Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 19

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XIX. Empire des Hollandois dans l’iſle de Java.

Cette iſle, qui peut avoir deux cens lieues de long, ſur une largeur de trente & quarante, paroiſſoit avoir été conquiſe par les Malais à une époque aſſez reculée. Un mahométiſme fort ſuperſtitieux en étoit le culte dominant. Il y avoit encore, dans l’intérieur du pays, quelques idolâtres ; & c’étoient les ſeuls hommes de Java qui ne fuſſent point parvenus au dernier degré de la dépravation.

L’iſle, autrefois ſoumiſe à un ſeul monarque, ſe trouvoit alors partagée entre pluſieurs ſouverains, qui étoient continuellement en guerre les uns avec les autres. Ces diſſentions éternelles avoient entretenu, chez ces peuples, l’oubli des mœurs & l’eſprit militaire. Ennemis de l’étranger, ſans confiance entre eux ; on ne voyoit point de nation qui parût mieux ſentir la haine. C’eſt-là que l’homme étoit un loup pour l’homme. Il ſembloit que l’envie de ſe nuire, & non le beſoin de s’entr’aider, les eût raſſemblés en ſociété. Le Javanois n’abordoit point ſon frère, ſans avoir le poignard à la main ; toujours en garde contre un attentat, ou toujours prêt à le commettre. Les grands avoient beaucoup d’eſclaves qu’ils achetoient, qu’ils faiſoient à la guerre, ou qui s’engageoient pour dettes. Ils les traitoient avec inhumanité. C’étoient les eſclaves qui cultivoient la terre, & qui faiſoient tous les travaux pénibles. Le Javanois mâchoit du bétel, fumoit de l’opium, vivoit avec ſes concubines, combattoit ou dormoit. On trouvoit dans ce peuple beaucoup d’eſprit ; mais il y reſtoit peu de traces de principes moraux. Il ſembloit moins un peuple peu avancé, qu’une nation dégénérée. C’étoient des hommes, qui, d’un gouvernement réglé, étoient paſſés à une eſpèce d’anarchie ; & qui ſe livroient ſans frein aux mouvemens impétueux que la nature donne dans ces climats.

Un caractère ſi corrompu ne changea rien aux vues de la compagnie ſur Java. Elle pouvoit être traversée par les Anglois, alors en poſſeſſion d’une partie du commerce de cette iſle. Cet obſtacle fut bientôt levé. La foibleſſe de Jacques I, & la corruption de ſon conſeil, rendoient ces fiers Bretons ſi timides, qu’ils ſe laiſſèrent ſupplanter, ſans faire des efforts dignes de leur courage. Les naturels du pays, privés de cet appui, furent aſſervis. Ce fut l’ouvrage du tems, de l’adreſſe, de la politique.

Une des maximes fondamentales des Portugais, avoit été d’engager les princes qu’ils vouloient mettre ou tenir ſous l’oppreſſion, d’envoyer leurs enfans à Goa, pour y être élevés aux dépens de la cour de Liſbonne, & s’y naturaliſer, en quelque manière, avec ſes mœurs & ſes principes. Mais cette idée, bonne en elle-même, les conquérans l’avoient gâtée, en admettant ces jeunes gens à leurs plaiſirs les plus criminels, à leurs plus honteuſes débauches. Il arrivoit de-là que ces Indiens, mûris par l’âge, ne pouvaient s’empêcher de haïr, de mépriſer du moins des inſtituteurs ſi corrompus. En adoptant cette pratique, les Hollandois la perfectionnèrent. Ils cherchèrent à bien convaincre leurs élèves de la foibleſſe, de la légèreté, de la perfidie de leurs ſujets ; & plus encore de la puiſſance, de la ſageſſe, de la fidélité de la compagnie. Avec cette méthode, ils affermirent leurs uſurpations : mais, il faut le dire ; la perfidie, la cruauté, furent auſſi les moyens qu’employèrent les Hollandois.

Le gouvernement de l’iſle, qui avoit pour unique baſe les loix féodales, ſembloit appeller la diſcorde. On arma le père contre le fils, le fils contre le père. Les prétentions du foible contre le fort, du fort contre le foible, furent appuyées ſuivant les circonſtances. Tantôt on prenoit le parti du monarque, & tantôt celui des vaſſaux. Si quelqu’un montroit ſur le trône des talens redoutables, on lui ſuſcitoit des concurrens. Ceux que l’or ou les promeſſes ne séduiſoient pas, étoient ſubjugués par la crainte. Chaque jour amenoit quelque révolution, toujours préparée par les tyrans, & toujours à leur avantage. Ils ſe trouvèrent enfin les maîtres des poſtes importans de l’intérieur, & des forts bâtis ſur les côtes.

