Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 24

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XXIV. Source des malheurs éprouvés par les François.

Les diſgraces qu’éprouvoient les François en Aſie avoient été prévues par tous les obſervateurs, qui réfléchiſſoient ſur la corruption de cette nation. Ses mœurs avoient ſur-tout dégénéré dans le climat voluptueux des Indes. Les guerres que Dupleix avoit faites dans l’intérieur des terres, avoient commencé un aſſez grand nombre de fortunes. Les dons que Salabetzingue prodigua à ceux qui le conduiſirent triomphant dans ſa capitale & l’affermirent ſur le trône, les multiplièrent & les augmentèrent. Les officiers qui n’avoient pas partagé le péril, la gloire, les avantages de ces expéditions brillantes, cherchèrent à ſe conſoler de leur malheur, en réduiſant à la moitié le nombre des Cipayes qu’ils devoient avoir, & dont ils pouvoient facilement détourner la ſolde, parce qu’on leur en laiſſoit la manutention. Les commis à qui ces reſſources étoient interdites, débitant les marchandiſes envoyées d’Europe, ne rendoient à la compagnie que la moindre partie d’un bénéfice qu’elle auroit dû avoir entier, & lui revendoient fort cher celles de l’Inde, qu’elle auroit dû recevoir de la première main. Ceux qui étoient chargés de l’adminiſtration de quelque poſſeſſion, l’affermoient eux-mêmes ſous des noms Indiens, ou la donnoient à vil prix, parce qu’ils avoient reçu d’avance une gratification conſidérable ; ſouvent même ils retenoient tout le revenu de ces poſſeſſions, en ſuppoſant des violences & des ravages qui avoient rendu impoſſible le recouvrement. Toutes les entrepriſes, de quelque nature qu’elles fuſſent, s’accordoient clandeſtinement : elles étoient la proie des employés qui avoient ſu ſe rendre redoutables, ou de ceux qui jouiſſoient de plus de faveur & de fortune. L’abus ſolemnel aux Indes de faire & de recevoir des préſens à chaque traité, avoit multiplié les engagemens ſans néceſſité. Les navigateurs qui abordoient dans ces climats, éblouis des fortunes qu’ils voyoient quadrupler d’un voyage à l’autre, ne voulurent plus regarder les vaiſſeaux dont on leur confioit le commandement, que comme une voie de trafic & de richeſſe qui leur étoit ouverte. La corruption fut portée à ſon comble par les gens de qualité, avilis & ruinés, qui ſur ce qu’ils voyoient, ſur ce qu’ils entendoient dire, voulurent paſſer en Aſie, dans l’eſpérance d’y rétablir leurs affaires ou d’y continuer avec impunité leurs déréglemens. La conduite perſonnelle des directeurs les mettoit dans la néceſſité de fermer les yeux ſur tous ces déſordres. On leur reprochoit de ne voir dans leur place que le crédit, l’argent, le pouvoir qu’elle leur donnoit. On leur reprochoit de livrer les poſtes les plus importans à des parens ſans mœurs, ſans application, ſans capacité. On leur reprochoit de multiplier ſans ceſſe & ſans meſure le nombre des facteurs, pour ſe ménager des protecteurs à la ville & à la cour. Enfin on leur reprochoit de fournir eux-mêmes ce qu’on auroit obtenu ailleurs à un prix plus modique, & de meilleure qualité. Soit que le gouvernement ignorât ces excès, ſoit qu’il n’eût pas le courage de les réprimer ; il fut par ſon aveuglement, ou par ſa foibleſſe, complice en quelque ſorte de la ruine des affaires de la nation dans l’Inde. On pourrait même ſans injuſtice l’accuſer d’en avoir été la cauſe principale, par les inſtrument foibles ou infidèles qu’il employa pour diriger, pour défendre une colonie importante, qui n’avoit pas moins à craindre de ſa corruption, que des flottes & des armées Angloiſes.