Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 26

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XXVI. Le privilège de la compagnie eſt ſuſpendu. Sa ſituation à cette époque.

Avant 1764, il exiſtoit cinquante mille deux cens ſoixante-huit actions. À cette époque, le miniſtère qui, en 1746, 1747 & 1748, avoit abandonné aux actionnaires le produit des actions & des billets d’emprunt qui lui appartenoient, leur ſacrifia les billets & les actions même, les uns & les autres au nombre de onze mille huit cens trente-cinq, pour les indemniſer des dépenſes qu’ils avoient faites durant la dernière guerre. Ces actions ayant été annulées, il n’en reſta que trente-huit mille quatre cens trente-deux.

Les beſoins de la compagnie firent décider dans la ſuite un appel de 400 livres par action. Plus de trente-quatre mille actions remplirent cette obligation. Les quatre mille qui s’en étoient diſpenfées ayant été réduites aux termes de l’édit, qui avoit autorisé l’appel, aux cinq huitièmes de la valeur de celles qui y avoient ſatiſfait ; le nombre total ſe trouva réduit, par l’effet de cette opération, à trente-ſix mille neuf cens vingt actions entières & ſix huitièmes.

Le dividende des actions de la compagnie de France a varié, comme celui des autres compagnies, ſuivant les circonſtances. Il fut de 100 livres, en 1722. Depuis 1723 juſqu’en 1745, de 150 liv. Depuis 1746 juſqu’en 1749, de 70 liv. Depuis 1750 juſqu’en 1758, de 80 livres. Depuis 1759 juſqu’en 1763, de 40 livres. Il ne fut que de 20 liv. en 1764. Ces détails démontrent que le dividende & la valeur de l’action qui s’y proportionnoit toujours, étoient néceſſairement aſſujettis au haſard du commerce, & au flux & reflux de l’opinion publique. De-là, ces écarts prodigieux, qui, tantôt élevoient, tantôt abaiſſoient le prix de l’action ; qui de deux cens piſtoles la réduiſoient à cent, dans la même année ; qui la reportaient enſuite à 1 800 livres, pour la faire retomber à 700 livres quelque tems après. Cependant, au milieu de ces révolutions, les capitaux de la compagnie étoient preſque toujours les mêmes. Mais c’eſt un calcul que le public ne fait jamais. La circonſtance du moment le détermine ; & dans ſa confiance comme dans ſes craintes, il va toujours au-delà du but.

Les actionnaires perpétuellement exposés à voir leur fortune diminuer de moitié en un jour, ne voulurent plus courir les haſards d’une pareille ſituation. En faiſant de nouveaux fonds pour la reprise du commerce, ils demandèrent à mettre à couvert tout ce qui leur restoit de leur bien ; de manière que dans tous les tems, l’action eût un capital fixe, & une rente assurée. Le gouvernement consacra cet arrangement par son édit du mois d’août 1764. L’article treizième porte expressément, que pour assurer aux actionnaires un sort fixe, stable & indépendant de tout événement futur du commerce, il sera détaché de la portion du contrat qui se trouvoit libre alors, le fonds nécessaire pour former à chaque action un capital de 1 600 liv. & un intérêt de 80 livres, sans que cet intérêt & ce capital ſoient tenus de répondre, en aucun cas & pour quelque caisse que ce ſoit, des engagemens que la compagnie pourroit contracter postérieurement à cet édit.

La compagnie devoit donc pour trente-six mille neuf cens vingt actions & six huitièmes, sur le pied de 80 livres par action, un intérêt de 2 953 660 liv. Elle payoit pour ses différens contrats 2 727 506 livres ; ce qui faisoit en tout 5 681 166 livres de rentes perpétuelles. Les rentes viagères montoient à 3 074 899 livres. Ainsi la totalité des rentes uſagères & perpétuelles, formoit une ſomme de 8 756 065 livres. On va voir maintenant quels étoient les moyens de la compagnie, pour faire face à des engagemens ſi conſidérables.

