Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 12

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XII. Commerce général de l’Arabie, & celui des Anglois en particulier.

Avant que les Portugais euſſent intercepté la navigation de la mer Rouge, les Arabes avoient plus d’activité. Ils étoient les agens de tout le commerce qui ſe faiſoit par cette voie. Aden, ſitué à l’extrémité la plus Méridionale de l’Arabie, ſur la mer des Indes, en étoit l’entrepôt. La ſituation de ſon port, qui lui procuroit des liaiſons faciles avec l’Égypte, l’Éthiopie, l’Inde & la Perſe, en avoit fait, pendant pluſieurs ſiècles, un des plus floriſſans comptoirs de l’Aſie. Quinze ans après avoir réſiſté au grand Albuquerque, qui vouloit le détruire en 1513, il ſe ſoumit aux Turcs, qui n’en reſtèrent pas long-tems les maîtres. Le roi d’Yemen, poſſeſſeur de la ſeule portion de l’Arabie, qui mérite d’être appellée heureuſe, les en chaſſa, & attira toutes les affaires à Moka, rade de ſes états, qui n’avoit été juſqu’alors qu’un village.

Elles furent d’abord peu conſidérables. La myrrhe, l’encens, l’aloès, le baume de la Mecque, quelques aromates, quelques drogues propres à la médecine, faiſoient la baſe de ce commerce. Ces objets, dont l’exportation, continuellement arrêtée par des droits exceſſifs, ne paſſe pas aujourd’hui ſept ou huit cens mille livres, étoient dans ce tems-là plus recherchés qu’ils ne l’ont été depuis : mais ce devoit être toujours peu de choſe. Le café fit bientôt après une grande révolution.

Le cafier vient originairement de la haute Éthiopie, où il a été connu de tems immémorial, où il eſt encore cultivé avec ſuccès. M. Lagrenée de Mezières, un des agens les plus éclairés que la France ait jamais employés aux Indes, a poſſédé de ſon fruit, & en a fait ſouvent uſage. Il l’a trouvé beaucoup plus gros, un peu plus long, moins verd, & preſque auſſi parfumé que celui qu’on commença à cueillir dans l’Arabie vers la fin du quinzième ſiècle.

On croit communément qu’un Mollach, nommé Chadely, fut le premier Arabe qui fit uſage du café, dans la vue de ſe délivrer d’un aſſoupiſſement continuel, qui ne lui permettoit pas de vaquer convenablement à ſes prières nocturnes. Ses derviches l’imitèrent. Leur exemple entraîna les gens de loi. On ne tarda pas à s’apercevoir que cette boiſſon purifioit le ſang par une douce agitation, diſſipoit les peſanteurs de l’eſtomac, égayoit l’eſprit ; & ceux même qui n’avoient pas beſoin de ſe tenir éveillés, l’adoptèrent. Des bords de la mer Rouge il paſſa à Médine, à la Mecque, &, par les pèlerins, dans tous les pays mahométans.

Dans ces contrées, où les mœurs ne font pas auſſi libres que parmi nous, où la jalouſie des hommes & la retraite auſtère des femmes rendent la ſociété moins vive, on imagina d’établir des maiſons publiques, où ſe diſtribuoit le café. Celles de Perſe devinrent bientôt des lieux infâmes, où des jeunes Géorgiens, vêtus en courtiſanes, repréſentoient des farces impudiques, & ſe proſtituoient pour de l’argent. Lorſque la cour eut fait ceſſer des diſſolutions ſi révoltantes, ces maiſons furent un aſyle honnête pour les gens oiſifs, & un lieu de délaſſement pour les hommes occupés. Les politiques s’y entretenoient de nouvelles ; les poètes y récitoient leurs vers, & les Mollachs y débitoient des ſermons, qui étoient ordinairement payés de quelques aumônes.

