Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 6

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VI. les Hollandais s’établiſſent à Formoſe.

Cette iſle, quoique ſituée vis-à-vis de la province de Fokien, & à trente lieues de la côte, n’étoit pas ſoumiſe à l’empire de la Chine, qui n’a point la paſſion des conquêtes ; & qui, par une politique humaine & mal-entendue, aime mieux laiſſer périr une partie de ſa population, que d’envoyer la ſurabondance de ſes ſujets dans des terres voiſines. On trouva que Formoſe avoit cent trente ou cent quarante lieues de tour. Ses habitans, à en juger par leurs mœurs & par leur figure, paroiſſoient deſcendus des Tartares de la partie la plus ſeptentrionale de l’Aſie. Vraiſemblablement la Corée leur avoit ſervi de chemin. Ils vivoient, la plupart, de pêche ou de chaſſe, & alloient preſque nus.

Les Hollandois, après avoir pris ſans obſtacle toutes les lumières que la prudence exigeoit, jugèrent que le lieu le plus favorable pour un établiſſement, étoit une petite iſle voiſine de la grande. Ils trouvoient dans cette ſituation trois avantages conſidérables ; une défenſe aisée, ſi la haine ou la jalouſie cherchoient à les troubler ; un port formé par les deux iſles ; la facilité d’avoir dans toutes les mouſſons, une communication sûre avec la Chine : ce qui auroit été impoſſible dans quelque autre poſition qu’on eût voulu prendre.

La nouvelle colonie ſe fortifioit inſenſiblement ſans éclat, lorſqu’elle s’éleva tout d’un coup à une proſpérité qui étonna toute l’Aſie. Ce fut à la conquête de la Chine par les Tartares, qu’elle dut ce bonheur ineſpéré. Ainſi les torrens engraiſſent les vallons de la ſubſtance des montagnes ravagées. Plus de cent mille Chinois, qui ne vouloient pas ſe ſoumettre au vainqueur, ſe réfugièrent à Formoſe. Ils y portèrent l’activité, qui leur eſt particulière, la culture du riz & du ſucre, & y attirèrent des vaiſſeaux ſans nombre de leur nation. Bientôt l’iſle devint le centre de toutes les liaiſons que Java, Siam, les Philippines, la Chine, le Japon, d’autres contrées, voulurent former. En peu d’années, elle ſe trouva le plus grand marché de l’Inde. Les Hollandois comptoient ſur de plus grands ſuccès encore, lorſque la fortune trompa leurs eſpérances.

Un Chinois, nommé Equam, né dans l’obſcurité, s’étoit fait pirate par inquiétude ; & par les talens, étoit parvenu à la dignité de grand-amiral. Il ſoutint long-tems les intérêts de ſa patrie contre les Tartares ; mais voyant que ſon maître avoit ſuccombé, il chercha à faire la paix. Arrêté à Pékin, où on l’avoit attiré, il s’y vit condamné, par l’uſurpateur, à une priſon perpétuelle, dans laquelle on croit qu’il fut empoiſonné. Sa flotte ſervit d’aſyle à ſon fils Coxinga, qui jura une haine éternelle aux oppreſſeurs de ſa famille & de ſa patrie, & qui imagina qu’il pourroit exercer contre eux des vengeances terribles, s’il réuſſiſſſoit à s’emparer de Formoſe. Il l’attaque, & prend à la deſcente le miniſtre Hambroeck.

Choiſi entre les priſonniers pour aller au fort de Zélande, déterminer ſes compatriotes à capituler, ce républicain ſe ſouvient de Régulus : il les exhorte à tenir ferme, & tâche de leur perſuader, qu’avec beaucoup de confiance ils forceront l’ennemi à ſe retirer. La garniſon, qui ne doute pas que cet homme généreux ne paie ſa magnanimité de ſa tête, de retour au camp, fait les plus grands efforts pour le retenir. Ces inſtances ſont tendrement appuyées par deux de ſes filles, qui étoient dans la place. J’ai promis, dit-il, d’aller reprendre mes fers ; il faut dégager ma parole. Jamais on ne reprochera à ma mémoire, que, pour me mettre à couvert, j’ai appeſanti le joug, & peut-être causé la mort des compagnons de mon infortune. Après ces mots héroïques, il reprend tranquillement la route du camp Chinois, & le ſiège commence.

Quoique les ouvrages de la place fuſſent en mauvais état ; que les munitions de guerre & de bouche n’y fuſſent pas abondantes ; que la garniſon fût foible, & que les ſecours envoyés pour attaquer l’ennemi, ſe fuſſent honteuſement retirés, le gouverneur Coyet fit une défenſe opiniâtre. Forcé, au commencement de 1662, de capituler, il ſe rendit à Batavia, où ſes ſupérieurs, par une de ces iniquités d’état communes à tous les gouvernemens, le flétrirent, pour ne pas laiſſer ſoupçonner que la perte d’un établiſſement ſi important fut l’ouvrage de leur ineptie ou de leur négligence. Les tentatives qu’on fit pour le recouvrer, furent inutiles ; & l’on fut réduit, dans la ſuite, à faire le commerce de Canton aux mêmes conditions, avec la même gêne, la même dépendance, que les autres nations.

Il pourroit paroître ſingulier, qu’aucun peuple de l’Europe, depuis 1683, que Formoſe a ſubi le joug des Chinois, n’ait ſongé à s’y établir, du moins, aux mêmes conditions que les Portugais à Macao. Mais outre que le caractère ſoupçonneux de la nation à laquelle cette iſle appartient, ne permettoit pas d’eſpérer, de ſa part, cette complaiſance, on peut aſſurer que ce ſeroit une mauvaiſe entrepriſe. Formoſe n’étoit un poſte important, que lorſque les Japonois pouvoient y naviguer, & lorſque ſes productions étoient reçues ſans reſtriction au Japon.