Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 1

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LIVRE SECOND.

Établiſſemens, guerres, politique & commerce des
Hollandois dans les Indes orientales.


LA république de Hollande offre en naiſſant un grand ſpectacle aux nations ; & doit reſter un puiſſant objet d’intérêt pour nous, & de curioſité pour notre poſtérité la plus reculée. Son induſtrie & ſon audace ont éclaté par-tout ; mais plus particulièrement ſur les mers & le continent des Indes. Avant de la ſuivre dans ces vaſtes régions, nous remonterons juſqu’à l’époque la plus ancienne de ſon hiſtoire. C’eſt ſur-tout dans un ouvrage de la nature de celui-ci, qu’il convient d’embraſſer d’un coup-d’œil rapide, tout ce qui peut caractériſer le génie d’une nation. Il faut mettre le lecteur qui réfléchit, à portée de juger par lui-même, ſi ce qu’elle étoit à ſon origine annonçoit ce qu’elle eſt devenue depuis ; & ſi les dignes compagnons de Civilis, qui bravèrent la puiſſance Romaine, ſe retrouvent dans ces républicains intrépides, qui, ſous les auſpices de Naſſau, repouſſèrent la ſombre & odieuſe tyrannie de Philippe II.

I. Anciennes révolutions de la Hollande.

C’eſt une des vérités hiſtoriques les mieux prouvées, qu’un ſiècle avant l’ère chrétienne, les Battes, dégoûtés de la Heſſe, allèrent s’établir dans l’iſle que forment le Waal & le Rhin, ſur un terrein marécageux, qui n’avoit point, ou qui n’avoit que peu d’habitans. Ils donnèrent à leur nouvelle patrie le nom de Batavie. Leur gouvernement fut un mélange de monarchie, d’ariſtocratie, de démocratie. On y voyoit un chef, qui n’étoit proprement que le premier des citoyens, & qui donnoit moins des ordres que des conſeils. Les grands, qui jugeoient les procès de leur diſtrict, & commandoient les troupes, étoient choiſis, comme les rois, dans les aſſemblées générales. Cent perſonnes, priſes dans la multitude, ſervoient de ſurveillans à chaque comte, & de chefs aux différens hameaux. La nation entière étoit, en quelque forte, une armée toujours ſur pied. Chaque famille y compoſoit un corps de milice, qui ſervoit ſous le capitaine qu’elle ſe donnoit.

Telle étoit la ſituation de la Batavie, lorſque Céſar paſſa les Alpes. Ce général Romain battit les Helvétiens, pluſieurs peuples des Gaules, les Belges, les Germains, qui avoient paſſé le Rhin, & pouſſa ſes conquêtes au-delà du fleuve. Cette expédition, dont l’audace & le ſuccès tenoient du prodige, fit rechercher la protection du vainqueur.

Des écrivains, trop paſſionnés pour leur patrie, aſſurent que les Bataves firent alors alliance avec Rome ; mais ils ſe ſoumirent, en effet, à condition qu’ils ſe gouverneroient eux-mêmes, qu’ils ne paieroient aucun tribut, & qu’ils ſeroient aſſujettis ſeulement au ſervice militaire.

Céſar ne tarda pas à diſtinguer les Bataves, des peuples vaincus & ſoumis aux Romains. Quand ce conquérant des Gaules, rappelle à Rome par le crédit de Pompée, eut refusé d’obéir au sénat, quand, aſſuré de l’empire abſolu que le tems & ſon caractère lui avoient donné ſur les légions & les auxiliaires, il attaqua ſes ennemis en Eſpagne, en Italie, en Aſie : ce fut alors que, reconnoiſſant les Bataves pour les plus sûrs inſtrumens de ſes victoires, il leur accorda le titre glorieux d’amis & de frères du peuple Romain.

Révoltés dans la ſuite des injuſtices de quelques gouverneurs, ils ſuivirent cet inſtinct courageux & digne de l’homme, qui cherche dans les armes la vengeance d’un affront. Ils ſe montrèrent ennemis, auſſi redoutables, qu’alliés fidèles ; mais ces troubles s’appaisèrent, & les Bataves furent calmés plutôt que vaincus.

Dès que Rome, parvenue à un point de grandeur que nul état n’avoit encore atteint, où nul état n’eſt arrivé depuis, ſe fut relâchée des vertus mâles & des principes auſtères qui avoient posé les fondemens de ſon élévation ; lorſque les loix eurent perdu leur force, ſes armées leur diſcipline, ſes citoyens leur amour pour la patrie ; les Barbares, que la terreur du nom Romain avoit pouſſés vers le Nord, & que la violence y avoit contenus, ſe débordèrent vers le Midi. L’empire s’écroula de tous côtés, & ſes plus belles provinces devinrent la proie des nations qu’il n’avoit jamais ceſſé d’avilir ou d’opprimer. Les Francs, en particulier, lui arrachèrent les Gaules ; & la Batavie fit partie du vaſte & brillant royaume que ces conquérans fondèrent dans le cinquième ſiècle.