Ce grand corps, beaucoup trop mêlé dans les opérations de Law, avoit prêté au fiſc 90 000 000 livres. À la chute du ſyſtème, on lui abandonna pour ſon paiement la vente excluſive du tabac, qui rendoit alors 3 000 000 livres par an ; mais il ne lui reſtoit aucun fonds pour ſon commerce. Auſſi ſon inaction dura-t-elle juſqu’en 1726, que le gouvernement vint à ſon ſecours. La célérité de ſes progrès étonna toutes les nations. L’eſſor qu’il prenoit, ſembloit devoir l’élever au-deſſus des compagnies les plus floriſſantes. Cette opinion, qui étoit générale, enhardiſſoit les actionnaires à ſe plaindre de ce qu’on ne doubloit pas, qu’on ne triploit pas les répartitions. Ils croyoient, & le public croyoit avec eux, que le tréſor du prince s’enrichiſſoit de leurs dépouilles. Le profond myſtère, ſous lequel on enſeveliſſoit le ſecret des opérations, donnoit beaucoup de force à ces conjectures.

Le commencement des hoſtilités entre la France & l’Angleterre, en 1744, rompit le charme. Le miniſtère, trop gêné dans les affaires pour faire des ſacrifices à la compagnie, l’abandonna à elle-même. On fut alors bien ſurpris, de voir tout prêt à s’écrouler, ce coloſſe, qui n’avoit point éprouvé de ſecouſſes, & dont tous les malheurs ſe réduiſoient à la perte de deux vaiſſeaux d’une valeur médiocre. C’en étoit fait de ſon ſort, ſi en 1747 le gouvernement ne ſe fut reconnu débiteur envers la compagnie de 180 000 000 livres, dont il s’obligeoit de lui payer à perpétuité l’intérêt au denier vingt. Cet engagement, qui devoit lui tenir lieu de la vente excluſive du tabac, eſt un point ſi important dans ſon hiſtoire, qu’on ne le trouveroit pas aſſez éclairci, ſi nous ne reprenions les choſes de plus haut.

L’uſage du tabac, introduit en Europe après la découverte de l’Amérique, ne fit pas en France des progrès rapides. La conſommation en étoit ſi bornée, que le premier bail, qui commença le premier décembre 1674, & qui finit le premier octobre 1680, ne rendit au gouvernement que 500 000 liv. les deux premières années, & 600 000 liv. les quatre dernières ; quoiqu’on eût joint à ce privilège le droit de marque ſur l’étain. Cette ferme fut confondue dans les fermes générales juſqu’en 1691, qu’elle y reſta encore unie ; mais elle y fut compriſe pour 1 500 000 livres par an. En 1697, elle redevint une ferme particulière aux mêmes conditions, juſqu’en 1709, où elle reçut une augmentation de 100 000 liv. juſqu’en 1715. Elle ne fut alors renouvelée que pour trois années, dont les deux premières devoient rendre 2 000 000 liv. & la dernière 200 000 livres de plus. À cette époque, elle fut élevée à 4 020 000 livres par an ; mais cet arrangement ne dura que du premier octobre 1718, au premier juin 1720. Le tabac devint marchand dans toute l’étendue du royaume, & reſta ſur ce pied juſqu’au premier ſeptembre 1721. Les particuliers en firent, dans ce court intervalle, de ſi grandes proviſions, que lorſqu’on voulut rétablir cette ferme, on ne put la porter qu’à un prix modique. Ce bail, qui étoit le onzième, devoit durer neuf ans, à commencer du premier ſeptembre 1721, au premier octobre 1730. Les fermiers donnoient pour les treize premiers mois, 1 300 000 livres : 1 800 000 livres pour la secondé année ; 2 560 000 livres pour la troisième année ; & 3 000 000 liv. pour chacune des six dernières. Cet arrangement n’eut pas lieu ; parce que la compagnie des Indes, à qui le gouvernement devoit 90 000 000 livres portées au trésor royal en 1717, demanda la ferme du tabac, qui lui avoir été alors aliénée à perpétuité, & dont des événemens particuliers l’avoient empêché de jouir. Sa requête fut trouvée juste l’on lui adjugea ce qu’elle sollicitoit avec la plus grande vivacité.

