Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 38

La bibliothèque libre.

XXXVIII. Vexations & cruautés commiſes par les Anglois dans le Bengale.

Qui auroit imaginé que cette même compagnie, changeant tout-à-coup de conduite & de ſyſtème, en viendroit bientôt au point de faire regretter aux peuples du Bengale, le deſpotiſme de leurs anciens maîtres ? Cette funeſte révolution n’a été que trop prompte & trop réelle. Une tyrannie méthodique a ſuccédé à l’autorité arbitraire. Les exactions ſont devenues générales & régulières ; l’oppreſſion a été continuelle & abſolue. On a perfectionné l’art deſtructeur des monopoles ; on en a inventé de nouveaux. En un mot, on a altéré, corrompu toutes les ſources de la confiance, de la félicité publiques.

Sous le gouvernement des empereurs Mogols, les ſoubas, chargés de l’adminiſtration des revenus, étoient forcés par la nature des choſes d’en abandonner la perception aux nababs, aux paleagars, aux zemindars, qui les ſous-affermoient à d’autres Indiens, & ceux-ci à d’autres encore ; de manière que le produit de ces terres paſſoit & ſe perdoit en partie dans une multitude de mains intermédiaires, avant d’arriver dans le tréſor du ſouba, qui n’en rendoit lui-même qu’une très-petite portion à l’empereur. Cette adminiſtration vicieuſe à beaucoup d’égards, avoit du moins cela de favorable aux peuples, que les fermiers ne changeant point, le prix des fermes étoit toujours le même ; parce que la moindre augmentation, en ébranlant cette chaîne où chacun trouvoit graduellement ſon profit, auroit infailliblement causé une révolte : reſſource terrible, mais la ſeule qui reſte en faveur de l’humanité, dans les pays opprimés par le deſpotiſme.

Peut-être, qu’au milieu de cet ordre des choſes, il y avoit une foule d’injuſtices & de vexations particulières. Mais du moins la perception des deniers publics ſe faiſant toujours ſur un taux fixe & modéré, l’émulation n’étoit point abſolument éteinte. Les cultivateurs, sûrs de conſerver le produit de leur récolte, en payant exactement le prix de leur ferme, ſecondoient par leur travail la fécondité du ſol. Les tiſſerands, maîtres du prix de leurs ouvrages, libres de choiſir l’acheteur qui leur convenoit le mieux, s’attachoient à perfectionner & à étendre leurs manufactures. Les uns & les autres tranquilles ſur leur ſubſiſtance, ſe livroient avec joie aux plus doux penchans de la nature, au penchant dominant dans ces climats ; & ils ne voyoient dans l’augmentation de leur famille, qu’un moyen d’augmenter leurs richeſſes. Telles ſont évidemment les cauſes de ce haut degré auquel l’induſtrie, l’agriculture & la population s’étoient élevées dans le Bengale. Il ſembloit qu’elles duſſent encore s’accroître ſous le gouvernement d’un peuple libre & ami de l’humanité. Mais la ſoif de l’or, la plus dévorante, la plus cruelle de toutes les paſſions, a produit une adminiſtration deſtructive.

Les Anglois, ſouverains du Bengale, peu contens de percevoir les revenus ſur le même pied que les anciens ſoubas, ont voulu tout-à-la-fois augmenter le produit des fermes, & s’en approprier le bénéfice. Pour remplir ce double objet, la compagnie Angloiſe, cette compagnie ſouveraine, eſt devenue la fermière de ſon propre ſouba, c’eſt-à-dire, d’un eſclave auquel elle venoit de conférer ce vain titre, pour en impoſer plus sûrement aux peuples. La ſuite de ce nouveau plan, a été de dépouiller les fermiers, pour leur ſubſtituer des agens de la compagnie. Elle s’eſt encore emparée, toujours ſous le nom, & en apparence pour le compte du ſouba, de la vente excluſive du ſel, du tabac, du bétel, objets de première néceſſité dans ces contrées. Il y a plus. Elle a fait créer en ſa faveur, par ce même ſouba, un privilège excluſif pour la vente du coton venant de l’étranger, afin de le porter à un prix exceſſif. Elle a fait augmenter les douanes ; & elle a fini par faire publier un édit qui défend le commerce dans l’intérieur du Bengale, à tout particulier Européen, & qui le permet aux ſeuls Anglois.