Les choſes ne ſe paſſèrent pas ſi paiſiblement à Conſtantinople. On n’y eut pas plutôt ouvert des cafés, qu’ils furent fréquentés avec fureur. On n’en ſortoit pas. Le grand Muphti, déſeſpéré de voir les moſquées abandonnées, décida que cette boiſſon étoit compriſe dans la loi de Mahomet, qui proſcrit les liqueurs fortes. Le gouvernement, qui ſert ſouvent la ſuperſtition dont il eſt quelquefois la dupe, fît auſſi-tôt fermer des maiſons qui déplaiſoient ſi fort aux prêtres, chargea même les officiers de police de s’oppoſer à l’uſage de cette liqueur dans l’intérieur des familles. Un penchant déclaré triompha de toutes ces sévérités. On continua de boire du café ; & même les lieux où il ſe diſtribuoit, ſe trouvèrent bientôt en plus grand nombre qu’auparavant.

Je dirois volontiers aux ſouverains : Si vous voulez que vos loix ſoient obſervées, qu’elles ne contrarient jamais la nature. Je dirois aux prêtres : que votre morale ne s’oppoſe pas aux plaiſirs innocens. Tonnez, menacez les uns & les autres tant qu’il vous plaira ; ouvrez à nos yeux des cachots, les enfers ſous nos pas : vous n’étoufferez pas en moi le vœu d’être heureux. Je veux être heureux, eſt le premier article d’un code antérieur à toute légiſlation, à tout ſyſtême religieux.

Au milieu du dernier ſiècle, le grand-viſir Kuproli ſe tranſporta déguisé dans les principaux cafés de Conſtantinople. Il y trouva une foule de gens mécontens, qui, perſuadés que les affaires du gouvernement ſont en effet celles de chaque particulier, s’en entretenoient avec chaleur, & cenſuroient avec une hardieſſe extrême la conduite des généraux & des miniſtres. Il paſſa de-là dans les tavernes où l’on vendoit du vin. Elles étoient remplies de gens ſimples, la plupart ſoldats, qui, accoutumés à regarder les intérêts de l’état comme ceux du prince, qu’ils adorent en ſilence, chantoient gaiment, parloient de leurs amours, de leurs exploits guerriers. Ces dernières ſociétés, qui n’entraînent point d’inconvéniens, lui parurent devoir être tolérées : mais il jugea les premières dangereures ſous un gouvernement abſolu. Il n’y avoit pas aſſez réfléchi, pour concevoir qu’elles n’étoient pas plus à craindre que les autres. Même dans un état deſpotique, il faut laiſſer au peuple qu’on opprime la liberté de ſe plaindre, qui le ſoulage. Le mécontentement qui s’évapore n’eſt pas celui qu’il faut redouter. Les révoltes naiſſent de celui qui, renfermé, s’exalte par la fermentation intérieure, & ſe développe par des effets auſſi prompts que terribles. Malheur aux ſouverains, lorſque leur vexation s’accroît, & que le murmure des peuples ceſſe.

Quoi qu’il en ſoit, ce règlement, qui ne s’étend pas plus loin que la capitale de l’empire, n’y a pas diminué l’uſage du café, & en a peut-être étendu la conſommation. Toutes les rues, tous les marchés en offrent de tout fait ; & il n’y a point de maiſon où on n’en prenne au moins deux fois le jour. Dans quelques-unes même, on en verſe indifféremment à toute heure, parce qu’il eſt d’uſage d’en préſenter à tous ceux qui arrivent, & qu’il feroit également impoli de ne le point offrir, ou de le refuſer.

Dans le tems préciſement qu’on fermoit les cafés à Conſtantinople, on en ouvroit à Londres. Cette nouveauté y fut introduite en 1652, par un marchand, nommé Édouard, qui revenoit du Levant. Elle ſe trouva du goût des Anglois ; & toutes les nations de l’Europe l’ont depuis adoptée, mais avec une modération inconnue dans les climats où la religion défend le vin.

L’arbre qui produit le café, croît dans le territoire de Bételfalgui, ville de l’Yemen, ſituée à dix lieues de la mer Rouge, dans un ſable aride. On l’y cultive dans une étendue de cinquante lieues de long, ſur quinze & vingt de large. Son fruit n’a pas le même degré de perfection par-tout. Celui qui croît ſur les lieux élevés, à Ouden ſpécialement, eſt plus petit, plus verd, plus peſant, & préféré généralement.

