Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 29

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XXIX. Situation actuelle des François dans le Bengale.

La France s’obligea par le traité de 1763, à ne point ériger de fortifications, à n’entretenir aucunes troupes dans cette riche & vaſte contrée. Les Anglois, qui y exercent la ſouveraineté, ne permettront jamais qu’on s’écarte de la loi qu’ils ont imposée. Ainſi Chandernagor, qui avant la dernière guerre comptoit ſoixante mille âmes, & qui n’en a maintenant que vingt-quatre mille, eſt, & ſera toujours un lieu entièrement ouvert.

À ce malheur d’une ſituation précaire, ſe joignent des vexations de tous les genres. Peu content des préférences que lui aſſure une autorité ſans bornes, l’Anglois s’eſt porté à des excès crians. Il a inſulté les loges des François ; il leur a enlevé les ouvriers qui lui convenoient ; il a déchiré ſur le métier même, les toiles qui leur étoient deſtinées ; il a voulu que les manufactures ne travaillâſſent que pour lui, durant les trois mois les plus favorables ; il a ordonné que ſes cargaiſons ſeroient choiſies & complétées, avant qu’on pût rien détourner des ateliers. Le projet imaginé par les François & les Hollandois réunis, de faire un dénombrement exact des tiſſerands, & de ſe contenter enſemble de la moitié, tandis que l’Anglois jouiroit ſeul du reſte, a été regardé comme un outrage. Ce peuple dominateur a pouſſé ſes prétentions juſqu’à vouloir que ſes facteurs puſſent acheter dans Chandernagor même ; & il a fallu ſe ſoumettre à cette dure loi, pour ne ſe pas voir exclus des marchés de tout le Bengale. En un mot, il a tellement abuſé de l’injuſte droit de la victoire, que les philoſophes pourroient être tentés de faire des vœux pour la ruine de ſa liberté, ſi les peuples n’étoient pas cent fois plus oppreſſeurs & plus cruels encore ſous le gouvernement d’un ſeul homme, que dans les poſſeſſions d’un gouvernement tempéré par l’influence de la multitude.

Tout le tems que les choſes reſteront ſur le pied où elles ſont dans cette opulente partie de l’Aſie, les François y éprouveront perpétuellement des dégoûts, des humiliations, ſans qu’il en puiſſe réſulter aucun avantage ſolide & permanent pour leur commerce. On ſortiroit de cet état d’opprobre, ſi l’on pouvoit échanger Chandernagor pour Chatigan.

Chatigan eſt ſitué ſur les confins d’Aracan. Les Portugais, qui dans le tems de leur proſpérité, cherchaient à occuper tous les poſtes importans de l’Inde, y formèrent un grand établiſſement. Ceux qui s’y étoient fixés ſecouèrent le joug de leur patrie, après qu’elle fut paſſée ſous la domination Eſpagnole, & ſe firent corſaires plutôt que d’être eſclaves. Ils déſolèrent long-tems par leurs brigandages les côtes & les mers voiſines. À la fin, les Mogols les attaquèrent, & élevèrent ſur leurs ruines une colonie aſſez puiſſante, pour empêcher les irruptions que les peuples d’Aracan & du Pégu auraient pu être tentés de faire dans le Bengale. Cette place rentra alors dans l’obſcurité, & n’en eſt ſortie qu’en 1758, lorſque les Anglois s’y ſont établis.

Le climat en eſt ſain, les eaux excellentes, & les vivres abondans : l’abord y eſt facile, & l’ancrage sûr. Le continent & l’iſle de Sondiva lui forment un aſſez bon port. Les rivières de Barempoter & de l’Ecki, qui ſont des bras du Gange, ou qui du moins y communiquent, rendent faciles ſes opérations de commerce. Si Chatigan eſt plus éloigné de Patna, de Caſſimbazar, de quelques autres marchés, que les colonies Européennes de la rivière d’Ougly, elle eſt plus proche de Jougdia, de Daca, de toutes les manufactures du bas fleuve. Il eſt indifférent que les grands vaiſſeaux puiſſent ou ne puiſſent pas entrer de ce côté-là dans le Gange, puiſque la navigation intérieure ne ſe fait jamais qu’avec des bateaux.

Quoique la connoiſſance de ces avantages, eût déterminé l’Angleterre à s’emparer de Chatigan, nous penſons qu’à la dernière paix, elle l’auroit cédé aux François, pour être débarraſſée de leur voiſinage dans les lieux pour leſquels l’habitude lui avoit donné plus d’attachement. Nous préſumons même qu’elle ſe ſeroit déſiſtée pour Chatigan, des conditions qui font de Chandernagor un lieu tout-à-fait ouvert, & qui impriment ſur ſes poſſeſſeurs un opprobre plus nuiſible qu’on ne croit aux ſpéculations de commerce. C’eſt une profeſſion libre. La mer, les voyages, les riſques, & les viciſſitudes de la fortune : tout lui inſpire l’amour de l’indépendance. C’eſt-là ſon âme & ſa vie : dans les entraves, elle languit, elle meurt.

L’occaſion eſt peut-être favorable, pour s’occuper de l’échange que nous indiquons. Quelques tremblemens de terre qui ont renverſé les fortifications que les Anglois avoient commencé à élever, paroiſſent les avoir dégoûtés d’un lieu pour lequel ils avoient montré de la prédilection. Cet inconvénient eſt encore préférable pour les François, à celui d’une ville ſans force. Il vaut mieux avoir à lutter centre la nature que contre les hommes, & s’expoſer aux ſecouſſes de la terre qu’aux inſultes des nations. Heureuſement les François gênés dans le Bengale, trouvent quelques dédommagemens dans une ſituation plus avantageuſe au Coromandel.