Quand on réfléchit à cette prohibition barbare, il ſemble qu’elle n’ait été imaginée que pour épuiſer tous les moyens de nuire à ce malheureux pays, dont la compagnie Angloiſe, pour ſon ſeul intérêt, auroit dû chercher la proſpérité. Au reſte, il eſt aisé de voir que la cupidité perſonnelle des membres du conſeil de Calcutta, a dicté cette loi honteuſe. Ils ont voulu s’aſſurer le produit de toutes les manufactures, pour forcer enſuite les négocians des autres nations, qui voudroient commercer d’Inde en Inde, à acheter d’eux ces objets à des prix exceſſifs, ou à renoncer à leurs entrepriſes.

Cependant, au milieu de cette tyrannie ſi contraire à l’avantage de leurs commettans, ces agens infidèles ont eſſayé de ſe couvrir de l’apparence du zèle. Ils ont dit que, dans la néceſſité de faire paſſer en Angleterre une quantité de marchandiſes proportionnée à l’étendue de ſon commerce, la concurrence des particuliers nuiſoit aux achats de la compagnie.

C’eſt ſous le même prétexte, & pour étendre indirectement l’excluſif juſqu’aux autres compagnies, en paroiſſant reſpecter leurs droits, qu’ils ont commandé dans ces dernières années plus de marchandiſes que le Bengale n’en pouvoit fournir. Il a été défendu en même tems aux tiſſerands de travailler pour les autres nations, juſqu’à ce que les ordres de la compagnie Angloiſe fuſſent exécutés. Ainſi, ces ouvriers n’ayant plus la liberté de choiſir entre pluſieurs acheteurs, ont été forcés de livrer le fruit de leur travail, pour le prix qu’on a bien voulu leur en donner.

Et dans quelle monnoie encore les a-t-on payés ? C’eſt ici que la raiſon ſe confond, & qu’on cherche en vain des excuſes ou des prétextes. Les Anglois, vainqueurs du Bengale, poſſeſſeurs des tréſors immenſes que la fécondité du ſol & l’induſtrie des habitans y avoient raſſemblés, osèrent ſe permettre d’altérer le titre des eſpèces. Ils donnèrent l’exemple de cette lâcheté, inconnue aux deſpotes de l’Aſie ; & c’eſt par cet acte déſhonorant, qu’ils annoncèrent leur ſouveraineté aux peuples. Il eſt vrai qu’une opération ſi contraire à la foi du commerce & à la foi publique, ne put ſe ſoutenir long-tems. La compagnie elle-même en reſſentit les pernicieux effets ; & il fut réſolu de retirer toutes les eſpèces fauſſes pour y ſubſtituer une monnoie parfaitement ſemblable à celle qui avoit eu toujours cours dans ces contrées. Mais voyons de quelle manière ſe fit cet échange ſi néceſſaire.

On avoit frappé en roupies d’or environ quinze millions, valeur nominale : mais qui ne repréſentoient effectivement que neuf millions ; parce qu’on y avoit mêlé quatre dixièmes d’alliage, & même quelque choſe de plus. Il fut enjoint à tous ceux qui ſe trouveroient avoir de ces roupies d’or, de faux-aloi, de les rapporter au tréſor de Calcutta, où on les rembourſeroit en roupies d’argent. Mais au lieu de dix roupies & demie d’argent que chaque roupie d’or devoit valoir, ſuivant ſa dénomination, on n’en donna que ſix ; de manière que l’alliage fut définitivement en pure perte pour le propriétaire.

