Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 5

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V. Liaiſon des Anglois avec la Perſe.

Le bruit de ces éclatans ſuccès, contre une nation qui, juſqu’alors, avoit paſſé pour invincible, pénétra juſqu’à la capitale de la la Perſe.

Cette vaſte région, ſi célèbre dans l’antiquité, paroît avoir été libre dans ſa plus ancienne forme de gouvernement. Sur les ruines d’une république corrompue, s’éleva la monarchie. Les Perſes furent long-tems heureux ſous cette forme d’adminiſtration ; les mœurs étoient ſimples comme les loix. À la fin, l’eſprit de conquête s’empara des ſouverains. Alors, les tréſors de l’Aſſyrie, les dépouilles de plusieurs nations commerçantes, les tributs d’un grand nombre de provinces, firent entrer des richesses immenses dans l’empire ; & ces richesses ne tardèrent pas à tout changer. Le désordre fut poussé si loin, que le soin des amusemens publics parut attirer l’attention principale du gouvernement.

Un peuple qui ne vivoit que pour le plaisir, ne pouvoit tarder à être asservi. Il le fut successivement par les Macédoniens, par les Parthes, par les Arabes, par les Tartares, & vers la fin du quinzième siècle par les Sophis, qui prétendoient descendre d’Aly, auteur de la fameuse réforme, qui divisa le mahométisme en deux branches.

Nul prince de cette nouvelle race ne se rendit aussi célèbre que Schah-Abbas, surnommé le grand. Il conquit le Kandahar, plusieurs places importantes sur la mer Noire, une partie de l’Arabie, & chassa les Turcs de la Géorgie, de l’Arménie, de la Mésopotamie, de tous les pays qu’ils avoient conquis au-delà de l’Euphrate.

Ces victoires produisirent des changemens remarquables dans l’intérieur de l’empire. Les grands avoient profité des troubles civils pour ſe rendre indépendans : on les abaiſſa ; & les poſtes importans furent tous confiés à des étrangers, qui ne vouloient ni ne pouvoient former des factions. La milice étoit en poſſeſſion de diſpoſer du trône ſuivant ſon caprice : on la contint par des troupes étrangères, qui avoient une religion & des habitudes différentes. L’anarchie avoit rendu les peuples enclins à la sédition : on plaça dans les villes & dans les campagnes des colonies choiſies entre les nations les plus opposées aux anciens habitans, par les mœurs & le caractère. Il ſortit de ces arrangemens le deſpotiſme le plus abſolu, peut-être, qu’ait jamais éprouvé aucune contrée.

Ce qui eſt étonnant, c’eſt que le grand Abbas ait ſu allier à ce gouvernement, oppreſſeur de ſa nature, quelques vues d’utilité publique. Il appella tous les arts à lui, & les établit à la cour & dans les provinces. Tous ceux qui apportoient dans ſes états un talent, quel qu’il fût, étoient sûrs d’être accueillis, d’être aidés, d’être récompensés. Il diſoit ſouvent, que les étrangers étoient le plus bel ornement d’un empire, & donnoient plus d’éclat au prince, que les magnificences du luxe le plus recherché.

Pendant que la Perſe ſortoit de ſes ruines par les différentes branches d’induſtrie qui s’établiſſoient de toutes parts, une colonie d’Arméniens, tranſférée à Iſpahan, portoit au centre de l’empire l’eſprit de commerce. Bientôt ces négocians, & ceux des naturels du pays qui ſavoient les imiter, furent répandus dans l’Orient, en Hollande, en Angleterre, dans la Méditerranée & dans la Baltique ; par-tout où les affaires étoient vives & conſidérables. Le Sophi s’aſſocioit lui-même à leurs entrepriſes, & leur avançoit des ſommes conſidérables, qu’ils faiſoient valoir dans les marchés les plus renommés de l’Univers. Ils étoient obligés de lui remettre ſes fonds aux termes convenus ; & s’ils les avoient accrus par leur induſtrie, il leur accordoit quelque récompenſe.

Les Portugais, qui s’apperçurent qu’une partie du commerce des Indes avec l’Aſie & avec l’Europe, alloit prendre ſa direction par la Perſe, y mirent des entraves. Ils ne ſouffroient pas que le Perſan achetât des marchandiſes ailleurs que dans leurs magaſins. Ils en fixoient le prix ; & s’ils lui permettoient d’en tirer quelquefois du lieu de la fabrication, c’étoit toujours ſur leurs vaiſſeaux, & en exigeant un fret & des droits énormes. Cette tyrannie révolta le grand Abbas, qui, inſtruit du reſſentiment des Anglois, leur propoſa de réunir leurs forces de mer à ſes forces de terre, pour aſſiéger Ormuz. Cette place fut attaquée par les armes combinées des deux nations, & priſe en 1623, après deux mois de combats. Les conquérans s’en partagèrent le butin, qui fut immenſe, & la ruinèrent enſuite de fond en comble.

