Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 9

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IX. Portrait des Balliadères, plus voluptueuſes à Surate que dans le reste de l’Inde.

Surate offrait un autre plaiſir plus piquant peut-être. C’étoit celui que procuraient ſes danſeuſes ou Balliadères, nom que les Européens leur ont toujours donné d’après les Portugais.

Elles étoient réunies en troupes dans des séminaires de volupté. Les ſociétés de cette eſpèce les mieux compoſées, ſont conſacrées aux pagodes riches & fréquentées. Leur deſtination eſt de danſer dans les temples aux grandes ſolemnisés, & de ſervir aux plaiſirs des brames. Ces prêtres, qui n’ont pas fait le vœu artificieux & impoſteur de renoncer à tout, pour mieux jouir de tout, aiment mieux avoir des femmes qui leur appartiennent, que de corrompre à la fois le célibat & le mariage. Il n’attentent pas aux droits d’autrui par l’adultère : mais ils ſont jaloux des danſeuſes, dont ils partagent & le culte & les vœux avec leurs dieux, juſqu’à ne permettre jamais, ſans répugnance, qu’elles aillent amuſer les rois & les grands.

On ignore comment cette inſtitution ſingulière s’eſt formée. Il eſt vraiſemblable qu’un brame qui avoit ſa concubine ou ſa femme, s’aſſocia d’abord avec un autre brame, qui avoit auſſi ſa concubine ou ſa femme ; mais qu’à la longue, le mélange d’un grand nombre de brames & de femmes, occaſionna tant d’infidélités, que les femmes devinrent communes entre tous ces prêtres. Réuniſſez dans un ſeul cloître des célibataires des deux ſexes, & vous ne tarderez pas à voir naître la communauté des hommes & des femmes.

Il eſt vraiſemblable qu’au moyen de cette communauté d’hommes & de femmes, la jalouſie s’éteignit, & que les femmes virent ſans peine le nombre de leurs ſemblables ſe multiplier, & les hommes, le nombre des brames s’accroître. C’étoit moins une rivalité qu’une conquête nouvelle.

Il eſt vraiſemblable que pour pallier aux peuples le ſcandale d’une vie ſi licencieuſe, toutes ces femmes furent conſacrées au ſervice des autels. Il ne l’eſt pas moins que les peuples ſe prêtèrent d’autant plus volontiers à cette eſpèce de ſuperſtition, qu’elle renfermoit dans une ſeule enceinte les deſirs effrénés d’une troupe de moines, & mettoit ainſi leurs femmes & leurs filles à l’abri de la séduction.

Il eſt vraiſemblable qu’en attachant un caractère ſacré à ces eſpèces de courtiſanes, les parens virent ſans répugnance leurs plus belles filles, entraînées par cette vocation, quitter la maiſon paternelle, pour entrer dans ce ſéminaire, d’où les femmes ſurannées pouvoient retourner ſans honte dans la ſociété : car il n’y a aucun crime que l’intervention des dieux ne conſacre, aucune vertu qu’elle n’aviliſſe. La notion d’un être abſolu eſt, entre les mains des prêtres qui en abuſent, une deſtruction de toute morale. Une choſe ne plaît pas aux dieux, parce qu’elle eſt bonne ; mais elle eſt bonne, parce qu’elle plaît aux dieux.

Il ne reſſort plus aux brames qu’un pas à faire pour porter l’inſtitut à ſa dernière perfection : c’étoit de perſuader aux peuples qu’il étoit agréable aux dieux, honnête & ſaint, d’épouſer une balliadère de préférence à toute autre femme, & de faire ſolliciter comme une grâce ſpéciale le reſte de leurs débauches.

Il eſt des troupes moins choiſies dans les grandes villes pour l’amuſement des hommes riches, & d’autres pour leurs femmes. De quelque religion, de quelque caſte qu’on ſoit, on peut les appeler. Il y a même de ces troupes ambulantes conduites par de vieilles femmes, qui d’élèves de ces ſortes de séminaires, en deviennent à la fin les directrices

Par un contraſte bizarre, & dont l’effet eſt toujours choquant, ces belles filles traînent à leur ſuite un muſicien difforme & d’un âge avancé, dont l’emploi eſt de battre la meſure avec un inſtrument de cuivre, que nous avons depuis peu emprunté des Turcs pour ajouter à notre muſique militaire, & qui aux Indes ſe nomme Tam. Celui qui le tient répète continuellement ce mot avec une telle vivacité, qu’il arrive par degrés à des convulſions affreuſes, tandis que les balliadères, échauffées par le déſir de plaire & par les odeurs dont elles ſont parfumées, finiſſent par être hors d’elles-mêmes.

Les danſes ſont preſque toutes des pantomimes d’amour. Le plan, le deſſein, les attitudes, les meſures, les ſons, & les cadences de ces ballets, tout reſpire cette paſſion, & en exprime les voluptés & les fureurs. Tout conſpire au prodigieux ſuccès de ces femmes voluptueuſes : l’art & la richeſſe de leur parure, l’adreſſe qu’elles ont à façonner leur beauté. Leurs longs cheveux nous, épars ſur leurs épaules ou relevés en treſſes, ſont chargés de diamans & parſemés de fleurs. Des pierres précieuſes enrichiffent leurs colliers & leurs braſſelets. Elles attachent même des bijoux à leurs narines ; & des voyageurs atteſtent que cette parure qui choque au premier coup-d’œil, eſt d’un agrément qui plaît & relève tous les autres ornemens, par le charme de la ſymmétrie, & d’un effet inexplicable, mais ſenſible avec le tems.

Rien n’égale ſur-tout leur attention à conſerver leur ſein, comme un des tréſors les plus précieux de leur beauté. Pour l’empêcher de groſſir ou de ſe déformer, elles l’enferment dans deux étuis d’un bois très-léger, joints enſemble & bouclés par derrière. Ces étuis ſont ſi polis & ſi ſouples, qu’ils ſe prêtent à tous les mouvemens du corps, ſans aplatir, ſans offenſer le tiſſu délicat de la peau. Le dehors de ces étuis eſt revêtu d’une feuille d’or parſemée de brillans. C’eſt-là, ſans contredit, la parure la plus recherchée, la plus chère a la beauté. On la quitte, on, la reprend avec une légèreté ſingulière. Ce voile qui couvre le ſein, n’en cache point les palpitations, les ſoupirs, les molles ondulations ; il n’ôte rien à la volupté.

La plupart de ces danſeuſes croient ajouter à l’éclat de leur teint, à l’impreſſion de leurs regards, en formant autour de leurs yeux un cercle noir, qu’elles tracent avec une aiguille de tête teinte d’une poudre d’antimoine. Cette beauté d’emprunt, relevée par tous les poëtes Orientaux, après avoir paru bizarre aux Européens, qui n’y étoient pas accoutumés, a fini par leur être agréable.

Cet art de plaire eſt toute la vie, toute l’occupation, tout le bonheur des balliadères. On réſiſte difficilement à leur séduction. Elles obtiennent même la préférence ſur ces belles Cachemiriennes, qui rempliſſent les sérails de l’Indoſtan, comme les Géorgiennes & les Circaſſiennes peuplent ceux d’Iſpahan & de Conſtantinople. La modeſtie, ou plutôt la réſerve naturelle à de ſuperbes eſclaves séqueſtrées de la ſociété des hommes, ne peut balancer les preſtiges de ces courtiſanes exercées.