Une oppreſſion ſi générale devoit néceſſairement être accompagnée de violence : auſſi fallut-il recourir ſouvent à la force des armes, pour faire exécuter les ordres du conſeil de Calcutta. On ne ſe borna pas à en faire uſage contre les Indiens. Le tumulte & l’appareil de la guerre ſe renouvelèrent de toutes parts, dans le ſein même de la paix. Les Européens furent auſſi exposés à des actes d’hoſtilité, & particulièrement les François, qui, malgré leur abaiſſement & leur foibleſſe, excitoient encore la jalouſie de leurs anciens rivaux.

Si, au tableau des vexations publiques, nous ajoutions celui des exactions particulières, on verroit preſque par-tout les agens de la compagnie percevant les tributs pour elle avec une extrême rigueur, & levant des contributions pour eux avec la dernière cruauté. On les verroit portant l’inquiſition dans toutes les familles, ſur toutes les fortunes ; dépouiller indifféremment l’artiſan & le laboureur ; ſouvent faire un crime à un homme, & le punir, de n’être pas aſſez riche. On les verroit vendant leur faveur & leur crédit, pour opprimer l’innocent ou pour ſauver le coupable. On verroit à la ſuite de ces excès, l’abattement gagnant tous les eſprits, le déſeſpoir s’emparant de tous les cœurs, & l’un & l’autre arrêtant par-tout les progrès & l’activité du commerce, de la culture, de la population.

On croira, ſans doute, après ces détails, qu’il étoit impoſſible que le Bengale eût encore à redouter de nouveaux malheurs. Cependant, comme ſi les élémens d’accord avec les hommes euſſent voulu réunir à la fois, & ſur un même peuple, toutes les calamités qui déſolent ſucceſſivement l’univers, une séchereſſe, dont il n’y avoit jamais eu d’exemple dans ces climats, vint préparer une famine épouvantable dans le pays de la terre le plus fertile.

Il y a deux récoltes dans le Bengale, l’une en avril, l’autre en octobre. La première, qu’on appelle la petite récolte, eſt formée par de menus grains ; la ſeconde, déſignée ſous le nom de grande récolte, conſiſte uniquement en riz. Ce ſont les pluies, qui commencent régulièrement au mois d’août & finiſſent au milieu d’octobre, qui ſont la ſource de ces productions diverſes ; & c’eſt la ſechereſſe arrivée en 1769, dans la ſaiſon où l’on attendoit les pluies, qui fît manquer la grande récolte de 1769, & la petite récolte de 1770. Le riz, qui croit ſur les montagnes, ſouffrit peu, il eſt vrai, de ce dérangement des ſaiſons ; mais il s’en falloit beaucoup qu’il fût en aſſez grande quantité, pour nourrir tous les habitans de cette contrée. Les Anglois, d’ailleurs, occupés d’avance à aſſurer leur ſubſiſtance, & celle de leurs Cipayes, ne manquèrent pas de faire enfermer dans leurs magaſins une partie de cette récolte, déjà inſuffiſante.

On les accuſa d’avoir abusé de cette précaution néceſſaire, pour exercer le plus odieux, le plus criminel des monopoles. Il ſe peut bien que cette manière horrible de s’enrichir tentât quelques particuliers : mais que les principaux agens de la compagnie, que le conſeil de Calcutta eut adopté, eût ordonné cette opération deſtructive ; que pour gagner quelques millions de roupies à la compagnie, il dévouât froidement des millions d’hommes à la mort, & à la mort la plus cruelle. Non, nous ne le croirons jamais. Nous oſons même dire que cela eſt impoſſible, parce qu’une pareille atrocité ne ſauroit entrer tout à la fois dans la tête & dans le cœur de pluſieurs hommes, qui délibèrent & qui agiſſent pour les intérêts des autres.

Cependant le fléau ne tarda pas à ſe faire ſentir dans toute l’étendue du Bengale. Le riz, qui ne valoit communément qu’un ſol les trois livres, augmenta graduellement au point de ſe vendre juſqu’à quatre ſols la livre, Il valut même juſqu’à cinq ou ſix ſols : encore n’y en avoit-il que dans les lieux où les Européens avoient pris ſoin d’en ramaſſer pour leurs beſoins.

