Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 8

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VIII. Les Moluques ſubiſſent le joug des Hollandois.

Heureuſement pour les Hollandois, ils avoient des reſſources qui les dédommageoient de ce qu’ils avoient pu perdre au Japon. Ils n’étoient pas encore entrés en commerce avec ces iſles, les plus remarquables de la Zone Torride, lorſqu’ils cherchèrent à s’approprier celui des Moluques. Les Portugais, après en avoir été long-tems poſſeſſeurs, s’étoient vus réduits à en partager les avantages avec les Eſpagnols devenus leurs maîtres, & avec le tems, à leur céder ce commerce preſque entièrement. Les deux nations, toujours divisées, toujours en guerre, parce que le gouvernement n’avoit eu ni le tems, ni l’adreſſe de détruire leur antipathie, ſe réunirent pour combattre les ſujets des Provinces-Unies. Ceux-ci, ſoutenus des naturels du pays, qui n’avoient pas encore appris à les craindre & à les haïr, acquirent peu-à-peu la ſupériorité. Les anciens conquérans furent chaſſés vers l’an 1621, & remplacés par d’autres auſſi avides, mais moins inquiets & plus éclairés.

Auſſi-tôt que les Hollandois ſe virent ſolidement établis aux Moluques, ils cherchèrent à s’approprier le commerce excluſif des épiceries : avantage que ceux qu’ils venoient de dépouiller n’avoient jamais pu ſe procurer. Ils ſe ſervirent habilement des forts qu’ils avoient emportés l’épée à la main, & de ceux qu’on avoit eu l’imprudence de leur laiſſer bâtir, pour amener à leur plan les rois de Ternate & de Tidor, maîtres de cet archipel. Ces princes ſe virent réduits à conſentir qu’on arrachât, des iſles laiſſées ſous leur domination, le muſcadier & le giroflier. Le premier de ces eſclaves couronnés reçoit, pour prix de ce grand ſacrifice, une penſion de 70 950 livres ; & le ſecond, une d’environ 13 200 liv. Une garniſon qui devroit être de ſept cens hommes, eſt chargée d’aſſurer l’exécution du traité : & tel eſt l’état d’anéantiſſement où les guerres, la tyrannie, la misère, ont réduit des rois, que ces forces ſeroient plus que ſuffiſantes, pour les tenir dans cette dépendance, s’il ne falloit ſurveiller les Philippines, dont le voiſinage cauſe toujours quelques inquiétudes. Quoique toute navigation ſoit interdite aux habitans, & qu’aucune nation étrangère ne ſoit reçue chez eux, les Hollandois n’y font qu’un commerce languiſſant ; parce qu’ils n’y trouvent point de moyen d’échange, ni d’autre argent que celui qu’ils y envoient pour payer les troupes, les commis & les penſions. Ce gouvernement, les petits profits déduits, coûte, par an, à la compagnie, 154 000 livres.

Elle ſe dédommage bien de cette perte, à Amboine, où elle a concentré la culture du giroflier.

L’arbre qui donne le girofle a le port du bouleau, l’écorce fine & liſſe du hêtre. Son tronc, formé d’un bois très-dur, s’élève peu & ſe partage en pluſieurs branches principales, dont les rameaux ſe couvrent, en mars, de feuilles & de fleurs. Les feuilles font toujours opposées, pointillées, liſſes, entières ſur les bords, preſque ſemblables pour la forme & la conſiſtance à celles du laurier. Les fleurs, diſposées en corymbe terminal, ont chacune un calice allongé, terminé par quatre dents, qui porte autant de pétales blancs & un grand nombre d’étamines. Le piſtil renfermé dans le fond de ce calice, devient avec lui un fruit ovoïde rempli d’un ſeul noyau, & connu ſous le nom de matrice de girofle. Ce même calice cueilli avant le développement des pétales & la fécondation du piſtil, eſt le clou proprement dit, dont la récolte fait le principal objet de la culture du giroflier. Elle commence en octobre & finit en février. Lorſque les clous ont acquis une couleur rougeâtre & une certaine fermeté, on les fait tomber avec de longs roſeaux, ou en ſecouant fortement les branches de l’arbre, ſur de grandes toiles ou ſur un terrein bien nettoyé. Ils ſont exposés enſuite pendant quelques jours à la fumée ſur des claies recouvertes de grandes feuilles. Cette fumigation, à laquelle on devroit peut-être ſubſtituer l’étuve, eſt ſuivie de la deſſiccation au ſoleil, qui eſt censée parfaite, lorſqu’en enlevant avec l’ongle une portion de l’enveloppe du clou, on aperçoit dans l’intérieur une belle couleur rouge.