L’exécution de ce plan d’uſurpation n’étoit encore qu’ébauchée, lorſqu’on établit à Java un gouverneur qui eut un palais, des gardes, un extérieur impoſant. La compagnie crut devoir s’écarter des principes d’économie qu’elle avoit ſuivis juſqu’alors. Elle étoit perſuadée que les Portugais avoient tiré un grand avantage de la cour brillante que tenoient les vice-rois de Goa ; qu’on devoit éblouir les peuples de l’Orient pour mieux les ſubjuguer ; & qu’il falloit frapper l’imagination & les yeux des Indiens, plus aisés à conduire par les ſens que les habitans de nos climats.

Les Hollandois avoient une autre raiſon, pour ſe donner un air de grandeur. On les avoit peints à l’Aſie comme des pirates, ſans patrie, ſans loix & ſans maître. Pour faire tomber ces calomnies, ils proposèrent à pluſieurs états, voiſins de Java, d’envoyer des ambaſſadeurs au prince Maurice d’Orange. L’exécution de ce projet leur procura le double avantage d’impoſer aux Orientaux, & de flatter l’ambition du ſtathouder, dont la protection leur étoit néceſſaire pour les raiſons que nous allons dire.

Lorſqu’on avoit accordé à la compagnie ſon privilège excluſif, on y avoit aſſez mal-à-propos compris le détroit de Magellan, qui ne devoit avoir rien de commun avec les Indes orientales. Iſaac Lemaire, un de ces négocians riches & entreprenans, qu’on devroit regarder par-tout comme les bienfaiteurs de leur patrie, forma le projet de pénétrer dans la mer du Sud, par les terres auſtrales ; puiſque la ſeule voie, connue alors pour y arriver, étoit interdite. Deux vaiſſeaux qu’il expédia en 1615, paſſèrent par un détroit, qui depuis a porté ſon nom, ſitué entre le cap de Horn & l’iſle des États, & furent conduits par les événemens à Java. Ils y furent confiſqués, & ceux qui les montoient envoyés priſonniers en Europe.

Cet acte de tyrannie révolta les eſprits déjà prévenus contre tous les commerces excluſifs. Il parut abſurde, qu’au lieu des encouragemens que méritent ceux qui tentent des découvertes, un état purement commerçant mît des entraves à leur induſtrie. Le monopole, que l’avarice des particuliers ſouffroit impatiemment, devint plus odieux, quand la compagnie donna aux conceſſions qui lui avoient été faites plus d’étendue qu’elles n’en devoient avoir. On ſentoit que ſon orgueil & ſon crédit augmentant avec ſa puiſſance, les intérêts de la nation ſeroient ſacrifiés dans la ſuite aux intérêts, aux fantaiſies même de ce corps devenu trop redoutable. Il y a de l’apparence qu’il auroit ſuccombé ſous la haine publique, & qu’on ne lui auroit pas renouvellé ſon privilège qui alloit expirer, s’il n’avoit été ſoutenu par le prince Maurice, favorisé par les États-Généraux, & encouragé à faire tête à l’orage, par la conſiſtance que lui donnoit ſon établiſſement à Java.

Quoique divers mouvemens, pluſieurs guerres, quelques conſpirations aient troublé la tranquilité de cette iſle, elle ne laiſſe pas d’être aſſujettie aux Hollandois, de la manière dont il leur convient qu’elle le ſoit.

Bantam en occupa la partie occidentale. Un de ſes deſpotes, qui avoit remis la couronne à ſon fils, fut rappellé au trône en 1680, par ſon inquiétude naturelle, par la mauvaiſe conduite de ſon ſucceſſeur, & par une faction puiſſante. Son parti alloit prévaloir ; lorſque le jeune monarque, aſſiégé par une armée de trente mille hommes dans ſa capitale, où il n’avoit pour appui que les compagnons de les débauches, implora la protection des Hollandois. Ils volèrent à ſon ſecours, battirent ſes ennemis, le délivrèrent d’un rival, & rétablirent ſon autorité. Quoique l’expédition eût été vive, courte, rapide, & par conséquent peu diſpendieuſe ; on ne laiſſa pas de faire monter les dépenſes de la guerre à des ſommes prodigieuſes. La ſituation des choſes ne permettoit pas de diſcuter le prix d’un ſi grand ſervice, & l’épuiſement des finances ôtoit la poſſibilité de l’acquitter. Dans cette extrémité, le foible roi ſe détermina à ſe mettre dans les fers, à y mettre ſes deſcendans, en accordant à ſes défenſeurs le commerce excluſif de ſes états.