À trois ou quatre lieues de là, s’offroit ſur le continent le port de Gombroon, qu’on a depuis appelle Bender-Abaſſi. La nature ne paroiſſoit pas l’avoir deſtiné à être habité. Il eſt ſitué au pied de montagnes exceſſivement élevées. On y reſpire un air embrâsé. Des vapeurs mortelles s’élèvent continuellement des entrailles de la terre. Les campagnes ſont noires & arides, comme ſi le feu les avoit brûlées. Malgré ces inconvéniens, l’avantage qu’avoit Bender-Abaſſi d’être placé à l’entrée du golfe, le fit choiſir par le monarque Perſan, pour ſervir d’entrepôt au grand commerce qu’il ſe propoſait de faire aux Indes. Les Anglois furent aſſociés à ce projet. On leur accorda une exemption perpétuelle de tous les droits, & la moitié du produit des douanes, à condition qu’ils entretiendroient, au moins, deux vaiſſeaux de guerre dans le golfe. Cette précaution parut indiſpenſable, pour rendre vain le reſſentiment des Portugais, dont la haîne étoit encore redoutable.

Dès ce moment Bender-Abaſſi, qui n’avoit été juſqu’alors qu’un vil hameau de pêcheurs, devint une ville floriſſante. Les Anglais y portoient les épiceries, le poivre, le ſucre, des marchés de l’Orient ; le fer, le plomb & les draps, des ports de l’Europe. Le bénéfice qu’ils faiſoient ſur ces marchandiſes, étoit groſſi par un fret exceſſivement cher, que leur payoient les Arméniens, qui reſtoient encore en poſſeſſion de la plus riche branche du commerce des Indes.

Ces négocians avoient entrepris depuis long-tems le trafic des toiles. Ils n’avoient été ſupplantés, ni par les Portugais, qui n’étoient occupés que de pillage, ni par les Hollandois, dont les épiceries avoient fixé toute l’attention. On pouvoit craindre, d’ailleurs, de ne pouvoir ſoutenir la concurrence d’un peuple, également riche, induſtrieux, actif, économe. Les Arméniens faiſoient alors ce qu’ils ont toujours fait depuis. Ils paſſoient aux Indes ; ils y achetoient du coton ; ils le diſtribuoient aux fileuſes ; ils faiſoient fabriquer des toiles ſous leurs yeux ; ils les portoient à Bender-Abaſſi, d’où elles paſſoient à Iſpahan. De-là, elles ſe diſtribuoient dans les différentes provinces de l’empire, dans les états du grand-ſeigneur, & juſqu’en Europe, où l’on contracta l’habitude de les appeller Perſes ; quoiqu’il ne s’en ſoit jamais fabriqué qu’à la côte de Coromandel. Telle eſt l’influence des noms ſur les opinions, que l’erreur populaire, qui attribue à la Perſe les toiles des Indes, paſſera peut-être, avec le cours des ſiècles, pour une vérité inconteſtable dans l’eſprit des ſavans à venir. Les difficultés inſurmontables que ces ſortes d’erreurs ont jettées dans l’hiſtoire de Pline & des autres anciens, doivent nous rendre infiniment précieux les travaux des ſavans de nos jours, qui recueillent les procédés de la nature & des arts, pour les tranſmettre à la poſtérité.

En échange des marchandiſes qu’on portoit à la Perſe, elle donnoit les productions de ſon territoire, ou le fruit de ſon induſtrie.

La ſoie, qui étoit la première des marchandiſes. On en recueilloit, on en exportoit alors une grande quantité.

La laine de Caramanie, qui reſſemble beaucoup à celle de Vigogne. Elle étoit employée avec ſuccès dans les manufactures de chapeaux & dans quelques étoffes. Les chèvres qui la donnent ont cela de particulier, que la toiſon tombe d’elle-même au mois de mai.

Les turquoiſes, qui étoient plus ou moins parfaites, ſuivant celle des trois mines dont on les tiroit. Elles entroient autrefois dans la parure de nos femmes.

Les brocards d’or, d’un prix ſupérieur à tout ce qu’ont produit les plus célèbres manufactures. Il y en avoit de ſimples, & d’autres à deux faces ſans envers. On en faiſoit des rideaux, des portières, & des carreaux magnifiques.

Les tapis qu’on a depuis ſi bien imités en Europe, & qui ont été long-tems un des plus riches meubles de nos appartemens.

Le maroquin, qui avoit, ainſi que les autres cuirs, un degré de perfection qu’on ne ſavoit pas lui donner ailleurs.

Le chagrin, le poil de chèvre, l’eau-roſe, les racines pour la médecine, les gommes pour la teinture, les dattes, les chevaux, les armes, pluſieurs autres choſes, dont les unes ſe vendoient aux Indes, & les autres étoient portées en Europe.

Quoique les Hollandois fuſſent parvenus à s’approprier tout le commerce de l’Inde Orientale, ils ne virent pas ſans jalouſie ce qui ſe paſſoit en Perſe. Il leur parut que les privilèges, dont leur rival jouiſſait dans la rade de Bender-Abaſſi, pouvoient être compensés par l’avantage qu’ils avoient de poſſéder une plus grande quantité d’épiceries, & ils entrèrent avec lui en concurrence.