Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 1

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I. Anciennes révolutions du commerce de France.

Les anciens Gaulois, preſque toujours en guerre les uns avec les autres, n’avoient entre eux d’autre communication que celle qui peut convenir à des peuples ſauvages, dont les beſoins ſont toujours très-bornés. Leurs liaiſons au-dehors étaient encore plus reſſerrées. Quelques navigateurs de Vannes portoient dans la Grande-Bretagne de la poterie, qu’ils échangeoient contre des chiens, des eſclaves, de l’étain & des fourrures. Ceux de de ces objets qui ne trouvoient pas des acheteurs dans la Gaule même, paſſoient à Marſeille, où ils étoient payés avec des vins, des étoffes, des épiceries, que les négocians de l’Italie ou de la Grèce y avoient apportés.

Ce genre de trafic ne s’étendoit pas à tous les Gaulois. On voit dans Céſar que les habitans de la Belgique avoient proſcrit chez eux les productions étrangères, comme capables de corrompre les mœurs : ils penſoient que leur ſol étoit aſſez fertile pour ſuffire à tous leurs beſoins. La police des Celtes & des Aquitains étoit moins rigide. Pour être en état de payer les marchandiſes que leur offroit la Méditerranée, & dont la paſſion devenoit tous les jours plus vive, ces peuples ſe livrèrent à un travail dont ils ne s’étoient pas avisés juſqu’alors ; ils ramaſſèrent avec ſoin les paillettes d’or que pluſieurs de leurs rivières charioient avec leurs ſables.

Quoique les Romains n’aimâſſent ni n’eſtimâſſent le commerce, il devint néceſſairement plus conſidérable dans la Gaule, après qu’ils l’eurent ſoumiſe, & en quelque ſorte policée. On vit ſe former des ports de mer à Arles, à Narbonne, à Bordeaux, dans d’autres lieux encore. Il fut conſruit de toutes parts de grandes & magnifiques voies, dont les débris nous cauſent encore de l’étonnement. Toutes les rivières navigables eurent des compagnies de marchands, auxquelles on avoit accordé de grands privilèges, & qui, ſous le nom général de Nautes, étoient les agens, les reſſorts d’un mouvement continuel.

Les invaſions des Francs & des autres barbares, arrêtèrent cette activité naiſſante. Elle ne reprit pas même ſon cours, lorſque ces brigands ſe furent affermis dans leurs conquêtes. À leur férocité ſuccéda une aveugle paſſion des richeſſes. Pour la ſatiſfaire, on eut recours à tous les genres de vexation. Un bateau qui arrivoit à une ville, devoit payer un droit pour ſon entrée, un droit pour le ſalut, un droit pour le pont, un droit pour approcher du bord, un droit d’ancrage, un droit pour la liberté de décharger, un droit pour le lieu où il devoit placer ſes marchandiſes. Les voitures de terre n’étoient pas traitées plus favorablement. Des commis répandus par-tout, les accabloient de tyrannies intolérables. Ces excès furent pouſſés au point, que quelquefois le prix des effets conduits au marché, n’étoit pas ſuffiſant pour payer les frais préliminaires à la vente. Un découragement univerſel devenoit la ſuite néceſſaire de pareils déſordres.

Bientôt il n’y eut plus d’induſtrie, de manufactures que dans le cloître. Les moines n’étoient pas alors des hommes corrompus par l’oiſiveté, par l’intrigue & par la débauche. Des ſoins utiles rempliſſoient tous les inſtans d’une vie édifiante & retirée. Les plus humbles, les plus robuſtes d’entre eux, partageoient avec leurs ſerfs les travaux de l’agriculture. Ceux à qui la nature avoit donné ou moins de force, ou plus d’intelligence, recueilloient dans des ateliers les arts fugitifs & abandonnés. Les uns & les autres ſervoient, dans le ſilence & la retraite, une patrie, dont leurs ſucceſſeurs n’ont jamais ceſſé de dévorer la ſubſtance, & de troubler la tranquillité.

Quand ces ſolitaires n’auroient employé aucune des voies iniques qui les ont conduits au degré d’opulence que nous leur voyons & qui nous indigne, il falloit qu’ils y arrivâſſent avec le tems. C’étoit une des ſuites néceſſaires de leur régime. Les fondateurs des Monaſtères ne pensèrent point à une des conséquences aſſez ſimples de l’auſtérité qu’ils impoſoient aux moines : je veux dire à un accroiſſement de richeſſe, dont il eſt impoſſible de fixer la limite, du moment où le revenu excède la dépenſe d’une année commune. Cette dépenſe reſtant toujours la même, & ne ſubiſſant de variation que celle des circonſtances qui font hauſſer ou baiſſer le prix des denrées, ce ſurplus du revenu s’entaſſant continuellement, quelque foible qu’on le ſuppoſe, doit, à la longue, former une grande maſſe. Les loix prohibitives, publiées contre les gens de main-morte, peuvent donc ralentir, mais ne peuvent jamais arrêter les progrès de l’opulence monaſtique. Il n’en eſt pas ainſi des familles des citoyens, qui ne ſont aſſujettis à aucune règle. Un fils diſſipateur ſuccède à un père avare. Les dépenſes ne ſont jamais les mêmes. Ou la fortune s’éboule, ou elle ſe refait. Ceux qui dictèrent les conſtitutions religieuſes, ne ſe proposèrent que de faire des ſaints ; & ils tendirent, & plus directement & plus sûrement à faire des riches.