Dans cette diſette, les malheureux Indiens, ſans moyen, ſans reſſource, périſſoient tous les jours par milliers, faute de pouvoir ſe procurer la moindre nourriture. On les voyoit dans leurs aldées, le long des chemins, au milieu de nos colonies Européennes, pâles, défaits, exténués, déchirés par la faim ; les uns couchés par terre & attendant la mort ; les autres ſe traînant avec peine, pour chercher quelques alimens autour d’eux, & embraſſant les pieds des Européens, en les ſuppliant de les recevoir pour eſclaves.

Qu’à ce tableau, qui fait frémir l’humanité, l’on ajoute d’autres objets également affligeans pour elle ; que l’imagination ſe les exagère, s’il eſt poſſible ; que l’on ſe repréſente encore des enfans abandonnés, d’autres expirant ſur le ſein de leurs mères : par-tout des morts & des mourans : par-tout les gémiſſemens de la douleur & les larmes du déſeſpoir ; & l’on aura une foible idée du ſpetacle horrible qu’offrit le Bengale pendant ſix ſemaines.

Durant tout ce tems, le Gange fut couvert de cadavres ; les campagnes & les chemins en furent jonchés ; des exhalations infectes remplirent l’air ; les maladies ſe multiplièrent. Peu s’en fallut qu’un fléau ſuccédant à l’autre, la peſte n’enlevât le reſte des habitans de ce malheureux royaume. Il paroit, ſuivant des calculs aſſez généralement avoués, que la famine en fit périr un quart, c’eſt-à-dire, environ trois millions.

Mais ce qu’il y eut de vraiment remarquable, ce qui caractériſe la douceur, ou plutôt l’inertie morale & phyſique de ces peuples ; c’eſt qu’au milieu de ce fléau terrible, cette multitude d’hommes, preſſée par le plus impérieux de tous les beſoins, reſta dans une inaction abſolue, & ne tenta rien pour ſa propre conſervation. Tous les Européens, les Anglois ſur-tout, avoient des magaſins, & ces magaſins furent reſpectés. Les maiſons particulières le furent également. Aucune révolte ; point de meurtres, pas la moindre violence. Les malheureux Indiens, livrés à un déſeſpoir tranquille, ſe bornoient à implorer des ſecours qu’ils n’obtenoient pas, & ils attendoient paiſiblement la mort.

Que l’on ſe figure maintenant une ſemblable calamité affligeant une partie de l’Europe. Quel déſordre ! Quelle fureur ! Que d’atrocités ! Que de crimes ! Comme on verroit nos Européens ſe diſputer leur ſubſiſtance un poignard à la main, ſe chercher, ſe fuir, s’égorger impitoyablement les uns les autres ! Comme on les verroit, tournant enſuite leur rage contre eux-mêmes, déchirer, dévorer leurs propres membres, &, dans leur déſeſpoir aveugle, fouler aux pieds l’autorité, la raiſon & la nature !

Si les Anglois avoient eu de pareils événemens à redouter de la part des peuples du Bengale, peut-être que cette famine eût été moins générale & moins meurtrière. Car ſi nous avons cru devoir rejeter loin d’eux toute accuſation de monopole, nous n’entreprendrons pas de les défendre ſur le reproche de négligence & d’inſenſibilité. Et dans quelle circonſtance méritèrent-ils ce reproche ? C’eſt dans le moment où ils avoient à choiſir entre la vie & la mort de pluſieurs millions d’hommes. Il ſemble que dans une pareille alternative, l’amour de l’humanité, ce ſentiment inné dans tous les cœurs, eût dû leur inſpirer des reſſources. Eh quoi ! auroient pu leur crier les infortunés expirant ſous leurs yeux.