La compagnie maintient ce grand privilège avec trois cens ſoixante-huit hommes, diſtribués dans deux mauvais forts, dont l’un ſert d’habitation à ſon gouverneur, & l’autre de palais au roi. Cet établiſſement ne lui coûte que 110 000 livres, qu’elle retrouve ſur les marchandiſes qu’elle y débite. Elle a, en pur bénéfice, ce qu’elle peut gagner ſur trois millions peſant de poivre, qu’on s’eſt obligé de lui livrer à 28 livres 3 ſols le cent.

C’eſt peu de choſe en comparaiſon de ce que la compagnie tire de Cheribon, qu’elle a réduit ſans efforts, ſans intrigue & ſans dépenſes. À peine les Hollandois s’étoient établis à Java, que le ſultan de cet état reſſerré, mais très-fertile, ſe mit ſous leur prétention, pour éviter le joug d’un voiſin plus puiſſant que lui. Il leur livre annuellement trois millions trois cens mille livres peſant de riz, à 25 livres 12 ſols le millier. Un million de ſucre, dont le plus beau eſt payé 15 liv. 6 fols 8 deniers le cent ; un million deux cens mille livres de café, à 4 ſols 4 den. la livre ; cent quintaux de poivre, à 5 ſols 2 d. la livre ; trente mille livres de coton, dont le plus beau n’eſt payé que 1 liv. Il f. 4 den. la livre ; ſix cens mille livres d’areque, à 13 liv. 4 f. le cent. Quoique des prix ſi bas ſoient un abus manifeſte de la foibleſſe des habitans, cette injuſtice n’a jamais mis les armes à la main du peuple de Cheribon, le plus doux, le plus civilisé de l’iſle. Cent Européens ſuffiſent pour le tenir dans les fers. La dépenſe de cet établiſſement ne monte pas au-deſſus de 45 100 livres, qu’on gagne ſur les toiles qu’on y porte.

L’empire de Mataran, qui s’étendoit autrefois ſur l’iſle entière, dont il embraſſe encore la plus grande partie, a été ſubjugué plus tard. Souvent vaincu, quelquefois vainqueur, il combattait encore pour ſon indépendance ; lorſque le fils & le frère d’un ſouverain, mort en 1704, ſe diſputèrent ſa dépouille. La nation ſe partagea entre les deux concurrens. Celui que l’ordre de la ſucceſſion appelloit au trône, prenoit ſi viſiblement le deſſus, qu’il ne devoit pas tarder à ſe voir tout-à-fait le maître, ſi les Hollandois ne ſe fuſſent déclarés pour ſon rival. Les intérêts que ces républicains avoient embraſſés, prévalurent à la fin : mais ce ne fut qu’après des combats plus vifs, plus répétés, plus ſavans, plus opiniâtres qu’on ne devoit s’y attendre. Le jeune prince qu’on vouloit priver de la ſucceſſion du roi ſon père, montra tant d’intrépidité, de prudence & de fermeté, qu’il auroit triomphé, ſans l’avantage que ſes ennemis tiroient de leurs magaſins, de leurs fortereſſes & de leurs vaiſſeaux. Son oncle occupa ſa place : mais ce ne fut que pour s’en montrer indigne.

La compagnie, en lui remettant le ſceptre, lui dicta des loix. Elle choiſit le lieu où il devoit fixer ſa cour, & s’aſſura de lui par une citadelle où eſt établie une garde qui n’a de fonction apparente, que celle de veiller à la conſervation du prince. Après toutes ces précautions, elle ſe fit un art de l’endormir dans le ſein des voluptés, d’amuſer ſon avarice, par des préſens, de flatter ſa vanité par des ambaſſades éclatantes. Depuis cette époque, le prince & ſes ſucceſſeurs, auxquels on a donné une éducation convenable au rôle qu’ils devoient jouer, n’ont été que les vils inſtrumens du deſpotiſme de la compagnie. Elle n’a beſoin, pour le ſoutenir, que de trois cens cavaliers & de quatre cens ſoldats, dont l’entretien, avec celui des employés, coûte 835 000 livres.

