Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 9

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IX. Plaintes d’un prédicateur Portugais à Dieu, ſur les ſuccès d’une nation hérétique.

Ce fut dans ces circonſtances qu’un Jéſuite éloquent, Antoine Vieira, prononça, dans un des temples de Bahia, le diſcours le plus véhément & le plus extraordinaire qu’on ait peut-être jamais entendu dans aucune chaire chrétienne. La ſingularité de ce ſermon fera peut-être excuſer la longue analyſe que nous en allons donner.

Vieira prit pour texte la fin du pſeaume 43, où le prophète s’adreſſant à Dieu, lui dit : « Réveille-toi, Seigneur ; pourquoi t’es-tu endormi ? pourquoi as-tu détourné la face de nous ? pourquoi as-tu oublié notre misère & nos tribulations ? Réveille-toi ; viens à notre ſecours. Songe à la gloire de ton nom, & ſauve-nous ».

« C’eſt par ces paroles, remplies d’une pieuſe fermeté, d’une religieuſe audace ; c’eſt ainſi, dit l’orateur, qu’en proteſtant plutôt qu’en priant, le prophète roi parle à Dieu. Le tems & les circonſtances ſont les mêmes ; & j’oſerai dire auſſi : réveille-toi. Pourquoi t’es-tu endormi » ?

Vieira reprend ſon texte ; & après avoir démontré la conformité des malheurs d’Iſraël & des Portugais, il ajoute : « Ce ne ſont donc point les peuples que je prêcherai aujourd’hui. Ma voix & mes paroles s’élèveront plus haut. J’aſpire dans ce moment à pénétrer juſque dans le ſein de la divinité. C’eſt le dernier jour de la quinzaine que dans toutes les égliſes de la métropole on a deſtiné à des prières devant les ſacrés autels ; & puiſque ce jour eſt le dernier, il convient de recourir au ſeul & dernier remède. Les orateurs évangéliques ont travaillé vainement à vous amener à réſipiſcence. Puiſque vous avez été ſourds, puiſqu’ils ne vous ont pas converti, c’eſt toi, Seigneur, que je convertirai ; & quoique nous ſoyons les pécheurs, c’eſt toi qui te repentiras ;

» Lorſque les enfans d’Iſraël eurent commis le crime dans le déſert, en adorant le veau d’or, tu révélas leur faute à Moïſe, & tu ajoutas, dans ton courroux, que tu voulois anéantir ces ingrats. Moïſe te dit : & pourquoi ton indignation contre ton peuple ? Avant que de sévir, conſidère ce qu’il eſt à-propos que tu faſſes. Veux-tu que l’Égyptien t’accuſe de ne nous avoir malicieuſement tirés de l’eſclavage que pour nous exterminer dans les montagnes ? Songe à la gloire de ton nom.

» Telle fut la logique de Moïſe, & telle ſera la mienne. Tu te repentis du projet que tu avois formé. Tu es le même. Mes raiſons ſont plus fortes que celles du légiſlateur des Hébreux. Elles auront le même effet ſur toi ; & ſi tu as formé le projet de nous perdre tu t’en repentiras. Ignores-tu que l’hérétique enflé des ſuccès que tu lui accordes, a déjà dit que c’eſt à la fauſſeté de notre culte qu’il doit la protection & ſes victoires ? Et que veux-tu qu’en penſent les Gentils qui nous environnent, le Talapoin qui ne te connoît pas encore, l’inconſtant Indien, l’ignorant & ſtupide Égyptien, à peine mouillé des eaux du baptême ? Les peuples ſont-ils capables de ſonder & d’adorer la profondeur de tes jugemens ? Réveille-toi donc ; & ſi tu prends quelque ſoin de ta gloire, ne ſouffre pas qu’on puiſe dans nos défaites des argumens contre notre croyance. Réveille-toi ; & que les tempêtes qui ont diſſipé nos flottes, diſſipent celles de notre ennemi commun : que la peſte, que les maladies qui ont fondu nos armées, fondent les ſiennes ; & puiſque les conſeils des hommes ſe corrompent, quand il te plaît, remplis les ſiens de ténèbres & de confuſion.

» Joſué étoit plus ſaint & plus patient que nous. Cependant ſon langage ne fut pas autre que le mien, & la circonſtance étoit bien moins importante. Il traverfſe le Jourdain ; il attaque la ville de Haï ; ſes troupes ſont diſpersées. Sa perte fut médiocre ; & le voilà qui déchire ſes vêtemens, qui ſe roule à terre, qui ſe répand en plaintes amères, qui s’écrie ; Et pourquoi nous faire paſſer le Jourdain ? Dis Seigneur, étoit-ce pour nous livrer à l’Amorrhéen ?