Le giroflier veut un terrein gras & fertile. On favoriſe ſon accroiſſement en lui donnant de l’eſpace, & en arrachant les herbes & les arbriſſeaux de ſon voiſinage ; ce qui a fait dire à quelques voyageurs, qu’il attiroit à lui tous les ſucs nourriciers du ſol qui le produit. Si on l’abandonnoit à lui-même, il s’élèveroit très-haut ; mais on préfère, pour la facilité de la récolte, une tige baſſe & ramifiée dès ſon origine.

Les clous, qui ont été oubliés ſur l’arbre, continuent à groſſir juſqu’à l’épaiſſeur d’un demi-pouce. Ils ſont alors propres à la germination, pourvu qu’on les mette auſſi-tôt en terre, & ils produiſent le giroflier qui ne donne des fleurs qu’au bout de huit ou neuf ans. Ces fruits ou matrices, quoique inférieurs aux clous ordinaires, ont des vertus. Les Hollandois ont coutume d’en confire avec du ſucre ; & dans les longs voyages, ils en mangent après le repas, pour rendre la digeſtion meilleure ; ou ils s’en ſervent comme d’un remède agréable contre le ſcorbut.

Le clou de girofle, pour être parfait, doit être bien nourri, peſant, gras, facile à caſſer, d’une odeur excellente, d’un goût chaud & aromatique, preſque brûlant à la gorge, piquant les doigts quand on le manie, & y laiſſant une humidité huileuſe quand on le preſſe. La grande conſommation s’en fait dans les cuiſines. Il eſt tellement recherché dans quelques pays de l’Europe, & ſur-tout aux Indes, que l’on y mépriſe preſque toutes les nourritures où il ne ſe trouve pas. On le mêle dans les mets, dans les vins, dans les liqueurs ; on l’emploie auſſi parmi les odeurs. On s’en ſert peu dans la médecine ; mais on en tire une huile dont elle fait un aſſez grand uſage.

La compagnie a partagé aux habitans d’Amboine, quatre mille terreins, ſur chacun deſquels elle a d’abord permis, & s’eſt vu forcée vers l’an 1720, d’ordonner qu’on plantât cent vingt-cinq arbres, ce qui forme un nombre de cinq cens mille girofliers. Chacun donne, année commune, au-delà de deux livres de girofle ; &, par conséquent, leur produit réuni s’élève au-deſſus d’un million peſant.

Le cultivateur eſt payé avec de l’argent qui revient toujours à la compagnie, & avec quelques toiles bleues ou écrues, tirées du Coromandel. Ce foible commerce auroit reçu quelque accroiſſement, ſi les habitans d’Amboine, & des petites iſles qui en dépendent, avoient voulu ſe livrer à la culture du poivre & de l’indigo, dont les eſſais ont été heureux. Tout misérables que ſont ces inſulaires, on n’a pas réuſſi à les tirer de leur indolence ; parce qu’on ne les a pas tentés par une récompenſe proportionnée à leurs travaux.

L’adminiſtration eſt un peu différente dans les iſles de Banda, ſituées à trente lieues d’Amboine. Ces iſles ſont au nombre de cinq. Deux ſont incultes & preſque inhabitées ; les trois autres jouiſſent de l’avantage de produire la muſcade excluſivement à tout l’univers.

Le muſcadier a le port & le feuillage du poirier. Son tronc peu élevé, eſt recouvert, ainſi que les branches, d’une écorce liſſe & cendrée. Ses feuilles, diſpoſées alternativement, ſont ovales, aiguës, vertes en-deſſus, blanchâtres en-deſſous, & répandent une odeur aromatique quand on les froiſſe. Aux fleurs, dont les caractères n’ont pas encore été aſſez obſervés, ſuccède le fruit recouvert d’un brou, ſemblable pour la forme à celui du noyer ordinaire, mais plus charnu & ſucculent. Ce brou, parvenu à ſa maturité, acquiert une couleur jaune foncée, & laiſſe appercevoir, en s’ouvrant, une enveloppe plus intérieure, membraneuſe, d’un beau rouge, fendue par intervalles, connue ſous le nom de macis, appliquée immédiatement ſur la coque mince & caſſante qui renferme la muſcade. C’eſt le tems de la cueillir, ſans quoi le macis ſe détacheroit, & la noix perdroit cette huile qui la conſerve, & qui en fait la force. Celle qu’on cueille avant une parfaite maturité, eſt confite au ſucre, & n’eſt recherchée qu’en Aſie.