Elle régit, par elle-même, cette ferme, depuis le premier octobre 1723, jusqu’au dernier septembre 1730. Le produit durant cet espace, fut de 50 083 967 liv. 11 sols 9 deniers, ce qui faisoit par an 7 154 852 liv. 10 sols 3 deniers ; sur quoi il falloit déduire chaque année, pour les frais d’exploitation 3 042 963 livres 19 sols 6 deniers.

Ces frais énormes firent juger qu’une affaire qui devenoit tous les jours plus considérable, seroit mieux entre les mains des fermiers généraux, qui la conduiroient avec moins de dépenſe, par le moyen des commis qu’ils avoient pour d’autres uſages. La compagnie leur en fit un bail pour huit années, ils s’engagèrent à lui payer, 7 500 000 livres pour chacune des quatre premières années, & 8 000 000 livres pour chacune des quatre dernières. Ce bail fut continué ſur le même pied juſqu’au mois de juin 1747, & le roi promit de tenir compte à la compagnie de l’augmentation de produit, lorſqu’elle ſeroit connue & conſtatée.

À cette époque, le roi réunit la ferme du tabac à ſes autres droits, en créant & aliénant au profit de la compagnie 9 000 000 livres de rente perpétuelle, au principal de 180 000 000 livres. On crut lui devoir ce grand dédommagement pour l’ancienne dette de 90 000 000 livres ; pour l’excédent du produit de la ferme du tabac, depuis 1738 juſqu’en 1747 ; & pour l’indemniſer des dépenſes faites pour la traite des nègres, des pertes ſouffertes pendant la guerre, de la rétroceſſion du privilège excluſif du commerce de Saint-Domingue, de la non-jouiſſance du droit de tonneau, dont le paiement avoit été ſuſpendu depuis 1731. Ce traitement a paru cependant inſuffiſant à quelques actionnaires, qui ſont parvenus à découvrir que, depuis 1758, il s’eſt vendu annuellement dans le royaume, onze millions ſept cens mille livres de tabac à un écu la livre, quoiqu’il n’eut coûté d’achat que 27 livres le cent peſant.

La nation penſa bien différemment. Elle accuſa les adminiſtrateurs, qui déterminèrent le gouvernement à ſe reconnoître débiteur d’une ſomme ſi conſidérable, d’avoir immolé la fortune publique aux intérêts d’une ſociété particulière. Un écrivain qui examineroit de nos jours ſi ce reproche étoit ou n’étoit pas fondé, paſſeroit pour un homme oiſif. Cette diſcuſſion eſt devenue très-inutile, depuis que les vraies lumières ſe ſont répandues. Il ſuffira de remarquer que c’eſt avec les 90 000 000 liv. de rente mal-à-propos ſacrifiées par l’état, que la compagnie faiſoit face aux 8 756 065 livres, dont elle étoit chargée ; de manière qu’il lui reſſort encore environ 244 000 livres de revenu libre.

Il eſt vrai qu’elle devoit en dettes chirographaires 74 505 000 livres ; mais elle avoit dans ſon commerce, dans ſa caiſſe ou dans ſes recouvremens à faire 70 733 000 livres. On conviendra qu’indépendamment de la différence dans les valeurs, il y en avoit dans les sûretés. En effet, le gouvernement devoit s’attendre à remplir tous les engagemens de la compagnie. Cependant il a ſauvé 10 000 000 liv. dont les titres de créance ou les créanciers ont malheureuſement péri dans les révolutions ſi multipliées de l’Aſie. Les pertes qu’on a faites ſur ce qui étoit dû à la compagnie en Europe, en Amérique & dans les Indes, n’ont pas été beaucoup plus conſidérables ; & ſi les iſles de France & de Bourbon étoient jamais en état de payer les 7 106 000 livres qu’elles doivent, la léſion ſur ce point n’auroit pas été fort conſidérable.

L’unique fortune de la compagnie conſiſtoit donc en effets mobiliers ou immobiliers, pour environ 20 000 000 liv. & dans l’eſpérance de l’extinction des rentes viagères, qui, avec le tems, devoit lui donner 3 000 000 livres de revenu, dont la valeur actuelle pouvoit être aſſimilée à un capital libre de 30 000 000 livres.

