Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 14

La bibliothèque libre.

XIV. Gouvernement civil, militaire & religieux établi dans le Bréſil.

Le Bréſil eſt actuellement divisé en neuf provinces, toutes conduites par un commandant particulier. Quoique ces différens chefs ſoient tenus de ſe conformer aux réglemens généraux que le vice-roi juge à propos de faire, ils ſont comme indépendans de ſon autorité, parce qu’ils reçoivent directement leurs ordres de Liſbonne, & qu’eux-mêmes y rendent compte des affaires de leur département. On ne les nomme que pour trois ans : mais leur miſſion a communément plus de durée. La loi leur défend de ſe marier dans la contrée ſoumiſe à leur juriſdiction, de s’intéreſſer dans aucune branche de commerce, d’accepter le moindre préſent, de recevoir des émolumens pour les fonctions de leur charge ; & cette loi eſt aſſez rigoureuſement obſervée depuis quelques années.

Auſſi rien n’eſt-il plus rare aujourd’hui qu’une fortune faite ou même commencée dans ces poſtes du Nouveau-Monde. Celui qui les quitte volontairement doit, comme celui qui eſt révoqué, compte de ſa conduite à des commiſſaires choiſis par la métropole ; & les citoyens de tous les ordres ſont indiſtinctement admis à former des accuſations contre lui. S’il meurt dans ſa place, l’évêque, l’officier militaire le plus avancé, & le premier magiſtrat prennent conjointement les rênes du gouvernement juſqu’à l’arrivée de ſon ſucceſſeur.

La juriſprudence du Bréſil eſt abſolument la même que celle de Portugal. Chaque diſtrict a ſon juge, dont on peut appeler aux tribunaux ſupérieurs de Bahia & de Rio-Janeiro, à ceux même de Liſbonne, s’il s’agit de grands intérêts. Il n’y a que le grand Para & le Maragnan qui ne ſoient ſoumis à aucune des deux juriſdictions, & dont les procès ſoient portés en ſeconde inſtance à la métropole. Une route un peu différente eſt ſuivie dans les cauſes criminelles. Le juge de chaque canton punit ſans appel les fautes légères. Les forfaits reſſortiſſent du gouverneur, aidé de quelques aſſeſſeurs que la loi lui nomme.

Un tribunal particulier doit, dans chaque province, recueillir les ſucceſſions qui tombent à des héritiers fixés au-delà des mers. Il retient cinq pour cent pour les honoraires, & fait paſſer le reſte en Portugal dans un dépôt formé pour le recevoir. Le vice de cette inſtitution, d’ailleurs judicieuſe, c’eſt que les créanciers du Bréſil ne peuvent être payés qu’en Europe.

Le commandant & quatre magiſtrats adminiſtrent les finances de chaque province. Le réſultat de leurs opérations paſſe tous les ans au tréſor-royal de la métropole, & y es diſcuté très-sévèrement.

Il n’y a point de ville, ni même de bourg un peu conſidérable qui n’ait une aſſemblée municipale. Elle doit veiller aux petits intérêts qui lui ſont confiés, & régler, ſous l’inſpection du commandant, les légères taxes dont elle a beſoin. On lui a accordé pluſieurs privilèges, celui en particulier de pouvoir attaquer au pied du trône le chef de la colonie.

Le militaire eſt réglé au Bréſil ſur le même pied qu’en Portugal & dans le reſte de l’Europe, Les troupes ſont à la diſpoſition de chaque gouverneur, qui nomme à toutes les places vacantes, juſqu’à celle de capitaine excluſivement. Il a la même autorité ſur les milices, composées de tous les citoyens qui ne ſont pas fidalgos, c’eſt-à-dire de la haute nobleſſe, ou qui n’exercent pas des fondions publiques. Hors les cas d’un beſoin extrême, ces corps, qui doivent tous avoir un uniforme & le payer eux-mêmes, ne ſont pas aſſemblés dans l’intérieur des terres : mais à Fernambuc, à Bahia, à Rio-Janeiro, on les exerce un mois chaque année, & c’eſt alors le fiſc qui les nourrit. Les nègres & les mulâtres ont des drapeaux particuliers, & les Indiens combattent avec les blancs. Au tems où nous écrivons, la colonie compte quinze mille huit cens quatre-vingt-dix-neuf hommes de troupes réglées, & vingt-un mille huit cens cinquante hommes de milice.

