Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 28

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XXVIII. État où tombe le Portugal, ſubjugué par l’Eſpagne.

Un gouvernement eſt toujours une machine très-compliquée qui a ſon commencement, ſes progrès & ſon moment de perfection, lorſqu’il eſt bien conçu ; ſon commencement, ſes progrès & ſon moment d’extrême corruption, lorſqu’il eſt vicieux à ſon origine. Dans l’un & l’autre cas, il embraſſe un ſi grand nombre d’objets, tant au-dedans qu’au-dehors, que ſa diſſolution amenée, ſoit par l’imbécillité du chef, ſoit par l’impatience des ſujets, ne peut avoir que les ſuites les plus effrayantes. Si l’impatience des ſujets vient à briſer un joug ſous lequel ils ſont las de gémir, une nation s’avance plus ou moins rapidement à l’anarchie, à travers des flots de ſang. Si elle arrive inſenſiblement à ce terme fatal, par l’indolence ou la foibleſſe du ſouverain, incapable de tenir les rênes de l’empire ; le ſang eſt épargné, mais la nation tombe dans un état de mort. Ce n’eſt plus qu’un cadavre dont toutes les parties entrent en putréfaction, ſe ſéparent & ſe tranſforment en un amas de vers qui pourriſſent eux-mêmes après avoir tout dévoré. Cependant les nations adjacentes tournent autour, comme on voit dans les campagnes les animaux voraces. Elles s’emparent ſans effort d’une contrée ſans défenſe. Alors les peuples paſſent ſous un état pire qu’au ſortir de la barbarie. Les loix du conquérant luttent contre les loix du peuple conquis ; les uſages de l’un contre les uſages de l’autre ; ſes mœurs contre ſes mœurs : ſa religion contre ſa religion ; ſa langue ſe confond avec un idiome étranger. C’eſt un cahos dont il eſt difficile de préſager la fin ; un cahos qui ne ſe débrouille qu’après le laps de pluſieurs ſiècles, & dont il reſte des traces que les événemens les plus heureux n’effacent jamais entièrement.

Telle eſt l’image du Portugal à la mort du roi Sébaſtien, juſqu’à ce que ce royaume paſſa peu-à-peu ſous la domination de Philippe II. Alors, les Portugais de l’Inde ne crurent plus avoir une patrie. Quelques-uns ſe rendirent indépendans ; d’autres ſe firent corſaires, & ne reſpectèrent aucun pavillon. Pluſieurs ſe mirent au ſervice des princes du pays, & ceux-là devinrent preſque tous miniſtres ou généraux : tant leur nation avoit encore d’avantages ſur celles de l’Inde. Chaque Portugais ne travalloit plus qu’à ſa fortune ; ils agiſſoient ſans zèle & ſans concert pour l’intérêt commun. Leurs conquêtes dans l’Inde étoient partagées en trois gouvernemens, qui ne ſe prêtoient aucun ſecours, & dont les projets & les intérêts devinrent différens. Les ſoldats & les officiers étoient ſans diſcipline, ſans ſubordination, ſans amour de la gloire. Les vaiſſeaux de guerre ne ſortoient plus des ports, ou n’en ſortoient que mal armés. Les mœurs ſe dépravèrent plus que jamais. Aucun chef ne pouvoit réprimer les vices, & la plupart de ces chefs étoient des hommes corrompus. Les Portugais perdirent enfin leur grandeur, lorſqu’une nation libre, éclairée & tolérante ſe montra dans l’Inde, & leur en diſputa l’empire.