« Ce n’eſt donc que pour nous opprimer que vous êtes féconds en moyens ? Les tréſors immenſes qu’une longue ſuite de ſiècles avoient accumulés dans cette contrée, vous en avez fait votre proie ; vous les avez tranſportés dans votre patrie ; vous avez augmenté les tributs ; vous les faites percevoir par vos agens ; vous êtes les maîtres de notre commerce intérieur ; vous faites ſeuls le commerce du dehors. Vos nombreux vaiſſeaux chargés des productions de notre induſtrie & de notre ſol, vont enrichir vos comptoirs & vos colonies. Toutes ces choſes, vous les ordonnez, vous les exécutez pour votre ſeul avantage. Mais qu’avez-vous fait pour notre conſervation ? Quelles meſures avez-vous priſes, pour éloigner de nous le fléau qui nous menaçoit ? Privés de toute autorité, dépouillés de nos biens, accablés ſous un pouvoir terrible, nous n’avons pu que lever les mains vers vous, pour implorer votre aſſiſtance. Vous avez entendu nos gémiſſemens, vous avez vu la famine s’avancer à grands pas : alors, vous vous êtes éveillés ; vous avez moiſſonné le peu de ſubſiſtances échappées à la ſtérilité ; vous en avez rempli vos magaſins ; vous les avez diſtribuées à vos ſoldats. Et nous, triſtes jouets de votre cupidité ; malheureux tour-à-tour, & par votre tyrannie, & par votre indifférence, vous nous traitez comme des eſclaves, tant que vous nous ſuppoſez des richeſſes ; & quand nous n’avons plus que des beſoins, vous ne nous regardez pas même comme des hommes. De quoi nous ſert-il que l’adminiſtration des forces publiques ſoit toute entière dans vos mains ? Où ſont ces loix & ces mœurs dont vous êtes ſi fiers ? Quel eſt donc ce gouvernement dont vous nous vantez la ſageſſe ? Avez-vous arrêté l’exportation prodigieuſe de vos négocians particuliers ? Avez-vous changé la deſtination de vos vaiſſeaux ? Ont-ils parcouru les mers qui nous environnent, pour y chercher des ſubſiſtances ? En avez-vous demandé aux contrées voiſines ? Ah ! pourquoi le ciel a-t-il permis que vous ayez brisé la chaîne qui nous attachoit à nos anciens ſouverains ? Moins avides & plus humains que vous, ils auroient appellé l’abondance de toutes les parties de l’Aſie ; ils auroient facilité les communications ; ils auroient prodigué leurs tréſors ; ils auroient cru s’enrichir en conſervant leurs ſujets ».

Cette dernière réflexion, du moins, étoit de nature à faire impreſſion ſur les Anglois, en ſuppoſant même que, par un effet de la corruption, tout ſentiment d’humanité fût éteint dans leur cœur. La ſtérilité avoit été annoncée par la séchereſſe ; & l’on ne ſauroit douter que, ſi au lieu de penſer uniquement à eux, & de demeurer dans l’inaction pour tout le reſte, ils euſſent pris dès les premiers momens toutes les précautions qui étoient en leur pouvoir, ils ne fuſſent parvenus à ſauver la vie à la plupart de ceux qui la perdirent.

Il faut en convenir, la corruption à laquelle les Anglois ſe livrèrent dès les premiers momens de leur puiſſance ; l’oppreſſion qui en fut la ſuite ; les abus qui ſe multiplioient de jour en jour ; l’oubli profond de tous les principes : tout cela forma un contraſte révoltant avec leur conduite paſſée dans l’Inde, avec la conſtitution actuelle de leur gouvernement en Europe. Mais cette eſpèce de problème moral ſe réſoudra facilement, ſi l’on conſidère avec attention l’effet naturel des événemens & des circonſtances.

Dominateurs ſans contradiction dans un empire où ils n’étoient que négocians, il étoit bien difficile que les Anglois n’abusâſſent pas de leur pouvoir. Dans l’éloignement de ſa patrie, l’on n’eſt plus retenu par la crainte de rougir aux yeux de ſes concitoyens. Dans un climat chaud, où le corps perd de ſa vigueur, l’âme doit perdre de ſa force. Dans un pays où la nature & les uſages conduiſent à la molleſſe, on s’y laiſſe entraîner. Dans des contrées où l’on eſt venu pour s’enrichir, on oublie aisément d’être juſte.