Quoique le roi, comme grand-maître de l’ordre de chriſt, jouiſſe ſeul au Bréſil des dixmes eccléſiaſtiques ; quoique le produit de la croiſade ſoit tout entier versé dans ſes coffres, on a vu ſe former ſucceſſivement, dans cette vaſte partie du Nouveau-Monde, ſix évêchés qui reconnoiſſent pour leur métropole l’archevêché de Bahia, fondé en 1552. Les heureux prélats, preſque tous Européens, qui rempliſſent ces ſièges honorables, vivent très-commodément avec les émolumens attachés aux fonctions de leur miniſtère, & avec une penſion, depuis douze mille cinq cens juſqu’à trente mille livres que le fiſc leur donne.

Parmi les paſteurs ſubalternes, il n’y a que les miſſionnaires fixés dans les bourgades Indiennes qui ſoient payés par le gouvernement : mais les autres trouvent des reſſources ſuffiſantes dans les peuples ſuperſtitieux qu’ils ſont chargés d’édifier, d’inſtruire & de conſoler. Outre un tribut annuel que chaque famille doit à ſon curé, il lui faut quarante ſols pour chaque naiſſance, pour chaque mariage, pour chaque enterrement. La loi, qui réduit cette contribution à la moitié pour les pauvres & à rien pour les indigens, eſt rarement reſpectée. L’avidité des prêtres s’eſt même portée juſqu’à doubler ce honteux ſalaire dans la région des mines.

On tolère quelques aſyles pour des vieilles filles à Bahia & à Rio-Janeiro : mais jamais il ne fut permis, dans le Bréſil, de fonder aucun couvent pour des religieuſes. Les moines ont trouvé plus de facilités. Il exiſte vingt-deux maiſons de différens ordres, dont les deux plus riches ſont occupées par des bénédictins, auſſi libertins qu’oiſifs. Aucun de ces funeſtes établiſſemens n’eſt placé dans le pays de l’or. Les Jéſuites avoient profité de l’influence qu’ils avoient dans le gouvernement, pour ſe ſouſtraire à la loi qui en interdiſoit le séjour à tous les réguliers. Depuis leur expulſion, aucun inſtitut ne s’eſt trouvé aſſez puiſſant pour arracher une faveur ſi ſignalée.

Sans avoir proprement l’inquiſition, le Bréſil n’eſt pas à l’abri des attentats de cette invention féroce. Les eccléſiaſtiques de la colonie que ce tribunal choiſit pour ſes agens, ſe nourriſſent tous de ſes maximes ſanguinaires. Leur fanatiſme s’eſt quelquefois porté à des excès incroyables. L’accuſation de judaïſme eſt celle qui provoque le plus ſouvent leur impitoyable sévérité. Les fureurs en ce genre furent pouſſées ſi loin, depuis 1702 juſqu’en 1718, que tous les eſprits ſe remplirent de terreur, que la plupart des cultures reſtèrent négligées.

Dans le Bréſil, il n’y a point d’ordonnance particulière pour les eſclaves, & ils devraient être jugés par la loi commune. Comme leur maître eſt obligé de les nourrir, & que l’uſage s’eſt allez généralement établi de leur abandonner un petit terrein qu’ils peuvent cultiver, à leur profit, les fêtes & les dimanches, ceux d’entre eux qui ſont ſages & laborieux, ſe trouvent en état, un peu plutôt, un peu plus tard, d’acheter leur liberté. Rarement leur eſt-elle refusée. Ils peuvent même l’exiger, au prix fixé par les réglemens, lorſqu’on les opprime. C’eſt vraiſemblablement pour cette raiſon que, malgré de grandes facilités pour l’évaſion, il n’y a guère de nègres fugitifs dans ce vaſte continent. Le peu qu’on en voit, dans le pays des mines ſeulement, s’occupent au loin & paiſiblement du ſoin de faire naître les productions néceſſaires à leur ſubſiſtance.

Ceux des noirs, qui ont brisé leurs chaînes, jouiſſent du droit de cité comme les mulâtres : mais les uns & les autres ſont exclus du ſacerdoce & des charges municipales. Au ſervice même, ils ne peuvent être officiers que dans leurs propres bataillons. Rarement, les blancs donnent-ils leur nom aux femmes de cette couleur. La plupart ſe contentent de former avec elles des liaiſons illégales. Ce commerce, que les mœurs autoriſent, ne diffère guère du mariage dans une région où tout homme diſpoſe de ſa fortune au gré de ſes caprices & de ſes paſſions.