Le fruit eſt neuf mois à ſe former. Quand on l’a cueilli, on détache ſa première écorce, & on en sépare le macis, qu’on laiſſe sécher au ſoleil. Les noix demandent plus de préparation. Elles ſont étendues ſur des claies, où elles sèchent pendant ſix ſemaines à un feu modéré, dans des cabanes deſtinées à cet uſage. Séparées alors de leur coque, elles ſont jettées dans de l’eau de chaux : précaution néceſſaire, pour qu’il ne s’y engendre point de vers.

La muſcade eſt plus ou moins parfaite ; ſuivant le terroir, l’expoſition, l’âge & la culture de l’arbre. Bien différent du giroflier, le muſcadier aime un terrein humide, couvert de plantes, & même ombragé par de grands arbres, pourvu qu’il n’en ſoit pas étouffé. Sous leur abri, il lève très-bien, & ſupporte les froids qui ſe font quelquefois ſentir ſur le ſommet des montagnes. La muſcade ronde eſt plus recherchée que la longue, qui n’en eſt qu’une variété. On eſtime ſur-tout celle qui eſt récente, graſſe, peſante, de bonne odeur, d’une ſaveur agréable, quoique amère, & qui, étant piquée, rend un ſuc huileux. Son uſage immodéré produit des accès de folie, & quelquefois donne la mort. À petite doſe, elle facilite la digeſtion, diſſipe les vents, fortifie les viſcères, & arrête la dyſſenterie. L’huile figée que l’on retire par expreſſion des muſcades rebutées dans la vente, & celle que fournit le macis, ſont employées extérieurement dans les maladies du genre nerveux,

On trouve à Amboine un giroflier ſauvage qui diffère de l’autre par ſon tronc plus élevé, les feuilles beaucoup plus longues, les matrices très-alongées, raboteuſes à leur ſurface & d’un goût déſagréable. Les iſles de Banda fourniſſent auſſi cinq ou ſix eſpèces de muſcadiers ſauvages, que les Hollandois ont négligé de détruire, parce que leur fruit, peu aromatique & de nulle valeur dans le commerce, eſt ſimplement un objet de curioſité.

À l’exception de cette précieuſe épicerie, les iſles de Banda, comme toutes les Moluques, ſont d’une ſtérilité affreuſe. On n’y trouve le ſuperflu, qu’aux dépens du néceſſaire. La nature s’y refuſe à la culture de tous les grains. La moelle de ſagou y ſert de pain aux naturels du pays.

Comme cette nourriture ne ſeroit pas ſuffiſante pour les Européens fixés dans les Moluques, on leur permet d’aller chercher des vivres à Java, à Macaſſar, ou dans l’iſle extrêmement fertile de Bali. La compagnie porte elle-même à Banda quelques marchandiſes.

C’eſt le ſeul établiſſement des Indes orientales qu’on puiſſe regarder comme une colonie Européenne ; parce que c’eſt le ſeul où les Européens aient la propriété des terres. La compagnie trouvant Les habitans de Banda ſauvages, cruels, perfides, parce qu’ils étoient impatiens du joug, a pris le parti de les exterminer. Leurs poſſeſſions ont été partagées à des blancs, qui tirent de quelques iſles voiſines des eſclaves pour la culture. Ces blancs ſont, la plupart, créoles, ou des eſprits chagrins, retirés du ſervice de la compagnie. On voit auſſi, dans la petite iſle de Roſingin, des bandits flétris par les loix, ou des jeunes gens ſans mœurs, dont les familles ont voulu ſe débarraſſer : c’eſt ce qui l’a fait appeler l’Iſle de correction. Ces malheureux n’y vivent pas long-tems : mais les autres iſles de Banda ne ſont guère moins meurtrières. Cette grande conſommation d’hommes a fait tenter de tranſporter à Amboine la culture de la muſcade. La compagnie pouvoit y être excitée encore par deux autres puiſſans intérêts, celui de l’économie & celui de la sûreté. Les expériences n’ont pas été heureuſes ; & les choſes ſont reſtées dans l’état ou elles étoient.

Pour s’aſſurer le produit excluſif des Moluques, qu’on appelle avec raiſon les mines d’or de la compagnie, les Hollandois ont employé tous les moyens que pouvoit leur fournir une avarice éclairée. La nature eſt venue à leur ſecours.

