieux. Cependant cette tolérance ne s’étend qu’aux religions anciennement établies dans l’empire. Le Chriſtianiſme y a été proſcrit, ſoit que le fond myſtérieux de ſa doctrine ait révolté des eſprits bornés ; ſoit que les intrigues de ceux qui la prêchoient aient alarmé un gouvernement ombrageux.

18°. À la Chine, le mérite d’un fils confère la nobleſſe à ſon père, & cette prérogative finit avec lui. On ne peut qu’applaudir à cette inſtitution. Cependant la nobleſſe héréditaire a auſſi ſes avantages. Quel eſt le deſcendant aſſez vil pour ne pas ſentir le fardeau d’un nom impoſant, pour ne pas s’efforcer d’y répondre ? Dégradons le noble indigne de ſes ancêtres, & ſur ce point nous ferons auſſi ſages que le Chinois.

19°. Nous ne demandons pas mieux que de louer. Auſſi reconnoiſſons-nous volontiers de la prudence dans la manière dont les Chinois puniſſent la négligence à payer le tribut. Au lieu d’inſtaller dans les foyers du débiteur des ſatellites qui ſe jettent ſur ſon lit, ſur ſes uſtenſiles, ſur ſes meubles, ſur ſes beſtiaux, ſur ſa perſonne ; au lieu de le traîner dans une priſon ou de le laiſſer ſans pain étendu ſur la paille dans ſa chaumière dépouillée ; il vaut mieux, ſans doute, le condamner à nourrir le pauvre. Mais celui qui concluroit de cet excellent uſage la ſageſſe de la Chine, ne feroit-il pas auſſi mauvais logicien que celui qui, d’après le nôtre, nous jugeroit barbares ? On affoiblit, autant qu’on peut, les reproches que mérite la nation Chinoiſe ; on relève cette contrée pour humilier les nôtres. On n’en vient pas juſqu’à dire que nous ſommes fous ; mais on prononce, ſans héſiter, que c’eſt à la Chine qu’habite la ſageſſe, & l’on ajoute tout de ſuite que, par le dernier dénombrement, il y avoit environ ſoixante millions d’hommes en état de porter les armes. Apologiſtes inſensés de la Chine, vous écoutez-vous ? Concevez-vous bien ce que c’eſt que deux cens millions d’individus entaſſés les uns ſur les autres ? Croyez-moi, ou diminuez de la moitié, des trois quarts cette épouvantable population ; ou ſi vous perſiſtez à y croire, convenez, d’après le bon ſens qui eſt en vous, d’après l’expérience qui eſt ſous vos yeux, qu’il n’y a, qu’il ne peut y avoir, ni police, ni mœurs à la Chine.

20°. Le Chinois aime la génération à naître comme la génération vivante… Cela eſt impoſſible. Enfans, amis du merveilleux, juſques à quand vous bercera-t-on de pareils contes ? Tout peuple obligé de lutter ſans ceſſe contre les beſoins, ne ſauroit penſer qu’au moment ; & ſans les honneurs rendus publiquement aux ancêtres, cérémonies qui doivent réveiller & entretenir dans les eſprits quelque foible idée qui s’étende au-delà du tombeau, il faudroit tenir pour démontré que, s’il y a un coin de la terre où le ſentiment de l’immortalité & le reſpect de la poſtérité ſoient des mots vuides de ſens, c’eſt à la Chine. On ne s’apperçoit pas qu’on porte tout à l’extrême, & qu’il réſulte de ces opinions outrées des contradictions palpables ; qu’une exceſſive population eſt incompatible avec de bonnes mœurs, & qu’on décore une multitude dépravée des vertus de quelques rares perſonnages.

Lecteur, on vient de ſoumettre à vos lumières les argumens des partiſans & des détracteurs de la Chine. C’eſt à vous de prononcer. Et qui ſommes-nous, pour aſpirer à l’ambition de diriger vos arrêts ? S’il nous étoit permis d’avoir une opinion, nous dirions que, quoique les deux ſyſtêmes ſoient appuyés ſur des témoignages reſpectables, ces autorités n’ont pas le grand caractère qu’exigeroit une foi entière. Peut-être, pour ſe décider, faudroit-il attendre qu’il fût permis à des hommes déſintéreſſés, judicieux, & profondément versés dans l’écriture & dans la langue, de faire un long séjour à la cour de Pékin, de parcourir les provinces, d’habiter les campagnes, & de conférer librement avec les Chinois de toutes les conditions.