Peut-être cependant qu’au milieu d’une poſition ſi périlleuſe, les Anglois auroient conſervé, du moins, quelque apparence de modération & de vertu, s’ils euſſent été retenus par le frein des loix : mais il n’en exiſtoit aucune qui put les diriger ou les contraindre. Les réglemens faits par la compagnie, pour l’exploitation de ſon commerce, ne s’appliquoient point à ce nouvel ordre de choſes ; & le gouvernement Anglois ne conſidérant la conquête du Bengale que comme un moyen d’augmenter numérairement les revenus de la Grande-Bretagne, avoit abandonné, pour 9 000 000 par an, la deſtinée de douze millions d’hommes.

Ces malheureuſes victimes d’une inſatiable cupidité, furent accablées de tous les fléaux que la tyrannie peut raſſembler ; & le corps qui ordonnoit ou qui ſouffroit tant de forfaits, n’en fut pas moins menacé d’une ruine totale. Elle alloit être conſommée, lorſqu’en 1773, l’autorité vint à ſon ſecours, & le mit en état de faire face aux engagemens téméraires qu’il avoit contractés. Mais le parlement ordonna que tous les détails d’une adminiſtration ſi corrompue, ſeroient mis ſous ſes yeux ; que les abus multipliés & crians qu’on avoit commis, ſeroient publiquement dévoilés ; que les droits d’un peuple entier ſeroient pesés dans la balance de la liberté & de la juſtice.

« Oui, vous remplirez notre attente, légiſlateurs auguſtes ! Vous rendrez à l’humanité ſes droits ; vous mettrez un frein à la cupidité ; vous briſerez le joug de la tyrannie. L’autorité inébranlable des loix prendra par-tout la place d’une adminiſtration purement arbitraire. À l’aſpect de cette autorité, le monopole, ce tyran de l’induſtrie, diſparoitra pour jamais. Les entraves que l’intérêt particulier a miſes au commerce, vous les ferez céder à l’intérêt général.

» Vous ne vous bornerez pas à cette réforme momentanée. Vous porterez vos vues vers l’avenir ; vous calculerez l’influence du climat, le danger des circonſtances, la contagion de l’exemple, & vous en préviendrez les effets. Des hommes choiſis, ſans liaiſons, ſans paſſions, dans ces contrées éloignées, partiront du ſein de la métropole pour aller parcourir ces provinces, pour écouter les plaintes, pour étouffer les abus, pour réparer les injuſtices ; en un mot, pour maintenir & pour reſſerrer les liens de l’ordre dans toutes les parties.

» En exécutant ce plan ſalutaire, vous aurez beaucoup fait, ſans doute, pour le bonheur de ces peuples ; mais vous n’aurez point aſſez fait pour votre gloire. Il vous reſtera un préjugé à vaincre, & cette victoire eſt digne de vous. Oſez faire jouir vos nouveaux ſujets des douceurs de la propriété. Partagez-leur les campagnes qui les ont vu naître ; ils apprendront à les cultiver pour eux. Enchaînés par ce bienfait, plus encore qu’ils ne l’étoient par la crainte, ils paieront avec joie des tributs qui ſeront imposés avec modération. Ils inſtruiront leurs enfans à chérir, à admirer votre gouvernement ; & les générations ſucceſſives ſe tranſmettront, avec leurs héritages, les ſentimens de leur félicité & celui de leur reconnoiſſance.

« Alors, les amis de l’humanité applaudiront à vos ſuccès ; ils ſe livreront à l’eſpérance de voir renaître la proſpérité ſur un ſol que la nature embellit, & que le deſpotiſme n’a ceſſé de ravager. Il leur ſera doux de penſer, que les calamités qui affligeoient ces riches contrées, en ſeront écartées pour jamais. Ils vous pardonneront des uſurpations qui n’ont dépouillé que des tyrans ; & ils vous inviteront à de nouvelles conquêtes, en voyant l’influence de votre conſtitution ſublime s’étendre juſqu’aux extrémités de l’Aſie, pour y faire éclore la liberté, la propriété, le bonheur ».