Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 29

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XXIX. Mœurs anciennes des Indiens retrouvées dans le Biſnapore.

Dans tous ces mouvemens, le gouvernement deſpotique, qui eſt malheureuſement celui de toute l’Inde, s’eſt maintenu dans le Bengale : mais auſſi un petit diſtrict qui y avoit conſervé ſon indépendance, la conſerve encore. Ce canton fortuné, qui peut avoir cent ſoixante milles d’étendue, ſe nomme Biſnapore. Il eſt conduit de tems immémorial par un brame Rajepoute. C’eſt là qu’on retrouve, ſans altération, la pureté & l’équité de l’ancien ſyſtème politique des Indiens. On a vu juſqu’ici, avec trop d’indifférence, ce gouvernement unique, le plus beau monument & le plus intéreſſant qu’il y ait dans le monde. Il ne nous reſte des anciens peuples que de l’airain & des marbres, qui ne parlent qu’à l’imagination & à la conjecture, interprètes peu fidèles des mœurs & des uſages qui ne ſont plus. Le philoſophe, tranſporté dans le Biſnapore, ſe trouveroit tout-à-coup témoin de la vie que menoient, il y a pluſieurs milliers d’années, les premiers habitans de l’Inde ; il converſeroit avec eux ; il ſuivroit les progrès de cette nation, qui fut célèbre, pour ainſi dire, au ſortir du berceau ; il verroit ſe former un gouvernement qui, n’ayant pour baſe que des préjugés heureux, que des mœurs ſimples & pures, que la douceur des peuples, que la bonne-foi des chefs, a ſurvécu à cette foule innombrable de légiſlations qui n’ont fait que paroître ſur la terre avec les générations qu’elles ont tourmentées. Plus ſolide, plus durable que ces édifices politiques, qui, formés par l’impoſture & l’enthouſiaſme, ſont les fléaux du genre-humain, & deſtinés à périr avec les folles opinions qui les ont élevés ; le gouvernement de Biſnapore, ouvrage de l’attention qu’on a donnée à l’ordre & aux loix de la nature, s’eſt établi, s’eſt maintenu ſur des principes qui ne changent point, & n’a pas ſouffert plus d’altération que ces mêmes principes. La poſition ſingulière de cette contrée, a conſervé ſes habitans dans leur bonheur primitif & dans la douceur de leur caractère, en les garantiſſant du danger d’être conquis, ou de tremper leurs mains dans le ſang des hommes. La nature les a environnés d’eaux prêtes à inonder leurs poſſeſſions ; il ne faut pour cela qu’ouvrir les écluſes des rivières. Les armées envoyées pour les réduire ont été ſi ſouvent noyées, qu’on a renoncé au projet de les aſſervir. On a pris le parti de ſe contenter d’une apparence de ſoumiſſion.

La liberté & la propriété ſont ſacrées dans le Biſnapore. On n’y entend parler ni de vol particulier, ni de vol public. Un voyageur, quel qu’il ſoit, n’y eſt pas plutôt entré, qu’il fixe l’attention des loix, qui ſe chargent de ſa sûreté. On lui donne gratuitement des guides, qui le conduiſent d’un lieu à un autre, & qui répondent de ſa perſonne & de ſes effets. Lorſqu’il change de conducteur, les nouveaux donnent à ceux qu’ils relèvent une atteſtation de leur conduite, qui eſt enregiſtrée & envoyée enſuite au raja. Tout le tems qu’il eſt ſur le territoire, il eſt nourri & voituré avec ſes marchandiſes aux dépens de l’état, à moins qu’il ne demande la permiſſion de séjourner plus de trois jours dans la même place. Il eſt alors obligé de payer ſa dépenſe, s’il n’eſt pas retenu par quelque maladie, ou par un autre accident forcé. Cette bienfaiſance pour des étrangers, eſt la ſuite du vif intérêt que les citoyens prennent les uns aux autres. Ils ſont ſi éloignés de ſe nuire, que celui qui trouve une bourſe ou quelqu’autre effet de prix, les ſuſpend au premier arbre, & en avertit le corps-de-garde le plus prochain, qui l’annonce au public au ſon du tambour. Ces principes de probité sont si généralement reçus, qu’ils dirigent jusqu’aux opérations du gouvernement. De sept à huit millions qu’il reçoit annuellement, sans que la culture ni l’industrie en souffrent ; ce qui n’est pas consommé par les dépenses indispensables de l’état, est employé à son amélioration. Le raja peut se livrer à des soins si humains, parce qu’il ne donne aux Mogols que le tribut qu’il juge à propos, & lorsqu’il le juge à propos.

Lecteurs, dont les âmes sensibles viennent de s’épanouir de joie au récit des mœurs simples & de la sagesse du gouvernement de Bisnapore : vous qui, fatigués des vices & des désordres de votre contrée, vous êtes, sans doute, expatriés plus d’une fois par la pensée, pour devenir les témoins de la vertu & partager le bonheur de ce recoin du Bengale, c’est avec regret que je vais peut-être détruire la plus douce des illusions, & répandre de l’amertume dans vos cœurs. Mais la vérité m’y contraint. Hélas ! ce Bisnapore & tout ce que je vous en ai raconté, pourroit bien n’être qu’une fable.

Je vous entends. Vous vous écriez avec douleur : Une fable ? quoi ! il n’y a donc que le mal qu’on dit de l’homme qui ſoit vrai ? il n’y a que ſa misère & ſa méchanceté qui ne puiſſent être conteſtées. Cet être, né pour la vertu, dont il s’efforceroit inutilement d’étouffer le germe qu’il en a reçu, qu’il ne bleſſe jamais ſans remords, & qu’il eſt forcé de reſpecter lors même qu’elle l’afflige ou l’humilie, eſt donc méchant par-tout. Cet être qui ſoupire ſans ceſſe après le bonheur, la baſe de ſes vrais devoirs & de ſa félicité, eſt donc malheureux par-tout. Par-tout il gémit ſous des maîtres impitoyables. Par-tout il tourmente ſes égaux, & il en eſt tourmenté. Par-tout l’éducation le corrompt, & le préjugé l’empoiſonne en naiſſant. Partout il eſt livré à l’ambition, à l’amour de la gloire, à la paſſion de l’or, aux mêmes bourreaux qui ſe relaient pour nous déchirer ; nous, leurs triſtes victimes, qu’elles n’abandonnent qu’au bord du tombeau. Quoi ! le crime s’eſt emparé de toute la terre. Ah ! laiſſez du moins à l’Innocence cette étroite enceinte ſur laquelle vous avez attaché nos regards ; & que notre imagination, franchiſſant l’intervalle immenſe qui nous en sépare, ſe plaiſoit à parcourir.

La peine que vous avez éprouvée, je l’ai reſſentie, lecteur. Vos réflexions, je les ai faites, lorſque je me ſuis trouvé entre deux autorités preſque d’un poids égal ; l’une pour, l’autre contre l’exiſtence du Biſnapore. Nous avons en notre faveur le témoignage d’un voyageur Anglois, qui a demeuré trente ans dans le Bengale. Le témoignage opposé eſt d’un voyageur de la même nation, qui a fait auſſi un séjour aſſez long dans cette contrée. Voyez, choiſiſſez.