Quel que fût l’état de la Chine lorsque les Portugais y abordèrent, comme ils ne se proposoient que d’en tirer des richesses & d’y répandre leur religion, ils auroient vu dans cette contrée le meilleur des gouvernemens, qu’ils n’auroient pas profité de sa sagesse. Thomas Pérès, leur ambassadeur, trouva la cour de Pékin disposée en faveur de sa nation, dont la gloire remplissoit l’Asie. Elle avoit l’estime des Chinois ; & la conduite de Ferdinand d’Andreade, qui commandoit l’efcadre Portugaise, devoit encore augmenter cette estime. Il parcourut les côtes de la Chine ; il y fit le commerce. Lorsqu’il voulut partir, il fit publier dans les ports où il avoit relâché, que si quelqu’un avoit à se plaindre des Portugais, il eût à le déclarer pour en obtenir satisfaction. Les ports de la Chine alloient leur être ouverts ; Thomas Pérès alloit conclure un traité, lorsque Simon d’Andreade, frère de Ferdinand, parut ſur les côtes avec une nouvelle eſcadre. Celui-ci traita les Chinois, comme, depuis quelque tems, les Portugais traitoient tous les peuples de l’Aſie. Il bâti, ſans permiſſion, un fort dans l’iſle de Taman, & delà il ſe mit à parler ou à rançonner tous les vaiſſeaux qui ſortoient des ports de la Chine, ou qui vouloient y entrer. Il enleva des filles ſur la côte ; il fît des Chinois eſclaves ; il ſe livra au brigandage le plus effréné & à la plus honteuſe diſſolution. Ses matelots & ſes ſoldats ſuivirent ſon exemple. Les Chinois irrités équipèrent une flotte nombreuſe : les Portugais ſe défendirent vaillamment, & s’échappèrent en ſe faiſant jour à travers les vaiſſeaux ennemis. L’empereur fit mettre Thomas Pérès en priſon, où il mourut ; & la nation Portugaiſe fut exclue de la Chine pendant quelques années. Dans la ſuite, les Chinois s’adoucirent ; & il fut permis aux Portugais de faire le commerce dans le port de Sanciam. Ils y apportoient de l’or qu’ils tiroient d’Afrique, des épiceries qu’ils prenoient aux Moluques, des dents d’éléphant & des pierreries de l’iſle de Ceylan. Ils exportoient en échange des étoffes de ſoie de toute eſpèce, des porcelaines, des vernis, des plantes médicinales, & le thé, qui, depuis, eſt devenu ſi néceſſaire en Europe aux nations du Nord.

Les Portugais ſe contentoient des loges & des comptoirs qu’ils avoient à Sanciam, & de la liberté que le gouvernement de la Chine accordoit à leur commerce ; lorſqu’il s’offrit une occaſion de ſe procurer un établiſſement plus ſolide & moins dépendant des mandarins, qui commandoient ſur la côte.

Un pirate nommé Tchang-fi-lao, devenu puiſſant par ſes brigandages, s’étoit emparé de la petite iſle de Macao, d’où il tenoit bloqués les ports de la Chine. Il fit même le ſiège de Canton. Les mandarins des environs eurent recours aux Portugais, qui avoient des vaiſſeaux à Sanciam ; ils accoururent au ſecours de Canton, & ils en firent lever le ſiège. Ils remportèrent une victoire complète ſur le pirate, qu’ils pourſuivirent juſque dans Macao, où il ſe tua.

L’empereur de la Chine, informé du ſervice que les Portugais venoient de lui rendre, en eut de la reconnaiſſance, & leur fit préſent de Macao. Ils acceptèrent cette grâce avec joie, & ils bâtirent une ville qui devint floriſſante. Cette place fut avantageuſe au commerce qu’ils firent bientôt dans le Japon.