Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 7

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VII. Commencemens & progrès de Surate.

Au commencement du treizième ſiècle, ce n’étoit encore qu’un vil hameau, formé par des cabanes de pécheur, ſur la rivière de Tapti, à quelques milles de l’Océan. L’avantage de ſa poſition y attira quelques ouvriers & quelques marchands. Ils furent pillés trois ou quatre fois par des pirates ; & ce fut pour arrêter ces incurſions deſtructives, que fut conſtruite, en 1524, une fortereſſe. La place acquit, à cette époque, une importance qui avoit beaucoup augmenté, lorſque les Mogols s’en rendirent maîtres. Comme c’étoit la ſeule ville maritime qui eût alors ſubi leur joug, ils contractèrent l’habitude de s’y pourvoir de toutes leurs conſommations de luxe. De leur côté, les Européens qui n’avoient aucun des grands établiſſemens qu’ils ont formés depuis dans le Bengale & au Coromandel, y achetaient la plupart des marchandiſes des Indes. Elles s’y trouvoient toutes raſſemblées par l’attention qu’avoit eu Surate de former une marine ſupérieure à celle de ſes voiſins.

Ses vaiſſeaux, qui duroient des ſiècles, étoient la plupart de mille ou douze cens tonneaux. Ils étoient conſtruits d’un bois très-dur qu’on appelle teck. Loin de lancer les bâtimens à l’eau, par des apprêts coûteux & des machines compliquées, on introduiſoit dans le chantier, comme nous l’avons pratiqué depuis, la marée qui les enlevoit. Les cordages faits de bourre de cocotier, étoient plus rudes, moins maniables que les nôtres, mais ils avoient autant ou plus de ſolidité. Si leurs voiles de coton n’étaient ni auſſi fortes, ni auſſi durables que celles de lin & de chanvre, elles ſe plioient avec plus de facilité, & ſe déchiroient plus rarement. Au lieu de poix, ils employoient la gomme d’un arbre nommé damar, qui valoit autant ou mieux. La capacité de leurs officiers, quoique médiocre, étoit ſuffiſante pour les mers, pour les ſaiſons où ils naviguoient. À l’égard de leurs matelots, communément nommés laſcars, les Européens les ont trouvés bons pour les voyages d’Inde en Inde. On s’en eſt même quelquefois ſervi, ſans inconvénient, pour ramener, dans nos parages orageux, des navires qui avoient perdu leurs équipages.

Nous ſoupçonnions à peine que le commerce pût avoir des principes ; & ils étoient connus, pratiqués dans cette partie de l’Aſie. On y trouvoit de l’argent à bas prix, & des lettres de change pour tous les marchés des Indes. Les aſſurances pour les navigations les plus éloignées, y étoient d’une reſſource très-uſitée. Il régnoit tant de bonne foi, que les ſacs, étiquetés, & cachetés par les banquiers, circuloient des années entières, ſans être ni comptés, ni peſés. Les fortunes étoient proportionnées à cette facilité de s’enrichir par l’induſtrie. Celles de cinq à ſix millions n’étoient pas rares, & il y en avoit de plus conſidérables.