On compte en Arabie douze millions d’habitans, qui, la plupart, font leurs délices du café. Le bonheur de le prendre en nature eſt réſervé aux citoyens riches. La multitude eſt réduite à la coque & à la pellicule de cette précieuſe fève. Ces reſtes méprisés, lui forment une boiſſon aſſez claire, qui a le goût du café, ſans en avoir ni l’amertume, ni la force. On trouve à vil prix ces objets à Bételfalgui, qui eſt le marché général. C’eſt-là auſſi que s’achète tout le café qui doit ſortir du pays par terre. Le reſte eſt porté à Moka, qui en eſt éloigné de trente-cinq lieues, ou dans les ports plus voiſins de Lohia ou d’Hodeida, d’où il eſt conduit ſur de légers bâtimens à Gedda. Les Égyptiens le vont prendre dans la dernière de ces places, & tous les autres peuples dans la première.

L’exportation du café peut être de douze à treize millions peſant. Les Européens en achètent un million & demi ; les Perſans, trois millions & demi ; la flotte de Suez, ſix millions & demi ; l’Indoſtan, les Maldives, & les colonies Arabes de la côte d’Afrique, cinquante milliers ; les caravanes de terre, un million.

Comme les cafés enlevés par les caravanes & par les Européens, ſont les mieux choiſis, ils coûtent ſeize à dix-ſept ſols la livre. Les Perſans, qui ſe contentent des cafés inférieurs, ne paient la livre que douze à treize ſols. Elle revient aux Égyptiens à quinze ou ſeize, parce que leurs cargaiſons ſont composées en partie de bon, & en partie de mauvais café. En réduiſant le café à quatorze ſols la livre, qui eſt le prix moyen, ſon exportation annuelle doit faire entrer en Arabie huit à neuf millions de livres. Cet argent ne lui reſte pas, mais il la met en état de payer ce que les marchés étrangers verſent de leurs productions dans ſes ports de Gedda & de Moka.

Moka reçoit de l’Abyſſinie des moutons, des dents d’éléphant, de la civette & des eſclaves. De la côte Orientale de l’Afrique, il vient de l’or, des eſclaves, de l’ambre, de l’ivoire : du golfe Perſique, des dattes, du tabac, du bled : de Surate, une quantité immenſe de groſſes toiles, peu de belles ; de Bombay & de Pondichery, du fer, du plomb, du cuivre, qui y ont été portés d’Europe : de Malabar, du riz, du gingembre, du poivre, du ſafran d’Inde, du kaire, du bois & du cardamome : des Maldives, du benjoin, du bois d’aigle, du poivre, que ces iſles ſe ſont procurés par des échanges : du Coromandel, quatre ou cinq cens balles de toiles, preſque toutes bleues, La plus grande partie de ces marchandiſes, qui peuvent être vendues ſix millions, trouve ſa conſommation dans l’intérieur du pays. Le reſte, ſurtout les toiles, ſe diſtribue dans l’Abyſſinie, à Socotora, & ſur la côte Orientale de l’Afrique.