On eſt bien dédommagé de cette dépenſe par les avantages qu’elle aſſure. Les ports de cet état ſont devenus les chantiers où l’on conſtruit tous les petits bâtimens, toutes les chaloupes que la navigation de la compagnie occupe. Elle y trouve toutes les boiſeries néceſſaires pour ſes différens établiſſemens de l’Inde, & pour une partie des colonies étrangères. Elle y charge encore les productions que le royaume s’eſt obligé à lui livrer, c’eſt-à-dire, quinze millions peſant de riz, à 17 liv. 12 ſols le millier ; tout le ſel qu’elle demande à 10 livres 7 ſols 10 deniers le millier ; cent mille livres de poivre, à 21 liv. 2 ſols 4 den. le cent ; tout l’indigo qu’on cueille à 3 liv. 2 ſols la livre ; le cadjang, dont ſes vaiſſeaux ont beſoin, à 28 1. 3 ſ. 2 d. le millier ; le fil de coton, depuis 13 ſols juſqu’à 1 liv. 13 ſ. ſuivant ſa qualité ; le peu qu’on y cultive de cardamome à un prix honteux.

La compagnie dédaigna long-tems toute liaiſon avec Balimbuam, ſituée à la pointe orientale de l’iſle. Sans doute qu’elle ne voyoit point de jour à tirer avantage de cette contrée. Quel qu’ait été le motif des Hollandois, ce pays a été attaqué dans les derniers tems. Après deux ans de combats opiniâtres & de ſuccès variés, les armes de l’Europe ont prévalu en 1768. Le prince Indien, vaincu & priſonnier, a fini ſes jours dans la citadelle de Batavia ; & ſa famille a été embarquée pour le cap de Bonne-Eſpérance, où elle terminera, dans l’iſle Roben, une carrière déplorable.

Nous ignorons quel uſage les vainqueurs ont fait de leur conquête. Nous ne ſavons pas davantage quel profit il leur reviendra d’avoir détrôné le roi de Madure, iſle fertile & voiſine de Mataram, pour y placer ſon fils comme gouverneur. Ce qui nous eſt malheureuſement trop connu, c’eſt qu’indépendamment du joug tyrannique de la compagnie, tous les peuples de Java ont à ſupporter les vexations plus odieuſes, s’il eſt poſſible, de ſes trop nombreux agens. Ces hommes avides & injuſtes ſe ſervent habituellement de faux poids & de fauſſes meſures pour groſſir la quantité de denrées ou de marchandiſes qu’on doit leur livrer. Cette infidélité, dont ils profitent ſeuls, n’a jamais été punie ; & rien ne fait eſpérer qu’elle puiſſe l’être un jour.

Du reſte, la compagnie, contente d’avoir diminué l’inquiétude des Javanois, en ſappant peu-à-peu les mauvaiſes loix qui l’entretenoient, de les avoir forcés à quelque agriculture, de s’être aſſurée d’un commerce entièrement excluſif, n’a pas cherché à acquérir des propriétés dans l’iſle. Tout ſon domaine ſe réduit au petit royaume de Jacatra. Les horreurs qui accompagnèrent la conquête de cet état, & la tyrannie qui la ſuivit, en firent un déſert. Il reſta inculte & ſans induſtrie.

Les Hollandois, ceux ſur-tout qui vont chercher la fortune aux Indes, n’étoient guère propres à tirer ce ſol excellent d’un ſi grand anéantiſſement. On imagina pluſieurs fois de recourir aux Allemands, dont, avec l’encouragement de quelques avances ou de quelques gratifications, on auroit dirigé les travaux de la manière la plus utile pour la compagnie. Ce que ces hommes laborieux auroient fait dans les campagnes, des ouvriers en ſoie tirés de la Chine, des tiſſerands en toile appellés du Coromandel, l’auroient exécuté dans des atteliers pour la proſpérité des manufactures. Comme ces projets utiles ne favoriſoient en rien l’intérêt particulier, ils reſtèrent toujours de ſimples projets. Enfin, les généraux Imohff & Moſſel, frappés d’un ſi grand déſordre, ont cherché à y remédier.

Pour y réuſſir, ils ont vendu à des Chinois, à des Européens, pour un prix léger, les terres que l’oppreſſion avoit miſes dans les mains du gouvernement. Cet arrangement n’a pas produit tout le bien qu’on s’en étoit promis. Les nouveaux propriétaires ont conſacré la plus grande partie de leur domaine à l’éducation des troupeaux, dont ils trouvoient un débit libre, facile & avantageux. L’induſtrie ſe ſeroit tournée vers des objets plus importans, ſi la compagnie n’eût pas exigé qu’on lui livrât toutes les productions au même prix que dans le reſte de l’iſle. Le monopole a réduit les cultures à dix mille livres peſant d’indigo, à vingt-cinq mille livres de coton, à cent cinquante mille livres de poivre, à dix millions de ſucre, à quelques autres articles peu importans.