La nouvelle monarchie éprouva les inconvéniens preſque inséparables des états naiſſans, & trop ordinaires encore dans les gouvernemens les plus affermis. Tantôt elle obéit à un ſeul prince, & tantôt elle gémit ſous le caprice de pluſieurs tyrans. Elle fut toujours occupée de guerres étrangères, ou en proie à la fureur des diſſenſions domeſtiques. Quelquefois elle porta la terreur chez ſes voiſins ; & plus ſouvent, des peuples venus du Nord portèrent le ravage dans ſes provinces. Elle eut également à ſouffrir, & de l’imbécillité de pluſieurs de ſes rois, & de l’ambition déréglée de leurs favoris & de leurs miniſtres. Des pontifes orgueilleux ſappèrent les fondemens du trône, & avilirent, par leur audace, les loix & la religion. L’anarchie & le deſpotiſme ſe ſuccédèrent avec une rapidité, qui ôtoit aux plus confians juſqu’à l’eſpoir d’un avenir ſupportable. L’époque brillante du règne de Charlemagne, ne fut qu’un éclair. Comme ce qu’il avoit fait de grand étoit l’ouvrage de ſon talent, & que les bonnes inſtitutions n’y avoient point de part, les affaires retombèrent, après ſa mort, dans le cahos d’où elles étoient ſorties ſous Pépin, ſon père, & plus encore ſous lui-même. L’empire François, dont il avoit trop étendu les limites, fut divisé. Celui de ſes petits-fils, dont la Germanie fut le partage, obtint encore la Batavie, à laquelle les Normands, dans leurs excurſions, avoient donné depuis peu le nom de Hollande.

La branche Germanique des Carlovingiens finit au commencement du dixième ſiècle. Comme les autres princes François n’avoient ni le courage, ni les forces néceſſaires pour faire valoir leurs droits, les Germains brisèrent aisément un joug étranger. Ceux de la nation, qui, ſous l’autorité du monarque, régiſſoient les cinq cercles dont l’état étoit composé, choiſirent un d’entre eux pour chef. Il ſe contenta de la foi & de l’hommage de ces hommes puiſſans, que des devoirs plus gênants auroient pu pouſſer à une indépendance entière. Leurs obligations ſe réduiſirent au ſervice féodal.

Les Comtes de Hollande, qui, comme les autres gouverneurs de province, n’avoient exercé juſqu’alors qu’une juridiction précaire & dépendante, acquirent, à cette époque mémorable, les mêmes droits que tous les grands vaſſaux d’Allemagne. Ils augmentèrent, dans la ſuite, leurs poſſeſſions par les armes, par les mariages, par les conceſſions des empereurs, & réuſſirent, avec le tems, à ſe rendre tout-à-fait indépendans de l’empire. Les entrepriſes injuſtes qu’ils formèrent contre la liberté publique, n’eurent pas le même ſuccès. Leurs ſujets ne furent, ni intimidés par les violences, ni séduits par les careſſes, ni corrompus par les profuſions. La guerre, la paix, les impôts, les loix, tous les traités, furent toujours l’ouvrage des trois pouvoirs réunis ; du comte, des nobles & des villes. L’eſprit républicain étoit encore l’eſprit dominant de la nation ; lorſque des événemens extraordinaires la firent paſſer ſous la domination de la maiſon de Bourgogne, qui étoit déjà puiſſante, & qui le fut encore davantage après cette réunion.

Les gens éclairés, qui calculoient les probabilités, prévoyoient que cet état, formé ſucceſſivement de pluſieurs autres états, ſeroit d’un grand poids dans le ſyſtème politique de l’Europe. Le génie de ſes habitans, l’avantage de ſa ſituation, ſes forces réelles : tout lui préſageoit un agrandiſſement preſque sûr & fort conſidérable. Un événement qui, quoique très-ordinaire, confond toujours l’ambition, déconcerta des projets & des eſpérances, qui ne dévoient pas tarder à ſe réaliſer. La ligne maſculine s’éteignit dans cette maiſon ; & Marie, ſon unique héritière, porta en 1477 dans la maiſon d’Autriche, le fruit de pluſieurs haſards heureux, de beaucoup d’intrigues, & de quelques injuſtices.

À cette époque, ſi célèbre dans l’hiſtoire, chacune des dix-ſept provinces des Pays-Bas avoit des loix particulières, des privilèges fort étendus, un gouvernement preſque iſolé. Tout s’éloignoit de cette unité précieuſe, de laquelle dépendent également le bonheur & la sûreté des empires & des républiques. Une longue habitude avoit familiarisé les peuples avec cette eſpèce de cahos, & ils ne ſoupçonnoient pas qu’il pût y avoir d’adminiſtration plus raiſonnable. Le préjugé étoit ſi ancien, ſi général & ſi affermi, que Maximilien, Philippe & Charles, ces trois premiers princes Autrichiens, qui jouirent de l’héritage de la maiſon de Bourgogne, ne crurent pas devoir entreprendre de rien innover. Ils ſe flattèrent que quelqu’un de leurs ſucceſſeurs trouveroit des circonſtances favorables, pour exécuter avec sûreté, ce qu’ils ne pouvoient ſeulement tenter ſans riſque.