Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 21

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XXI. Cauſes de la proſpérité de la compagnie.

Les Hollandois durent leurs premiers ſuccès au bonheur qu’ils eurent de s’emparer, dans moins d’un demi-ſiècle, de plus de trois cens vaiſſeaux Portugais. Ces bâtimens, dont les uns étoient deſtinés pour l’Europe, & les autres pour différentes échelles de l’Inde, étoient chargés des dépouilles de l’Aſie. Ces richeſſes, que les équipages avoient la fidélité de ne point entamer, formoient à la compagnie des retours immenſes, ou ſervoient à lui en procurer. De cette manière, les ventes étoient fort conſidérables, quoique les envois fuſſent très-médiocres.

L’affoibliſſement de la marine Portugaiſe, enhardit à attaquer les établiſſemens de cette nation, & en facilita extrêmement la conquête. On trouva des fortereſſes ſolidement bâties, munies d’une artillerie nombreuſe, approviſionnées de tout ce que le gouvernement & les riches particuliers d’une nation conquérante, avoient dû naturellement raſſembler. Pour juger ſainement de cet avantage, il ne faut que faire attention à ce qu’il en a coûté aux autres peuples, pour obtenir la permiſſion de ſe fixer où leur intérêt les appelloit ; pour bâtir des maiſons, des magaſins, des forts ; pour acquérir l’arrondiſſement néceſſaire à leur conſervation ou à leur commerce.

Lorſque la compagnie ſe vit en poſſeſſion de tant d’établiſſemens ſi riches & ſi ſolides, elle ne ſe livra pas à une ambition trop vaſte. C’eſt ſon commerce qu’elle voulut étendre, & non ſes conquêtes. On n’eut guère à lui reprocher d’injuſtices, que celles qui ſembloient néceſſaires à ſa puiſſance. Le ſang des peuples de l’Orient ne coula plus, comme au tems où l’envie de ſe diſtinguer par des exploits guerrière & par la manie des converſions, montroit par-tout les Portugais aux Indes ſous un appareil menaçant.

Les Hollandois ſembloient être venus plutôt pour venger, pour délivrer les naturels du pays, que pour les ſubjuguer. Ils n’eurent de guerres contre eux, que pour en obtenir des établiſſemens ſur les côtes, & pour les forcer à des traités de commerce. À la vérité, ce n’étoit pas pour l’avantage de ces peuples, qui même y perdoient une grande partie de leur liberté : mais, d’ailleurs, les nouveaux dominateurs, un peu moins barbares que les conquérans qu’ils avoient chaſſés, laiſſoient les Indiens ſe gouverner eux-mêmes, & ne les contraignoient pas à changer leurs loix, leurs mœurs & leur religion.

Par la manière de placer & de diſtribuer leurs forces, ils ſurent contenir les peuples que leur conduite leur avoit d’abord conciliés. À l’exception de Cochin & de Malaca, ils n’eurent ſur le continent que des comptoirs & de petits forts. C’eſt dans les iſles de Java & de Ceylan, qu’ils établirent leurs troupes & leurs magaſins ; c’eſt de-là que leurs vaiſſeaux ſoutenoient leur autorité, & protégeoient leur commerce dans le reſte des Indes.

Il y étoit très-conſidérable, depuis que la ruine de la puiſſance Portugaiſe avoit fait tomber dans leurs mains les épiceries. Quoique la conſommation s’en fit principalement en Europe, leurs heureux poſſeſſeurs ne laiſſoient pas d’en placer, mais à un prix inférieur, une allez grande quantité aux Indes. Ils y débitoient annuellement dix mille livres peſant de macis, cent mille livres de muſcade, cent cinquante mille livres de girofle, deux cens mille livres de cannelle, trois ou quatre millions de poivre. C’étoit aſſez généralement le débouché des productions imparfaites qui n’auroient pas été vendues dans nos contrées.

Le ſoin d’exporter & de répandre les épiceries, aida les Hollandois à s’approprier beaucoup d’autres branches de commerce. Avec le tems, ils parvinrent à s’emparer du cabotage de l’Aſie, comme ils étoient en poſſeſſion de celui de l’Europe. Ils occupoient à cette navigation un grand nombre de vaiſſeaux & de matelots, qui, ſans rien coûter à la compagnie, faiſoient ſa sûreté.

Des avantages ſi déciſifs écartèrent longtems les nations qui auroient voulu partager le commerce de l’Inde, ou les firent échouer. L’Europe reçut les productions de ce riche pays, des mains des Hollandois. Ils n’éprouvèrent même jamais dans leur patrie les gênes qui depuis ſe ſont introduites par-tout ailleurs. Le gouvernement inſtruit que la pratique des autres états ne devoit ni ne pouvoit lui ſervir de règle, permit conſtamment à la compagnie de vendre librement, & ſans limitation, ſes marchandiſes à la métropole.

Lorſque ce corps fut établi, les Provinces-Unies n’avoient ni manufactures, ni matières premières pour en élever. Ce n’étoit donc pas alors un inconvénient, c’étoit plutôt une grande ſageſſe, de permettre aux citoyens, de les engager même à s’habiller des toiles & des étoffes des Indes. Les différens genres d’induſtrie que la révocation de l’édit de Nantes fit paſſer à la république, pouvoient lui donner l’idée de ne plus tirer de ſi loin ſon vêtement : mais la paſſion qu’avoit alors l’Europe, pour les modes de France, préſentant aux travaux des réfugiés des débouchés avantageux, on n’eut pas ſeulement la pensée de rien changer à l’ancien uſage. Depuis que la cherté de la main-d’œuvre, qui eſt une ſuite néceſſaire de l’abondance de l’argent, a fait tomber les manufactures, & réduit la nation à un commerce d’économie, les étoffes de l’Aſie ont été plus favorisées que jamais. On a ſenti qu’il y avoit moins d’inconvénient à enrichir les Indiens, que les Anglois ou les François, dont la proſpérité ne ſauroit manquer d’accélérer la ruine d’un état qui ne ſoutient ſon opulence que par l’aveuglement, les guerres ou l’indolence des autres puiſſances.