Ces produits, ainſi que tous ceux de Java, ſont portés à Batavia, bâti ſur les ruines de l’ancienne capitale de Jacatra, au ſixième degré de latitude méridionale.

Une ville, qui donnoit un entrepôt ſi conſidérable, a dû s’embellir ſucceſſivement.

Cependant, à l’exception d’une égliſe récemment bâtie, aucun monument n’y a de l’élégance ou de la grandeur. Les édifices publics ſont généralement lourds, ſans grâce & ſans proportions. Si les maiſons ont des commodités & une diſtribution convenable à la nature du climat, leurs façades ſont trop uniformes & de mauvais goût. En aucun lieu du monde, les rues ne ſont plus larges & mieux percées. Par-tout, elles offrent aux gens de pied des trottoirs propres & ſolides. La plupart ſont traversées par des canaux bordés des deux côtés de ſuperbes arbres qui donnent un ombrage délicieux ; & ces canaux, tous navigables, portent les denrées & les marchandiſes juſqu’aux magaſins deſtinés à les recevoir. Quoique la chaleur, qui devroit être naturellement exceſſive à Batavia, y ſoit tempérée par un vent de mer fort agréable, qui s’élève tous les jours à dix heures, & qui dure juſqu’à quatre ; quoique les nuits ſoient rafraîchies par des vents de terre qui tombent à l’aurore, l’air eſt très-mal-ſain dans cette capitale des Indes Hollandoiſes & le devient tous les jours davantage. Il eſt prouvé par des regiſtres d’une autorité certaine, que, depuis 1714 juſqu’en 1776, il a péri, dans l’hôpital ſeulement, quatre-vingt-ſept mille matelots ou ſoldats. Parmi les habitans, à peine en voit-on un ſeul dont le viſage annonce une ſanté parfaite. Jamais les traits ne ſont animés de couleurs vives. La beauté, ſi impérieuſe ailleurs, eſt ſans mouvement & ſans vie. L’on parle de la mort avec autant d’indifférence que dans les armées. Annonce-t-on qu’un citoyen qui ſe portoit bien, n’eſt plus, nulle ſurpriſe pour un événement ſi ordinaire. L’avarice ſe borne à dire : Il ne me devoit rien, ou bien : il faut que je me faſſe payer par ſes héritiers.

On ne ſera point étonné de ce vice du climat, ſi l’on conſidère que, pour la facilité de la navigation, Batavia a été placé ſur les bords d’une mer, la plus ſale qui ſoit au monde ; dans une plaine marécageuſe & ſouvent inondée ; le long d’un grand nombre de canaux remplis d’une eau croupiſſante, couverts des immondices d’une cité immenſe, entourés de grands arbres qui gênent la circulation de l’air, & s’oppoſent à la diſperſion des vapeurs fétides qui s’en élèvent.

Pour diminuer les dangers & le dégoût de ces exhalaiſons infectes, on brûle, ſans interruption, des bois & des réſines aromatiques ; on s’enivre d’odeurs ; on remplit les appartemens d’innombrables fleurs, la plupart inconnues dans nos contrées. Les chambres même où l’on couche, reſpirent le plus délicat, le plus pur de tous les parfums. Ces précautions ſont en uſage juſque dans les campagnes, où tous les champs, tous les Jardins ſont entourés d’eaux ſtagnantes & mal-ſaines. Elles ne ſuffiſent pas même pour y conſerver, & encore moins pour y rétablir la ſanté. Auſſi les gens opulens ont-ils ſur des montagnes très-élevées, qui terminent la plaine, des habitations où ils vont pluſieurs fois, dans l’année, reſpirer un air frais & ſain. Malgré les volcans qu’on y voit fumer continuellement, & qui occaſionnent d’aſſez fréquens tremblemens de terre, les malades ne tardent pas à y recouvrer leurs forces ; mais pour les perdre de nouveau après leur retour à Batavia.

Cependant la population eſt immenſe dans cette cité célèbre. Indépendamment des cent cinquante mille eſclaves, diſpersés ſur un vaſte territoire, perdu en objets d’agrément, ou conſacré à la culture, il y en a beaucoup d’employés dans la ville même au ſervice domeſtique. C’étoient originairement des hommes indépendans, enlevés la plupart par force ou par adreſſe, aux Moluques, à Célèbes, ou dans d’autres iſles. Cette atrocité a rempli leurs cœurs de rage ; & jamais ils ne perdent le déſir d’empoiſonner ou de maſſacrer des maîtres barbares.

