Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 3

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III. On établit en France une compagnie pour les Indes. Encouragemens accordés à cette ſociété.

Enfin, Colbert entreprit, en 1664, de donner le commerce des Indes à la France. Cette liaiſon avec l’Aſie préſentoit de grands inconvéniens. Elle ne pouvoit guère procurer que des objets de luxe ; elle retardoit le progrès des arts qu’on travailloit à établir ſi heureuſement ; elle ne procuroit que peu de débouchés aux denrées, aux manufactures nationales ; elle devoit occaſionner une grande exportation de métaux. Des conſidérations de cette importance étoient bien propres à faire balancer un adminiſtrateur dont les travaux n’avoient pour but que d’étendre l’induſtrie, que de multiplier les richeſſes du royaume. Mais à l’exemple des autres peuples de l’Europe, les François montroient un goût décidé pour les ſuperfluités de l’Orient. On penſa qu’il ſeroit plus utile, plus honorable même de les aller chercher, à travers un océan immenſe, que de les recevoir de ſes rivaux, peut-être de ſes ennemis.

La manière de fournir cette carrière étoit toute tracée. Il étoit alors ſi généralement reçu qu’un privilège excluſif pouvoit ſeul conduire des opérations ſi délicates & ſi compliquées, que le ſpéculateur le plus hardi ne ſe ſeroit pas permis un doute. Il fut donc créé une compagnie avec tous les privilèges dont jouiſſoient celles de Hollande & d’Angleterre. On alla même plus loin. Colbert conſidérant qu’il y a naturellement pour les grandes entrepriſes de commerce une confiance dans les républiques, qui ne ſe trouve pas dans les monarchies, eut recours à tous les expédiens propres à la faire naître.

Le privilège excluſif fut accordé pour cinquante ans, afin que la compagnie fut enhardie à former de grands établiſſemens dont elle auroit le tems de recueillir le fruit.

Tous les étrangers qui y prendroient un intérêt de vingt mille livres devenoient régnicoles, ſans avoir beſoin de ſe faire naturaliſer.

Au même prix, les officiers, à quelques corps qu’ils fuſſent attachés, étoient diſpensés de réſidence, ſans rien perdre des droits & des gages de leurs places.

Ce qui devoit ſervir à la conſtruction, à l’armement, à l’avitaillement des vaiſſeaux, étoit déchargé de tous les droits d’entrée & de ſortie, ainſi que des droits de l’amirauté.

L’état s’obligeoit à payer cinquante francs par tonneau des marchandiſes qu’on porteroit de France aux Indes, & ſoixante-quinze livres pour chaque tonneau qu’on en rapporteroit.

On s’engageoit à ſoutenir les établiſſemens de la compagnie par la force des armes, à eſcorter ſes convois & ſes retours, par des eſcadres auſſi nombreuſes que les circonſtances l’exigeroient.

La paſſion dominante de la nation fut intéreſſée à cet établiſſement. On promit des honneurs & des titres héréditaires à tous ceux qui ſe diſtingueroient au ſervice de la compagnie.

Comme le commerce ne faiſoit que de naître en France & qu’il étoit hors d’état de fournir les quinze millions qui devoient former le fond de la nouvelle ſociété, le miniſtère s’engagea à en prêter juſqu’à trois. Les grands, les magiſtrats, les citoyens de tous les ordres, furent invités à prendre part au reſte. La nation jalouſe de plaire à ſon prince qui ne l’avoit pas encore écrasée du poids de ſa fauſſe grandeur, s’y porta avec un empreſſement extrême.

Madagaſcar fut encore deſtiné à être le berceau de la nouvelle aſſociation. Les malheurs répétés qu’on y avoit éprouvés n’empêchèrent pas de penſer que c’étoit la meilleure baſe pour le vaſte édifice qu’on travailloit à élever. Pour juger ſainement de ces vues, il faut prendre de cette iſle célèbre la connoiſſance la plus approfondie qu’il ſera poſſible.