Et moi, lorſqu’il s’agit d’un peuple immenſe, dans une vaſte contrée, je ne m’écrierai pas : Ne nous as-tu donné ces contrées que pour nous les ôter ? Si tu les deſtinois au Hollandois, que ne l’appellois-tu lorſqu’elles étoient incultes ? L’hérétique t’a-t-il rendu de ſi grands ſervices, & ſommes-nous ſi vils à tes yeux que tu nous aies tirés de notre contrée pour être ici ſon défricheur, pour lui bâtir des villes, pour l’enrichir par nos travaux ? Voilà donc le dédommagement que tu avois attaché dans ton cœur à tant d’hommes égorgés ſur la terre, & perdus ſur les eaux ? Cela ſera pourtant ſi tu l’as réſolu. Mais je te préviens que ceux que tu rejettes, que tu accables aujourd’hui, demain tu les rechercheras ſans les trouver.

» Job, écrasé de malheurs, conteſte avec toi. Tu ne veux pas, ſans doute, que nous ſoyons plus inſenſibles que lui. Il te dit : Puiſque tu as décidé ma perte, conſomme-la ; tues-moi, que je ſois inhumé & réduit en pouſſière ; j’y conſens : mais demain, tu me chercheras & tu ne me trouveras plus. Tu auras des Sabéens, des Chaldéens, des blaſphémateur de ton nom : mais Job, mais le ſerviteur fidèle qui t’adore, tu ne l’auras plus.

» Eh bien, Seigneur, je te dis avec Job : embrâſe, détruis, conſume-nous tous : mais un jour, mais demain tu chercheras des Portugais & tu en chercheras vainement. À ton avis, la Hollande te fournira des conquérans apoſtoliques qui porteront, au péril de leur vie, par toute la terre, l’étendard de la croix ? La Hollande te formera un séminaire de prédicateurs apoſtoliques qui courront arroſer de leur ſang des contrées barbares pour les intérêts de la foi ? La Hollande t’élèvera des temples qui te plaiſent, te conſtruira des autels ſur leſquels tu deſcendes, te conſacrera de vrais miniſtres, t’offrira le grand ſacrifice, & te rendra le culte digne de toi ? Oui, oui ? Le culte que tu en recevras, ce ſera celui qu’elle pratique journellement à Amſterdam, à Middelbourg, à Fleſſingue, & dans les autres cantons de cet enfer humide & froid.

» Je ſais bien, Seigneur, que la propagation de la foi & les intérêts de la gloire ne dépendent pas de nous ; & que quand il n’y auroit point d’hommes, la puiſſance animant les pierres en ſuſciteroit des enfans d’Abraham. Mais je ſais auſſi que depuis Adam, tu n’as point créé d’hommes d’une eſpèce nouvelle ; que tu te ſers de ceux qui ſont, & que tu n’admets à tes deſſeins les moins bons qu’au défaut de meilleurs. Témoin la parabole du banquet : Faites entrer les aveugles & les boiteux. Voilà la marche de la providence. La changes-tu aujourd’hui ? Nous avons été les conviés ; nous n’avons pas refusé de nous rendre au feſtin, & tu nous préfères des aveugles, des boiteux : des luthériens, des calviniſtes, aveugles dans la foi, boiteux dans les œuvres !

» Si nous ſommes aſſez malheureux pour que le Hollandois ſe rende maître du Bréſil, ce que je te repréſente avec humilité, mais très-sérieuſement, c’eſt d’y bien regarder avant l’exécution de ton arrêt. Pèſe ſcrupuleuſement ce qui pourra t’en arriver. Conſulte-toi pendant qu’il en eſt encore tems. Si tu as à te repentir, il vaut mieux que ce ſoit à préſent que quand le mal ſera ſans remède. Tu vois ou j’en veux venir, & les raiſons priſes dans la propre conduite de la remontrance que je te fais. Avant le déluge, tu étois auſſi très-courroucé contre le genre-humain. Noé eut beau te prier pendant un ſiècle. Tu perſiſtas dans la colère. Les cataractes du ciel ſe rompent enfin. Les eaux ont ſurmonté les ſommets des montagnes. La terre entière eſt inondée ; & la juſtice eſt ſatiſfaite. Mais trois jours après ; lorſque les corps ſurnagèrent ; lorſque tes yeux s’arrêtèrent ſur la multitude des cadavres livides ; lorſque la ſurface des mers t’offrit le ſpectacle le plus triſte, le plus affreux ſpectacle qui eût jamais affligé les regards des anges : que devins-tu ? Frappé de ce tableau, comme ſi tu ne l’avois pas prévu, tes entrailles s’émurent de douleur. Tu te repentis d’avoir fait le monde. Tu eus des regrets ſur le paſſé. Tu pris des réſolutions pour l’avenir. Voilà comme tu es ; & puiſque c’eſt-là ton caractère, pourquoi ne pas te ménager toi-même en nous épargnant ? Pourquoi faire à préſent le furibond, ſi ton cœur en doit murmurer ; ſi l’exécution des arrêts de la juſtice doit affliger la bonté ? Songes-y avant de commencer & conſidère les ſuites du nouveau déluge que tu as projeté. Je vais te les peindre.