Dagobert réveilla un peu les eſprits au ſeptième ſiècle. Auſſi-tôt on vit accourir aux foires nouvellement établies, les Saxons avec l’étain & le plomb de l’Angleterre ; les Juifs, avec des bijoux & des vaſes d’argent ou d’or ; les Eſclavons, avec tous les métaux du Nord ; les Lombards, les Provençaux, les Eſpagnols, avec les marchandiſes de leur pays, & celles qui leur arrivoient d’Afrique, d’Égypte & de Syrie ; les négocians de toutes les provinces du royaume, avec ce que pouvoit fournir leur ſol & leur induſtrie. Malheureuſement cette proſpérité fut courte. Elle diſparut ſous les rois fainéans, pour renaître ſous Charlemagne.

Ce prince, que l’hiſtoire pourroit placer ſans flatterie à côté des plus grands hommes, s’il n’eut pas été quelquefois un vainqueur ſanguinaire & un tyran persécuteur, parut ſuivre les traces de ces premiers Romains, que les travaux champêtres délaſſoient des fatigues de la guerre. Il s’occupa du ſoin de ſes vaſtes domaines, avec une ſuite & une intelligence qu’on attendroit à peine du particulier le plus appliqué. Tous les grands de l’état ſe livrèrent, à ſon exemple, à l’agriculture, & aux arts qui la précèdent ou qui la ſuivent. Dès-lors les François eurent beaucoup de productions à échanger, & une facilité extrême à les faire circuler dans l’immenſe empire qui recevoit leurs loix.

Une ſituation ſi floriſſante, offrit un nouvel attrait au penchant qu’avoient les Normands à la piraterie. Ces barbares, accoutumés à chercher dans le pillage des biens que leur ſol ne pouvoit pas leur procurer, ſortirent en foule de leur âpre climat, pour amaſſer du butin. Ils ſe jetèrent ſur toutes les côtes, mais plus avidement ſur celles de France, qui leur offroient une plus riche proie. Ce qu’ils commirent de ravages, ce qu’ils ſe permirent de cruautés, ce qu’ils allumèrent d’incendies pendant un ſiècle entier dans ces fertiles provinces, ne ſe peut imaginer ſans horreur. Durant ce funeſte période, on ne ſongeoit qu’à éviter l’eſclavage ou la mort. Il n’y avoit point de communication entre les peuples, & il n’y avoit point par conséquent de commerce.

Cependant les ſeigneurs, chargés de l’adminiſtration des provinces, s’en étoient inſenſiblement rendus les maîtres, & avoient réuſſi à rendre leur autorité héréditaire. Ils n’avoient pas rompu tout lien avec le chef de l’empire ; mais ſous le nom modeſte de vaſſaux, ils n’étoient guère moins redoutables à l’état, que les rois voiſins de ſes frontières. On les confirma dans leurs uſurpations, à l’époque mémorable qui fit paſſer le ſceptre de la famille de Charlemagne dans celle des Capets. Dès-lors il n’y eut plus d’aſſemblée nationale, plus de tribunaux, plus de loix, plus de gouvernement. Dans cette confuſion meurtrière, le glaive tenoit lieu de juſtice ; & ceux des citoyens qui n’étoient pas encore ſerfs, furent obligés de le devenir, pour acheter la protection d’un chef en état de les défendre.

Il étoit impoſſible que le commerce proſpérât ſous les chaînes de l’eſclavage, & au milieu des troubles continuels qu’enfantoit la plus cruelle des anarchies. L’induſtrie ne ſe plaît qu’à l’ombre de la paix : elle craint ſur-tout la ſervitude. Le génie s’éteint lorſqu’il eſt ſans eſpérance, ſans émulation ; & il n’y a ni eſpérance, ni émulation où il n’y a point de propriété. Rien ne fait mieux l’éloge de la liberté, & ne prouve mieux les droits de l’homme, que l’impoſſibilité de travailler avec ſuccès pour enrichir des maîtres barbares.