Les tremblemens de terre qui ſont fréquent & terribles dans ces parages, en rendent la navigation périlleuſe. Ils font diſparoitre tous les ans des bancs de ſable dans ces mers ; tous les ans ils y en ferment de nouveaux. Ces révolutions, dont la politique exagère encore le nombre & les effets, doivent écarter le navigateur étranger qui manque des ſecours néceſſaires pour ſe bien conduire.

Ce premier moyen d’un commerce excluſif eſt fortifié par un autre peut-être encore plus efficace. Durant une grande partie de l’année, les vaiſſeaux, repouſſés par les vents & les courans contraires, ne peuvent aborder aux Moluques. Il faut donc attendre la mouſſon favorable qui ſuit ces tems orageux. Mais alors des gardes-côtes expérimentés & vigilans s’emparent de cet Océan devenu paiſible, pour écarter ou pour ſaiſir tons les bâtimens que l’appât du gain y auroit pu conduire.

Ce ſont ces tems calmes que les gouverneurs d’Amboine & de Banda emploient à parcourir les iſles, où, dès les premiers jours de ſa puiſſance, la compagnie détruiſit les épiceries. Leur odieux miniſtère ſe réduit à lutter contre la libéralité de la nature, & à couper les arbres par-tout où ils repouſſent. Tous les ans, ils ſont obligés de recommencer leurs courſes, parce que la terre, rebelle aux mains qui la dévaſtent, ſemble s’obſtiner contre la méchanceté des hommes ; & que la muſcade & le girofle, renaiſſant ſous le fer qui les extirpe, trompent une avidité cruelle, ennemie de tout ce qui ne croît pas pour elle ſeule. Ces abominables expéditions commencent & finiſſent par des fêtes, dont les détails feroient frémir l’âme la moins ſenſible, ſi la plume ne ſe refuſoit à les retracer.

L’eſprit de toutes les fêtes civiles & religieuſes, depuis leur première origine juſqu’à nos jours, ſous les cabanes du ſauvage & dans les villes policées, eſt de rappeler quelque époque favorable, quelque événement heureux. Elles ont chacune leur caractère. Le prêtre fait retentir l’air du ſon de ſes cloches ; il ouvre les portes de ſon temple ; il appelle les citoyens au pied des autels ; il ſe revêt de ſes ornemens les plus ſomptueux ; il élève les mains vers le ciel ; il en implore la bienfaiſance pour l’avenir, & lui témoigne la reconnoiſſance pour le paſſé, par des chants d’allégreſſe. Au ſortir du temple, la fête civile commence, & la joie le montre ſous un autre aſpect. Les tribunaux de la juſtice ſont fermés. Le bruit qui a ceſſé dans les ateliers, éclate dans les rues & ſur les places publiques. Les inſtrumens invitent à des danſes, où les deux ſexes, où les différens âges ſe confondent. Les pères & les mères ſe font un peu relâchés de leur sévérité. Le vin coule dans les carrefours. Des illuminations ſuppléent à l’abſence du ſoleil, & reſtituent au plaiſir ce que la lumière du jour ôtoit à la liberté. Avec quelle impatience ces ſolemnités ne ſont-elles pas attendues ? On en jouit long-tems d’avance. C’eſt un ſujet d’entretien longtems après qu’on les a célébrées. Et c’eſt ainſi qu’on fait oublier au peuple ſa peine journalière, s’il eſt malheureux ; qu’on redouble ſon amour pour les auteurs de la félicité, s’il eſt heureux ; & qu’on entretient dans les âmes une étincelle d’enthouſiaſme par le reſſouvenir, ou des bons ſouverains qui ont gouverné dans les tems paſſés, ou des honnêtes & braves aïeux dont on eſt deſcendu. Il ſemble qu’aux Moluques, le but des fêtes inſtituées par les Hollandois, eſt d’éterniſer la mémoire des atrocités qu’ils ont commiſes, & d’y entretenir au fond des cœurs le ſentiment de la vengeance. Ce n’eſt que ſous l’empire des démons, que les fêtes doivent être lugubres : mais telle eſt l’averſion de l’homme pour le travail, que, triſtes ou gaies, le peuple aime les fêtes.

Pour s’aſſurer de plus en plus le commerce excluſif des épiceries, les Hollandois ont formé deux établiſſemens à Timor & à Celèbes.