Aucune des affaires qui ſe traitent à Moka, ainſi que dans tout l’Yemen, à Sanaa même, ſa capitale, n’eſt entre les mains des naturels du pays. Les avanies, dont ils ſont continuellement menacés par le gouvernement, les empêchent même de s’y intéreſſer. Toutes les maiſons de commerce ſont tenues par des Banians de Surate ou du Guzurate, qui ne manquent jamais de regagner leur patrie, auſſi-tôt que leur fortune eſt faite. Ils cèdent alors leurs établiſſemens à des négocians de leur nation, qui diſparoiſſent à leur tour, pour être remplacés par d’autres. Il n’y a aucune contrée où l’on ne connoiſſe le prix de tout, de tout excepté de l’homme. Les nations les plus policées n’en ſont pas encore venues juſques-là. Témoin la multitude de peines capitales infligées par-tout, & pour des délits aſſez frivoles. Il n’y a pas d’apparence que des nations, où l’on condamne à la mort une jeune fille de dix-huit ans, qui pourroit être mère de cinq ou ſix enfans, un homme ſain & vigoureux, de trente ans, pour le vol d’une pièce d’argent, aient médité ſur ces tables de la probabilité de la vie humaine, qu’ils ont ſi ſavamment calculées ; puiſqu’elles ignorent combien la cruauté de la nature immole d’individus, avant que d’en amener un à cet âge. On répare, ſans s’en douter, un petit dommage fait à la ſociété par un plus grand. Par la sévérité du châtiment, on pouſſe le coupable du vol à l’aſſaſſinat. Quoi donc ! eſt-ce que la main qui a brisé la ferrure d’un coffre-fort, ou même enfoncé un poignard dans le ſein d’un citoyen, n’eſt plus bonne qu’à être coupée ? Quoi donc ! parce qu’un débiteur infidèle ou indigent n’eſt pas en état de s’acquitter, faut-il le réduire à l’inutilité pour la ſociété, à l’inſolvabilité pour vous, en le renfermant dans une priſon ? Ne conviendroit-il pas mieux à l’intérêt public & au vôtre, qu’il fit quelque uſage de ſon induſtrie & de ſes talens, ſauf à l’action que vous avez légitimement intentée contre lui, à le ſuivre par-tout, & à s’y ſaiſir d’une portion de ſon lucre, fixée par quelque ſage loi. Mais il s’expatriera ? Et que vous importe qu’il ſoit en Angleterre ou au Petit-Châtelet ? en ſerez-vous moins déchu de votre créance ? Si les nations ſe concertoient entre elles, le malfaiteur ne trouveroit d’aſyle nulle part. Si vous étendez un peu vos vues, vous concevrez que le débiteur, qui vous échappe par la fuite, ne peut faire fortune chez l’étranger ſans s’acquitter d’une portion de ſa dette, par les beſoins & par les échanges réciproques des nations. C’eſt des vins de France qu’il s’enivrera à Londres ; c’eſt des ſoies de Lyon que ſa femme ſe vêtira à Cadix & à Liſbonne. Mais ces ſpéculations ſont trop abſtraites & trop patriotiques pour un créancier cruel qui, tourmenté de ſon avarice & de ſa vengeance, aime mieux tenir ſon malheureux débiteur dans les fers, couché ſur de la paille, & l’y nourrir de pain & d’eau, que de le rendre à la liberté. Elles n’auroient pas dû échapper aux gouvernemens & aux légiſlateurs ; & c’eſt à eux qu’il faut s’en prendre des barbares abſurdités qui exiſtent encore à cet égard dans nos nations prétendues policées.

Autrefois les compagnies Européennes, qui ont le privilège excluſif de commercer au-delà du cap de Bonne-Eſpérance, avoient établi des agens à Moka. Malgré une capitulation ſolemnelle, qui avoit fixé à deux & un quart pour cent les droits qu’on devoit payer, ils y éprouvoient des vexations fréquentes. Le gouverneur de la place exigeoit d’eux des préſens qui lui ſervoient à acheter la faveur des courtiſans, ou celle du prince même. Cependant les bénéfices qu’ils faiſoient ſur les marchandiſes d’Europe qu’ils débitoient, ſur les draps ſpécialement, les réſignoient à tant d’humiliations. Lorſque le Caire s’aviſa de fournir ces différens objets, il ne fut pas poſſible de ſoutenir ſa concurrence, & l’on renonça à des établiſſemens fixes.

Le commerce ſe fît par des vaiſſeaux partis d’Europe avec le fer, le plomb, le cuivre, l’argent, néceſſaires pour payer le café qu’on vouloit acheter. Les ſubrecargues, chargés de ces opérations, terminoient les affaires à chaque voyage. Ces expéditions, d’abord aſſez nombreuſes & aſſez utiles, tombèrent ſucceſſivement. Les plantations de café, formées par les nations Européennes dans leurs colonies, firent diminuer également, & la conſommation, & le prix de celui d’Arabie. À la longue, ces voyages ne donnèrent pas aſſez de bénéfice pour ſoutenir la cherté des expéditions directes. Alors les compagnies d’Angleterre & de France prirent le parti d’envoyer à Moka, l’une de Bombay, & l’autre de Pondichery, des navires avec des marchandiſes d’Europe & des Indes. Souvent même, elles ont eu recours à un moyen moins diſpendieux. Les Anglois & les François, qui naviguent d’Inde en Inde, vont tous les ans dans la mer Rouge. Quoiqu’ils s’y défaſſent avantageuſement de leurs marchandiſes, ils n’y peuvent jamais former une cargaiſon pour leur retour. Ils ſe chargent, pour un modique fret, du café des compagnies, qui le verſent dans les vaiſſeaux qu’elles expédient de Malabar & de Coromandel pour l’Europe. La compagnie de Hollande, qui interdit les armemens à ſes ſujets, & qui ne fait point elle-même d’expéditions pour le golfe Arabique, eſt privée de la part qu’elle pouvoit prendre à cette branche de commerce. Elle a renoncé à une branche bien plus riche, c’est celle de Gedda.