Indépendamment de ces propriétés, la Compagnie jouiſſoit de quelques droits qui lui étoient extrêmement utiles. On lui avoit accordé le commerce excluſif du café. Le bien général exigea que celui qui venoit des iſles de l’Amérique, ſortit de ſon privilège en 1736 : mais il lui fut accordé en dédommagement une ſomme annuelle de 50 000 liv. qui lui fut toujours payée. Le privilège même du café de Moka, fut détruit en 1767. Le gouvernement ayant permis l’introduction de celui qui étoit tiré du levant. La compagnie n’obtint à ce ſujet aucune indemnité.

Elle avoit éprouvé l’année précédente une privation plus ſenſible. On lui avoit accordé en 1720 le droit de porter ſeule des eſclaves dans les colonies d’Amérique. Le vice de ce ſyſtème ne tarda pas à ſe faire ſentir, & il fut décidé que tous les négocians du royaume pourroient prendre part à ce trafic, à condition qu’ils ajouteroient une piſtole par tête, aux 13 livres qu’avoit accordées le tréſor royal. En ſuppoſant que les iſles Françoiſes recevoient quinze mille noirs par an, il en réſultoit un revenu de 745 000 livres pour la compagnie. Cet encouragement, qui lui étoit donné pour un commerce qu’elle ne faiſoit pas, fut ſupprimé en 1767 ; mais remplacé par un équivalent moins déraiſonnable.

La compagnie, au tems de ſa formation, avoit obtenu une gratification de 50 livres pour chaque tonneau de marchandiſes qu’elle exporteroit, & une gratification de 75 livres pour chaque tonneau de marchandiſes qu’elle importeroit. Le miniſtère, en lui ôtant ce qu’elle tiroit des nègres, porta la gratification de chaque tonneau d’exportation à 75 livres, & à 80 liv. celle de chaque tonneau d’importation. Qu’on les évalue annuellement à ſix mille tonneaux, & l’on trouvera pour la compagnie un produit de plus de 1 000 000 liv. en y comprenant les 50 000 liv. qu’elle recevoit pour les cafés.

En conſervant ſes revenus, la compagnie avoit vu diminuer ſes dépenſes. L’édit de 1764 avoit fait paſſer la propriété des iſles de France & de Bourbon dans les mains du gouvernement, qui s’étoit impoſé l’obligation de les fortifier & de les défendre. Par cet arrangement, la compagnie s’étoit trouvée affranchie d’une dépenſe annuelle de 2 000 000 liv. ſans que le commerce excluſif dont elle jouiſſoit dans ces deux colonies eût reçu la moindre atteinte.

Avec tant de moyens apparens de proſpérité, la compagnie s’endettoit tous les jours. Elle n’auroit pu ſe ſoutenir que par le ſecours du gouvernement. Mais depuis quelque tems le conſeil de Louis XV paroiſſoit enviſager avec indifférence l’exiſtence de ce grand corps. Il parut enfin un arrêt du conſeil, en date du 13 août 1769, par lequel le roi ſuſpendoit le privilège excluſif de la compagnie des Indes, & accordoit à tous ſes ſujets la liberté de naviguer & de commercer au-delà du cap de Bonne-Eſpérance. Cependant en donnant cette liberté inattendue, le gouvernement crut devoir y appoſer quelques conditions. L’arrêt qui ouvre cette nouvelle carrière aux armateurs particuliers, les aſſujettit à ſe munir de paſſeports qui doivent leur être délivrés gratuitement par les adminiſtrateurs de la compagnie des Indes ; il les oblige à faire leur retour dans le port de l’Orient, excluſivement à tout autre ; il établit un droit d’indult ſur toutes les marchandiſes provenant des Indes ; droit qui, par un ſecond arrêt du conſeil, rendu le 6 ſeptembre ſuivant, fut fixé à cinq pour cent ſur toutes les marchandiſes des Indes & de la Chine, & à trois pour cent ſur toutes celles du cru des iſles de France & de Bourbon.