Les Indiens libres ſont moins aigris. Il s’en trouve de tous les pays ſitués à l’Eſt de l’Aſie. Chaque peuple conſerve ſa phyſionomie, ſa couleur, ſon habillement, ſes uſages, ſon culte & ſon induſtrie. Il a un chef qui veille à ſes intérêts, qui termine les différens étrangers à l’ordre public. Pour contenir tant de nations diverſes & ſi ennemies les unes des autres, il a été porté des loix atroces, & ces loix ſont maintenues avec une sévérité impitoyable. Elles ne ſont impuiſſantes que contre les Européens, qui ſont rarement punis, & qui ne le ſont preſque jamais de peines capitales.

Entre ces nations, les Chinois méritent une attention particulière. Depuis long-tems ils ſe portoient en foule à Batavia, où ils avoient amaſſé des tréſors immenſes. En 1740, ils furent ſoupçonnés ou accusés de méditer des projets funeſtes. On en fit un maſſacre horrible, ſoit pour les punir, ſoit pour s’enrichir de leurs dépouilles. Comme ce ſont les ſujets les plus abjects de cette célèbre contrée qui s’expatrient, ce traitement injuſte & jamais mérité, ne les a pas éloignés d’un établiſſement où il y a de gros gains à faire, & l’on en compte environ deux cens mille dans la colonie. Ils y exercent preſque excluſivement tous les genres d’induſtrie. Ils y ſont les ſeuls bons cultivateurs ; ils y conduiſent toutes les manufactures. Cette utilité, ſi publique & ſi étendue, n’empêche pas qu’ils ne ſoient aſſervis à une forte capitation & à d’autres tributs plus humilians encore. Un pavillon arboré ſur un lieu élevé, les avertit tous les mois de leurs obligations. S’ils manquent à quelqu’une, une amende conſidérable eſt la moindre des peines qu’on leur inflige.

Il peut y avoir dix mille blancs dans la ville. Quatre mille d’entre eux, nés dans l’Inde, ont dégénéré à un point inconcevable. Cette dégradation doit être ſinguliérement attribuée à l’uſage généralement reçu, d’abandonner leur éducation à des eſclaves.

Malgré la quantité prodigieuſe d’inſectes, plus dégoûtans que dangereux, qui couvrent le pays, la plupart de ces hommes bancs y mènent une vie délicieuſe, au moins en apparence. Les plaiſirs de tous les genres ſe ſuccèdent avec une rapidité qu’on a peine à ſuivre. Indépendamment de ce que peut fournir pour une chère délicate un ſol abondant en productions qui lui ſont propres, ou que l’art y a naturalisées, les tables ſont ſurchargées de ce que l’Europe & l’Aſie fourniſſent de plus rare & de plus exquis. On y prodigue les vins les plus chers. Les eaux même de l’iſle, regardées avec raiſon comme mal-ſaines ou peu agréables, ſont remplacées par celles de Selſe, arrivées avec de grands frais du fond de l’Allemagne.

Une diſſipation ſi générale chez un peuple que, dans le reſte du globe, on trouve ſi économe & ſi laborieux, ſemble annoncer une corruption qui n’a plus de bornes. Cependant les mœurs ne ſont guère plus libres à Batavia que dans les autres établiſſemens formés par les Européens aux Indes. Les liens même du mariage y ſont peut-être moins relâchés qu’ailleurs. Il n’y a que des hommes ſans engagement qui ſe permettent d’avoir des concubines, le plus ſouvent eſclaves. Les prêtres avoient cherché à rompre le cours de ces liaiſons toujours obſcures, en refuſant de baptiſer les enfans qui leur devoient le jour : ils ſont moins sévères, depuis qu’un charpentier qui vouloit que ſon fils eut une religion, ſe mit en diſpoſition de le faire circoncire.