Gedda est un port situé vers le milieu du golfe Arabique, à quinze ou seize lieues de la ville sainte. Il est assez sûr ; mais l’approche en est difficile. Les affaires y ont attiré neuf ou dix mille habitans, logés, la plupart, dans des cabanes, & tous condamnés à respirer un air corrompu, & à boire de l’eau saumâtre. Le gouvernement y est mixte. Le chérif de la Mecque, & le grand-seigneur, qui y tient une foible & inutile garnison, partagent l’autorité & le produit des douanes. Ces droits sont de huit pour cent pour les Européens, & de treize pour toutes les autres nations. Ils se paient toujours en marchandises, que les administrateurs forcent les négocians du pays d’acheter fort cher. Il y a long-tems que les Turcs, qui ont été chassés d’Aden, de Moka, de tout l’Yemen, l’auroient été de Gedda, si l’on n’avoit craint qu’ils ne se livrâssent à une vengeance qui auroit mis fin aux pèlerinages & au commerce.

Surate envoie tous les ans à Gedda trois vaiſſeaux chargés de toiles de toutes les couleurs, de chaales, d’étoffes mêlées de coton & de ſoie, ſouvent enrichies de fleurs d’or & d’argent. Leur vente produit neuf ou dix millions de livres. Il part du Bengale pour la même deſtination deux, & le plus ſouvent trois navires, dont les cargaiſons, qui appartiennent aux Anglois, peuvent valoir un tiers de moins que celles de Surate. Elles conſiſtent en riz, gingembre, ſafran, ſucre, quelques étoffes de ſoie, & en une quantité conſidérable de toiles, la plupart communes. Ces bâtimens, qui peuvent entrer dans la mer Rouge depuis le commencement de décembre juſqu’à la fin de mai, trouvent à Gedda la flotte de Suez.

Cette ville, qu’on croit bâtie ſur les ruines de l’antique Arſinoë, eſt ſituée à l’extrémité de la mer Rouge, & à deux ou trois journées ſeulement du Caire. Ses habitans ſont partie Egyptiens & partie Arabes. Ils aiment ſi peu ce séjour, mal-ſain & privé d’eau potable, que ceux d’entre eux qui jouiſſent de quelque aiſance, ou qui peuvent ſe procurer ailleurs de l’occupation, ne s’y trouvent qu’au départ & au retour des vaiſſeaux, l’un & l’autre, réglés par des vents périodiques & invariables. Vingt navires, ſemblables pour la forme à ceux de Hollande, mais mal conſtruits, mal équipés, mal commandés, ſont expédiés tous les ans pour Gedda. Des comeſtibles forment la plus grande partie de leur cargaiſon, avec cette différence que les cinq qui appartiennent au grand-ſeigneur les livrent gratuitement pour Médine & pour la Mecque, tandis que les autres les vendent communément à un prix très-avantageux. Ils portent auſſi de la verroterie de Veniſe, du corail & du carabé, dont les Indiens font des colliers & des braſſelets.

En échange de leurs denrées, de leurs marchandiſes, de leur or ſur-tout, ces bâtimens reçoivent ſix à ſept millions peſant de café ; & en toiles, en étoffes, en épiceries pour ſept à huit millions de livres. L’ignorance & l’inertie des navigateurs ſont telles, que jamais la totalité de ces riches objets n’arrive à ſa deſtination. Une aſſez grande partie devient habituellement la proie des vagues, malgré l’attention qu’on a toujours de jetter l’ancre à l’entrée de la nuit.

Le commerce de la mer Rouge acquerroit plus d’extenſion & ſeroit exposé à moins de dangers, ſi une révolution, qu’il vient d’éprouver, avoit les ſuites qu’on ſemble s’en promettre.