Aucun des rois de France ne ſoupçonna cette importante vérité : mais la jalouſie d’une autorité ſans ceſſe gênée ſuppléa au défaut de lumières. Ils travaillèrent à donner un frein à ces tyrans ſubalternes, qui, en ruinant leurs malheureux vaſſaux, perpétuoient les calamités de la monarchie. Saint Louis fut le premier qui fit entrer dans le ſyſtème du gouvernement, le commerce, qui juſqu’alors n’avoit été que l’ouvrage du haſard & des circonſtances. Il lui donna des loix conſtantes : il dreſſa lui-même des ſtatuts, qui ont ſervi de modèle à ceux qu’on a faits depuis.

Ces premiers pas conduiſirent à de plus grandes opérations. Il exiſtoit depuis bien long-tems une défenſe formelle de tranſporter hors du royaume aucune de ſes denrées. La culture étoit découragée par cette aveugle prohibition. Le ſage monarque abattit des barrières ſi funeſtes. Il eſpéra avec raiſon que la liberté des exportations feroit rentrer dans l’état, les tréſors que ſon imprudente expédition d’Aſie en avoit fait ſortir.

Des événemens politiques ſecondèrent ces vues ſalutaires. Juſqu’à Saint Louis, les rois avoient eu peu de ports ſur l’Océan, aucun ſur la Méditerranée. Les côtes ſeptentrionales étoient partagées entre les comtes de Flandres, les ducs de Bourgogne, de Normandie & de Bretagne : le reſte avoit ſubi le joug Anglois. Les côtes méridionales appartenoient aux comtes de Toulouſe, aux rois de Majorque, d’Aragon & de Caſtille. Par cette diſpoſition des choſes, les provinces de l’intérieur ne pouvoient que très-difficilement s’ouvrir une communication libre avec les marchés étrangers. La réunion du comté de Toulouſe à la couronne, leva ce puiſſant obſtacle, du moins pour une partie du territoire dont elle jouiſſoit.

Philippe, fils de Saint Louis, pour mettre de plus en plus à profit cette eſpèce de conquête, voulut attirer à Niſmes, ville de ſa dépendance, une partie du commerce fixé à Montpellier, qui appartenoit au roi d’Aragon. Les privilèges qu’il accorda, produiſirent l’effet qu’il en attendoit : mais on ne tarda pas à s’apercevoir que ce n’étoit pas un ſi grand bonheur. Les Italiens remplirent la France d’épiceries, de parfums, de ſoieries, de toutes les riches étoffes de l’Orient. Les arts n’étoient pas aſſez avancés dans le royaume, pour donner leurs ouvrages en échange ; & les produits de l’agriculture ne ſuffiſoient pas pour payer tant d’objets de luxe. Une conſommation ſi chère n’auroit pu ſe ſoutenir qu’avec des métaux ; & la nation, quoiqu’une des moins pauvres de l’Europe, en avoit fort peu, ſur-tout depuis les croiſades.

Philippe-le-Bel démêla ces vérités. Il réuſſit à donner aux travaux champêtres aſſez d’accroiſſement, pour payer les importations étrangères, en même tems qu’il en diminuoit la quantité, par l’établiſſement de nouvelles manufactures, & par le degré de perfection où il éleva les anciennes. Sous ce règne, le miniſtère entreprit pour la première fois de guider la main de l’artiſte, de diriger ſes ouvrages. La largeur, la qualité, l’apprêt des draps furent fixés. On défendit la ſortie des laines que les nations voiſines venoient acheter pour les mettre en œuvre. C’étoit ce que dans ces ſiècles d’ignorance on pouvoit faire de moins déraiſonnable.

Depuis cette époque, le progrès des arts fut proportionné à la décadence de la tyrannie féodale. Cependant le goût des François ne commença à ſe former que durant leurs expéditions en Italie. Gênes, Veniſe, Florence, leur offrirent mille objets nouveaux qui les éblouirent. L’auſtérité que maintenoit Anne de Bretagne, ſous les règnes de Charles VIII & de Louis XII, empêcha d’abord les conquérans de ſe livrer à l’attrait qu’ils ſe ſentoient pour l’imitation. Mais auſſi-tôt que François I eut appellé les femmes à la cour, auſſi-tôt que Catherine de Médicis eut paſſé les Alpes, les grands affectèrent une magnificence inconnue depuis la fondation de la monarchie. La nation entière ſe laiſſa entraîner à ce luxe séduiſant, & ce fut une néceſſité que les manufactures ſe perfectionnâſſent.

Depuis Henri II juſqu’à Henri IV, les guerres civiles, les mépriſables querelles de religion, l’ignorance du gouvernement, l’eſprit de finance qui commençoit à s’introduire dans le conſeil, la barbare & dévorante cupidité des gens d’affaires, à qui la protection donnoit un nouvel eſſor : toutes ces cauſes retardèrent les progrès de l’induſtrie, & ne purent la détruire. Elle reparut avec éclat ſous le miniſtère économe de Sully. On la vit preſque s’anéantir ſous ceux de Richelieu & de Mazarin, livrés tous deux aux traitans ; occupés, l’un de ſa domination & de ſes vengeances, l’autre d’intrigues & de brigandages.