Le luxe a fait encore plus de réſiſtance que le concubinage. Les femmes, qui ont toutes l’ambition de ſe diſtinguer par la richeſſe des habits, par la magnificence des équipages, pouſſent à l’excès ce goût pour le faſte. Jamais elles ne ſe montrent en public qu’avec un cortège nombreux d’eſclaves, traînées dans des chars dorés, ou portées dans de ſuperbes palanquins. La compagnie voulut en 1758 modérer leur paſſion pour les diamans. Ses réglemens furent reçus avec mépris. C’eût été, en effet, une étrange ſingularité que l’uſage des pierreries fût devenu étranger au pays même où elles naiſſent, & que des négocians euſſent réuſſi à régler aux Indes un luxe qu’ils apportent, pour le répandre ou pour l’augmenter dans nos contrées. La force & l’exemple d’un gouvernement Européen luttent en vain contre les loix & les mœurs du climat d’Aſie.

Cependant on retrouve quelques traits du caractère Hollandois dans les campagnes. Rien n’eſt plus agréable que les environs de Batavia. Ils ſont couverts de maiſons propres & riantes ; de potagers remplis de légumes fort ſupérieurs à ceux de nos climats ; de vergers, dont les fruits variés ont un goût exquis ; de boſquets qui donnent un ombrage délicieux ; de jardins fort ornés, même avec goût. Il eſt du bon air d’y vivre habituellement ; & les gens en place ne vont guère à la ville que pour les affaires du gouvernement. On arrive à ces retraites charmantes par des chemins larges, unis, faciles, bordés d’arbres plantés au cordeau & tailles avec ſymmétrie.

Batavia eſt ſitué dans l’enfoncement d’une baie profonde, couverte par pluſieurs iſles de grandeur médiocre, qui rompent l’agitation de la mer. Ce n’eſt proprement qu’une rade ; mais on y eſt en sûreté contre tous les vents & dans toutes les faiſons, comme dans le meilleur port. Les bâtimens qui y arrivent ou qui en partent, reçoivent une partie de leur cargaiſon & les réparations dont ils ont beſoin dans la petite iſle d’Ornuft, qui n’en eſt éloignée que de deux lieues, & où l’on a formé des chantiers & des magaſins. Ces navires entroient, il y a ſoixante ans, dans la rivière qui ſe jette dans la mer, après avoir fertilisé les terres & rafraîchi la ville. Elle n’eſt plus acceſſible que pour des bateaux, depuis qu’il s’eſt formé à ſon embouchure un banc de boue, qui devient tous les jours plus impraticable. C’eſt, dit-on, la ſuite de la pratique qu’ont contractée tous les hommes riches de détourner les eaux du fleuve, pour en entourer leurs maiſons de campagne. Quelle que ſoit la cauſe du déſordre, il faut le combattre par les moyens les plus efficaces. L’importance de Batavia mérite bien qu’on s’occupe sérieuſement de tout ce qui peut ſoutenir l’éclat & l’utilité de ſa rade. Elle eſt la plus conſidérable de l’Inde.

On y voit aborder tous les vaiſſeaux que la compagnie expédie d’Europe pour l’Aſie, à l’exception de ceux qui doivent ſe rendre à Ceylan, dans le Bengale & à la Chine. Ils s’y chargent en retour des productions & des marchandiſes que fournit Java ; de toutes celles qui y ont été portées des différens comptoirs, des différens marchés, répandus ſur ces riches côtes, dans ces vaſtes mers.

Les établiſſemens Hollandois de l’Eſt ſont les lieux qui, à raiſon de leur ſituation, de leurs denrées & de leurs beſoins, entretiennent avec Batavia les liaiſons les plus vives & les plus ſuivies. Indépendamment des navires que le gouvernement y avoit envoyés, on en voit arriver beaucoup de bâtimens particuliers. Il leur faut des paſſeports. Ceux qui auroient négligé cette précaution, imaginée pour prévenir les verſemens frauduleux, ſeroient ſaiſis par des chaloupes qui croiſent continuellement dans ces parages. Parvenus à leur deſtination, ils livrent à la compagnie les objets de leur chargement dont elle s’eſt réſervé le privilège excluſif, & vendent les autres à qui bon leur ſemble. La traite des eſclaves forme une des principales branches du commerce libre. Elle s’élève annuellement à ſix mille des deux ſexes. C’eſt dans ce vil & malheureux troupeau que les Chinois prennent des femmes qu’il ne leur eſt permis, ni d’amener, ni de faire venir de leur patrie.

Ces importations ſont groſſies par celle d’une douzaine de jonques, parties d’Emuy, de Limpo & de Canton, avec environ deux mille Chinois, conduits tous les ans à Java dans l’eſpérance d’y acquérir des richeſſes. Le thé, les porcelaines, les ſoies écrues, les étoffes de ſoie & les ſortes de coton qu’elles y portent, peuvent valoir 3 000 000 liv.

