Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 5

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V. Deſcription géographique de l’Aſie.

L’Aſie, dont l’Indoſtan forme une des plus riches parties, eſt un vaſte continent qui, ſelon les obſervations des Ruſſes, ſur lesquelles on a élevé des doutes raiſonnables, s’étend entre le quarante-troiſième & le deux cent-ſeptième degré de longitude. Dans la direction d’un pôle à l’autre, elle s’étend depuis le ſoixante-dix-ſeptième degré de latitude Septentrionale juſqu’au dixième de latitude méridionale. La partie de ce grand continent, compriſe dans la Zone Tempérée, entre le trente-cinquième & le cinquantième degré de latitude, paroît plus élevée que tout le reſte. Elle eſt ſoutenue, tant au Nord qu’au Midi, par deux grandes chaines de montagnes qui courent preſque depuis l’extrémité occidentale de l’Aſie mineure, & des bords de la mer Noire, juſqu’à la mer qui baigne les côtes de la Chine & de la Tartarie à l’Orient. Ces deux chaînes ſont liées entre elles par d’autres chaînes intermédiaires, qui ſont dirigées du Sud au Nord. Elles ſe prolongent, tant vers la mer du Nord, que vers celles des Indes & de l’Orient, par des ramifications élevées comme des digues entre les lits des grands fleuves qui arroſent ces vaſtes régions.

Telle eſt la grande charpente qui ſoutient la plus forte maſſe de l’Aſie. Dans l’intérieur de ce pays immenſe, la terre n’eſt qu’un ſable mobile qui eſt le jouet des vents. On n’y trouve aucun veſtige de pierre calcaire ni de marbre. Il n’y a ni coquilles pétrifiées, ni autres foſſiles. Les mines métalliques y ſont à la ſurface de la terre. Les obſervations du baromètre ſe joignent à tous ces phénomènes, pour démontrer la grande élévation de ce centre de l’Aſie, auquel on a donné, dans les derniers tems, le nom de petite Bucharie.

C’eſt de l’eſpèce de ceinture qui environne cette vaſte & ingrate région, que partent des ſources abondantes & fort multipliées, qui coulent en différens ſens. Ces fleuves, qui charient ſans ceſſe à toutes les extrémités de l’Aſie, des débris d’un terrein ſtérile, forment autant de barrières contre les mers qui pourroient gagner les côtes, & aſſurent à ce continent une conſiſtance, une durée que les autres ne ſauroient avoir. Peut-être eſt-il deſtiné à les voir diſparoître plufieurs fois ſous les eaux, avant de ſouffrir lui-même aucune atteinte.

Parmi les mers, dont cette vaſte terre s’eſt dégagée avec le cours des ſiècles, une ſeule a reſté dans ſon ſein. C’eſt la mer Caſpienne, qui eſt viſiblement le baſſin des grands fleuves qu’elle reçoit. Quelques phyſiciens ont ſoupçonné que cette mer communiquoit avec l’Océan & la mer Noire par des voies ſouterraines, mais fans aucune preuve. On peut oppoſer à ces prétentions, l’évaporation qui ſuffit pour vuider l’eau, à meſure que les fleuves l’y voiturent, & la facilité avec laquelle les conduits ſouterrains auroient été obſtrués par les vaſes & les ſables que l’eau y auroit entraînés. C’eſt auſſi pour cette raiſon que la mer Caſpienne eſt ſalée, comme tous les lacs qui reçoivent les eaux des fleuves, fans les verſer au-dehors. Il paroît certain, par les obſervations du baromètre faites à Aſtracan, que ſa ſurface eſt au-deſſous du niveau des deux mers voiſines ; par conſéquent, elle n’eſt pas plus dans le cas de leur fournir de l’eau par des conduits ſouterrains, que de communiquer avec elles par des débordemens ſuperſiciels.

La mer Glaciale, qui baigne les côtes ſeptentrionales de la Sibérie, les rend inacceſlibles, ſi l’on en croit les Ruſſes. On ne doit pas efpérer, difent-ils, de trouver par cette mer une nouvelle route d’Europe en Amérique. Les glaces empêcheront toujours de doubler le cap de Schalaginskoi, qui ſépare l’ancien monde du nouveau, quoiqu’on ait franchi ce paſſage une fois. Mais peut-être les Ruſſes ne font-ils pas aſſez ſincères, ou pas encore aſſez éclairés, pour mériter une créance entière. Peut-être ne ſavent-ils pas tout ce qu’ils ont dit, ou n’ont-ils pas dit tout ce qu’ils ſavent.

La mer des Indes, qui pèfe & penche fur le Midi de l’Aſie, eſt ſéparée de la grande mer du Sud, par une chaîne de montagnes marines qui commencent à l’iſle de Madagaſcar, & continuant jufqu’à celle de Sumatra, comme le démontrent les bas-fonds & les rochers dont cette étendue eſt parſemée, va rejoindre la terre de Diemen & de la Nouvelle-Guinée. M. Buache, géographe, qui a conſidéré la terre en phyſicien, traçant la carte du monde ſur cette hypothèſe, veut que la mer compriſe entre cette longue chaîne d’iſles & les côtes méridionales de l’Aſie, ſoit diviſée en trois grands baſſins, dont la nature ſemble avoir circonſcrit ou deſſiné les limites.

Le premier, ſitué à l’Occident, entre l’Arabie & la Perſe, eſt terminé au Midi par cette chaîne d’iſles, qui, depuis le cap Comorin & les Maldives, s’étend juſqu’à Madagaſcar. C’eſt ce baſſin qui, en s’enfonçant dans les terres, creuſe ſans ceſſe le golfe Perſique & la mer Rouge. Le ſecond baſſin forme le golfe de Bengale. Le troiſième eſt le grand Archipel, qui contient les iſles de la Sonde, les Moluques & les Philippines. C’eſt comme un maſſif, qui joint l’Aſie au continent auſtral, lequel ſoutient le poids de la mer Pacifique. Entre cette mer & le grand Archipel, eſt comme un nouveau baſſin, qui forme à l’Orient une chaîne de montagnes marines, qui ſe prolongent depuis les iſles Marianes, juſqu’à celles du Japon. Après ces iſles fameuſes, vient la chaîne des iſles Kouriles, qui va joindre la pointe méridionale de la preſqu’iſle de Kamſchatka ; & cette chaîne renferme un cinquième baſſin, où ſe jette le fleuve Amur, dont l’embouchure, rendue impraticable par les bambous qui y croiſſent, peut faire croire que cette mer n’a guère de profondeur.

Ces détails géographiques, loin de paroître un hors-d’œuvre, étoient comme néceſſaires pour diriger & fixer l’attention ſur le plus riche & le plus beau continent de l’Univers. Entrons-y par l’Indoſtan.