» La Bahia & le reſte du Bréſil ſont devenus la proie des Hollandois ; je le ſuppoſe. Vois-les. Ils entrent dans cette ville avec la fureur de conquérans, avec la rage d’hérétiques. Vois que ni l’âge, ni le ſexe ne ſont épargnés. Vois le ſang qui coule. Vois les coupables, les innocens, les femmes, les enfans paſſés au fil de l’épée, égorgés les uns ſur les autres. Vois les larmes des vierges qui pleurent l’injure qu’elles ont ſoufferte. Vois les vieillards traînés par les cheveux. Entends les cris confus des religieux, des prêtres qui embraſſent leurs autels & qui élèvent leurs bras vers toi. Toi-même, Seigneur, tu n’échapperas pas à leurs violences. Oui ! tu en auras la part. L’hérétique forcera les portes de tes temples. Les hoſties, ton propre corps ſera foulé aux pieds. Les vaſes que ton ſang a remplis ſerviront à la débauche. Tes autels ſeront renversés. Tes images ſeront lacérées. Des mains ſacrilèges ſe porteront ſur ta mère.

» Que ces affronts te fuſſent adreſſés & que tu les ſouffriſſes, je n’en ſerois pas étonné, puiſque tu en ſouffris de plus ſanglants autrefois : mais ta mère ! où eſt la piété filiale ? Quoi ! tu ôtas la vie à Osée, pour avoir touché l’arche. La main que Jéroboam avoit levée ſur un prophète, tu la deſſéchas ; & il reſte à l’hérétique des milliers de bras pour des forfaits plus atroces ? Tu détrônas, tu fis mourir Balthazar, pour avoir bu dans des vaſes où ton ſang n’avoit pas été conſacré ; & tu épargnes l’hérétique ; & il n’y a pas deux doigts & un pouce pour tracer ſon arrêt de mort ?

» Enfin, Seigneur, lorſque tes temples ſeront dépouillés, tes autels détruits, ta religion éteinte au Bréſil, & ton culte interrompu ; lorſque l’herbe croîtra ſur le parvis de tes égliſes, le jour de Noël viendra ſans que perſonne ſe ſouvienne du jour de ta naiſſance. Le carême, la ſemaine-ſainte viendront, ſans que les myſtères de la paſſion ſoient célèbres. Les pierres de nos rues gémiront, comme elles gémirent dans les rues ſolitaires de Jéruſalem. Plus de prêtres, plus de ſacrifices, plus de ſacremens. L’héréſie s’emparera de la chaire de vérité. La fauſſe doctrine infectera les enfans des Portugais. Un jour on demandera aux enfans de ceux qui m’entourent : Petits garçons, de quelle religion êtes-vous ? & ils répondront : nous ſommes calviniſtes. Et vous petites filles ? & elles répondront : nous ſommes luthériennes. Alors tu t’attendriras, tu te repentiras : mais puiſque le regret t’attend, que ne le préviens-tu ?

» Mais, dis-moi, quelle gloire trouveras-tu à détruire une nation & à la faire ſupplanter par une autre ? C’eſt un pouvoir que tu confias autrefois à un petit habitant d’Anatho. En nous puniſſant, tu triomphes du foible ; en nous pardonnant, tu triomphes de toi. Sois miséricordieux pour la propre gloire, pour l’honneur de ton nom. Que la colère ne ſoit ni de tous les jours, ni même d’un jour. Tu ne veux pas que le ſoleil ſe couche ſur notre reſſentiment ; & combien ne s’eſt-il pas levé, combien ne s’eſt-il pas couché ſur le tien ? Exiges-tu de nous une modération que tu n’as pas ? Ne fais-tu que donner le précepte & non l’exemple ?

» Pardonne donc, Seigneur ; fais ceſſer nos malheurs. Vierge ſainte, intercède pour nous. Supplie ton fils ; ordonne-lui. S’il eſt courroucé par nos offenſes, dis-lui qu’il nous les remette, ainſi qu’il nous eſt enjoint par ſa loi de les remettre à ceux qui nous ont offensés… »

Je ne ſais ſi le Seigneur fut ſenſible à l’apoſtrophe de l’orateur Vieira : mais très-peu de tems après, les Hollandois virent interrompre leurs conquêtes par une révolution que toutes les nations déſiroient, ſans qu’aucune l’eut prévue.