On leur donne en échange de l’étain & du poivre, mais ſecrètement, parce que le commerce en eſt interdit aux particuliers, On leur donne du tripam, cueilli ſur les bords de la mer aux Moluques. On leur donne des nageoires de requin & des nerfs de cerfs, dont les vertus réelles ou imaginaires ſont inconnues dans nos contrées. On leur donne ces nids ſi renommés dans tout l’Orient, qui ſe trouvent en pluſieurs endroits, & principalement ſur les côtes de la Cochinchine.

Ces nids, de figure ovale, d’un pouce de hauteur, de trois pouces de tour, & du poids de demi-once, ſont l’ouvrage d’une eſpèce d’hirondelle, qui a la tête, la poitrine, les ailes d’un beau bleu, & le corps d’un blanc de lait. Elle les compoſe de frai de poiſſon, ou d’une écume gluante, que l’agitation de la mer forme autour des rochers, auxquels elle les attache par le bas & par le côté. Leur goût eſt naturellement fade : mais comme on les croit favorables à la paſſion pour les femmes, qui eſt générale dans ces régions, l’art a cherché & peut-être réuſſi à les rendre agréables par divers aſſaiſonnemens.

Avec ces productions, les Chinois reçoivent à Batavia une ſolde en argent. Elle eſt toujours groſſie par les ſecours que leurs concitoyens établis à Java font paſſer à des familles qui leur ſont chères, & par les ſommes plus conſidérables qu’emportent tôt ou tard ceux d’entre eux qui, contens de la fortune qu’ils ont faite, s’en retournent dans leur pays qu’ils perdent rarement de vue.

Les Eſpagnols des Philippines fréquentent auſſi Batavia. Anciennement, ils y achetaient des toiles. Ils n’y prennent plus que la cannelle dont ils ont beſoin pour leur conſommation & pour l’approviſionnement d’une partie du Mexique. C’eſt avec l’or, qui eſt une production de leurs iſles même ; c’eſt avec la cochenille & les piaſtres venues d’Acapulco, qu’ils paient cet important objet.

Rarement les François vont-ils à Batavia pendant la paix. Le beſoin des ſubſiſtances les y a ſouvent attirés dans les deux dernières guerres. On les y verra moins, lorſque l’iſle de France & Madagaſcar ſe feront mis en état de nourrir leurs eſcadres & leurs troupes.

Quelques-uns des vaiſſeaux Anglois qui vont directement d’Europe à la Chine, relâchent à cette rade. C’eſt pour y vendre de la clinquaillerie, des armes, des vins, des huiles, d’autres articles moins conſidérables qui appartiennent tous aux équipages. On y voyoit auſſi arriver autrefois de loin en loin les navigateurs de cette nation qui font le commerce d’Inde en Inde. Ils y viennent en bien plus grand nombre, depuis que leurs armemens ſe ſont multipliés, depuis que leurs affaires ſe ſont étendues. Leurs ventes ſe réduiſent à peu de choſe ; mais leurs achats ſont conſidérables. Ils y chargent, en particulier, beaucoup d’araque, boiſſon exquiſe, faite avec du riz, du ſyrop de ſucre, du vin de cocotier, qu’on laiſſe fermenter enſemble & qu’enſuite on diſtille.

Toutes les denrées, toutes les marchandiſes qui entrent à Batavia ou qui en ſortent doivent cinq pour cent. Cette douane eſt affermée 1 900 800 livres. La ſomme ſeroit plus forte, ſi ce qui appartient à la compagnie ou qui eſt deſtiné pour elle étoit ſoumis aux droits ; ſi les principaux agens de ce grand corps ne ſe diſpenſoient pas le plus ſouvent de les payer ; ſi les fraudes étoient moins multipliées parmi les perſonnes de tous les ordres. Un revenu qui doit étonner, c’eſt celui que forment les jeux de haſard. Il en coûte annuellement 384 000 liv. aux Chinois pour avoir la liberté de les ouvrir. On y accourt de tous les côtés avec la fureur ſi ordinaire dans les climats ardens où les paſſions ne connoiſſent pas de borne. La, vont s’enſevelir les fortunes de la plupart des hommes libres ; là, tous les eſclaves vont diſſiper ce qu’il leur a été poſſible de ravir à la vigilance de leurs maîtres. Il y a d’autres impoſitions encore dans cette capitale des Indes Hollandoiſes, ſans que cependant elles couvrent les dépenſes d’un entrepôt qui s’élèvent aſſez régulièrement à 6 600 000 livres.