Par un traité conclu le 7 mars 1775, entre le premier des Beys & M. Haflings, gouverneur, pour la Grande-Bretagne, dans le Bengale, les Anglois, établis aux Indes, l’ont autorisés à introduire & à faire circuler, dans l’intérieur de l’Égypte, toutes les marchandiſes qu’il leur plaira, en payant ſix & demi pour cent pour celles qui viendront du Gange & de Madras, & huit pour cent pour celles qui auront été chargées à Bombay & à Surate. Cette convention a été déjà exécutée, & le ſuccès a ſurpaſſé les eſpérances. Si la cour Ottomane & les Arabes ne traverſoient pas la nouvelle communication ; ſi le port de Suez, que les ſables achèvent de combler, étoit réparé ; ſi les séditions qui bouleverſent ſans ceſſe les rives du Nil, pouvoient enfin s’arrêter : on verroit peut-être les liaiſons de l’Europe avec l’Aſie reprendre en tout ou en partie leur ancien canal.

Les marchandiſes arrivées de Surate & de Bengale, que la flotte Égyptienne n’emporte pas, ſont conſommées en partie dans le pays, & achetées en plus grande quantité par les caravanes qui ſe rendent tous les ans à la Mecque.

Cette ville fut toujours chère aux Arabes. Ils penſoient qu’elle avoit été la demeure d’Abraham ; & ils accouroient de toutes parts dans un temple, dont on le croyoit le fondateur. Mahomet, trop habile pour entreprendre d’abolir une dévotion ſi généralement établie, ſe contenta d’en rectifier l’objet. Il bannit les idoles de ce lieu révéré, & il le dédia à l’unité de Dieu : ſublime & puiſſante idée que toutes les religions doivent à la philoſophie, & non au judaiſme, comme on l’imagine. Le Dieu des Juifs, colère, jaloux, vindicatif, ne fut qu’un dieu local, tel que ceux des autres nations. Mahomet ne fut pas l’envoyé du ciel ; mais un adroit politique & un grand conquérant. Pour augmenter même le concours d’étrangers dans une cité qu’il deſtinoit à être la capitale de ſon empire, il ordonna que tous ceux qui ſuivroient ſa loi, s’y rendiſſent une fois dans leur vie, ſous peine de mourir en réprouvés. Ce précepte étoit accompagné d’un autre, qui doit faire ſentir que la ſuperſtition ſeule ne le guidoit pas. Il exigea que chaque pèlerin, de quelque pays qu’il fût, achetât & fit bénir cinq pièces de toile de coton, pour ſervir de ſuaire, tant à lui, qu’à tous ceux de ſa famille, que des raiſons valables auroient empêché d’entreprendre ce ſaint voyage.

Cette politique devoit faire, de l’Arabie, le centre d’un grand commerce, lorſque le nombre des pèlerins s’élevoit à pluſieurs millions. Le zèle s’eſt ſi fort ralenti, ſurtout à la cote d’Afrique, dans l’Indoſtan & en Perſe, à proportion de l’éloignement où ces pays ſont de la Mecque, qu’on n’y en voit pas plus de cent cinquante mille. La plupart ſont Turcs. Ils emportent ſept cens cinquante mille pièces de toile, de dix aunes de long chacune, ſans compter ce que pluſieurs d’entre eux achètent pour revendre. Ils ſont invités à ces ſpéculations, par l’avantage qu’ils ont en traverſant le déſert, de n’être pas écrasés par les douanes & les vexations qui rendent ruineuſes les échelles de Suez & de Baſſora. L’argent de ces pèlerins, celui de la flotte, celui que les Arabes ont tiré de la vente de leur café, va ſe perdre dans les Indes. Les vaiſſeaux de Surate, du Malabar, de Coromandel, du Bengale, en emportent tous les ans pour quatorze ou quinze millions de livres, & pour environ le huitième de cette ſomme en marchandiſes. Dans le partage que les nations commerçantes de l’Europe font de ces richeſſes, les Anglois ſont parvenus à s’en approprier la portion la plus conſidérable. Ils ont acquis la même ſupériorité en Perſe.