Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 31

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XXXI. Quels ſont les peuples de l’Europe qui ont formé des liaiſons avec la Chine. À quelle ſomme s’élèvent leurs achats.

Toutes les nations Européennes qui paſſent le cap de Bonne Eſpérance, vont à la Chine. Les Portugais y abordèrent les premiers. On leur céda, avec un eſpace d’environ trois milles de circonférence, Macao, ville bâtie dans un terrein ſtérile & inégal, ſur la pointe d’une petite iſle ſituée à l’embouchure de la rivière de Canton. Ils obtinrent la diſpoſition de la rade trop reſſerrée, mais ſûre & commode, en s’aſſujettiſſant à payer à l’empire tous les droits d’entrée ; & ils achetèrent la liberté d’élever des fortifications, en s’engageant à un tribut annuel de 37 500 livres. Tout le tems que la cour de Liſbonne donna des loix aux mers des Indes, cette place fut un entrepôt important. Sa proſpérité diminua dans les mêmes proportions que la puiſſance qui en diſpoſoit. Inſenſiblement elle s’eſt anéantie. À peine ſe ſouviendroit-on de ce lieu, autrefois renommé, ſi, pendant une partie de l’année, il ne ſervoit d’aſyle aux facteurs Européens qui, après le départ de leurs navires, ſont obligés de quitter Canton, où ils ne peuvent rentrer qu’à leur arrivée. Cependant ces foibles reſtes d’une colonie autrefois ſi floriſſante jouirent d’une eſpèce d’indépendance juſqu’en 1744.

À cette époque, l’aſſaſſinat d’un Chinois détermina le vice-roi de la province à demander à ſa cour un magiſtrat pour inſtruire les barbares de Macao : ce furent les propres termes de la requête. On envoya un mandarin qui prit poſſeſſion de la place au nom de ſon maître. Il dédaigna d’habiter parmi des étrangers, pour leſquels on a un ſi grand mépris, & il fixa ſa demeure à une lieue de la ville.

Les Hollandois furent encore plus maltraités il y a près d’un ſiècle. Ces républicains, qui, malgré l’aſcendant qu’ils avoient pris dans les mers d’Aſie, s’étoient vus exclus de la Chine par les intrigues des Portugais, parvinrent à s’en ouvrir enfin les ports. Mécontens de l’exiſtence précaire qu’ils y avoient, ils tentèrent d’élever un fort auprès de Hoang-pou, ſous prétexte d’y bâtir un magaſin. Leur projet étoit, dit-on, de ſe rendre maîtres du cours du Tigre, & de faire également la loi aux Chinois & aux étrangers qui voudroient négocier à Canton. On démêla leurs vues, plutôt qu’il ne convenoit à leurs intérêts. Ils furent maſſacrés, & leur nation n’oſa de long-tems ſe montrer ſur les côtes de l’empire. Elle y reparut vers l’an 1730. Les premiers vaiſſeaux qui y abordèrent, étoient partis de Java. Ils portoient différentes productions de l’Inde en général, de leurs colonies en particulier, & les échangeoient contre celles du pays. Ceux qui les conduiſoient, uniquement occupés du ſoin de plaire au conſeil de Batavia, de qui ils recevoient immédiatement leurs ordres, & dont ils attendoient leur avancement, ne ſongeoient qu’à ſe défaire avantageuſement des marchandiſes qui leur étoient confiées, ſans s’attacher à la qualité de celles qu’ils recevoient. La compagnie ne tarda pas à s’appercevoir que de cette manière, elle ne ſoutiendroit jamais dans ſes ventes la concurrence des nations rivales. Cette conſidération la détermina à faire partir directement d’Europe, des navires avec de l’argent. Ils touchent à Batavia, où ils ſe chargent des denrées du pays propres pour la Chine, & reviennent directement dans nos parages, avec des cargaiſons beaucoup mieux composées qu’elles n’étoient autrefois, mais non pas auſſi-bien que celles des Anglois.

De tous les peuples qui ont formé des liaiſons avec les Chinois, cette nation eſt celle qui en a eu de plus ſuivies. Elle avoit une loge dans l’iſle de Chufan, du tems que les affaires ſe traitoient principalement à Emouy. Lorſqu’elles eurent été concentrées dans Canton, ſon activité fut toujours la même. L’obligation imposée à ſa compagnie d’exporter des étoffes de laine, détermina ce corps à y entretenir aſſez conſtamment des facteurs chargés de les vendre. Cette pratique jointe au goût qu’on prit dans les poſſeſſions Britanniques pour le thé, fit tomber dans ſes mains au commencement du ſiècle preſque tout le commerce de la Chine avec l’Europe. Les droits énormes que mit le parlement ſur cette conſommation étrangère, ouvrirent les yeux des autres nations, de la France en particulier.

Cette monarchie avoit formé en 1660 une compagnie particulière pour ces parages. Un riche négociant de Rouen, nommé Fermanel, étoit à la tête de l’entrepriſe. Elle fut commencée avec des fonds inſuffiſans, & eut une iſſue malheureuſe. L’éloignement qu’on avoit naturellement pour un empire, qui ne voyoit dans les étrangers que des hommes propres à corrompre ſes mœurs, à entreprendre ſur ſa liberté, fut conſidérablement augmenté par les pertes qu’on avoit faites. Inutilement les diſpoſitions de ce peuple changèrent vers l’an 1685, & avec elles la manière dont nous étions traités. Les François ne fréquentèrent que rarement ſes ports. La nouvelle ſociété qu’on forma en 1698, ne mit pas plus d’activité dans ſes expéditions que la première. Ce commerce n’a pris de la conſiſtance que lorſqu’il a été réuni à celui des Indes, & dans la même proportion.

Les Danois & les Suédois ont commencé à fréquentes les ports de la Chine à-peu-près dans le même tems, & s’y ſont gouvernés ſuivant les mêmes principes. Il eſt vraiſemblable que celle d’Embden les auroit adoptés, ſi elle eut eu le tems de prendre quelque conſiſtance.

Les achats que les Européens font annuellement à la Chine, peuvent s’apprécier par ceux de 1766, qui s’élevèrent à 26 754 494 livres. Cette ſomme, dont le thé ſeul abſorba plus des quatre cinquièmes, fut payée en piaſtres ou en marchandiſes, apportées par vingt-trois vaiſſeaux. La Suède fournit, 1 935 168 livres en argent ; & en étain, en plomb, en autres marchandiſes, 427 500 liv. Le Danemarck, 2 161 630 liv. & en fer, plomb, & pierres à fuſil, 231 000 livres. La France, 4 000 000 livres en argent, & 400 000 livres en draperies. La Hollande, 2 735 400 livres en argent, 44 600 livres en lainages, & 4 000 150 livres en productions de ſes colonies. La Grande-Bretagne, 5 443 566 livres en argent, 2 000 475 liv. en étoffes de laine, & 3 375 000 livres en pluſieurs objets tirés de diverſes parties de l’Inde. Toutes ces ſommes réunies formèrent un total de 26 754 494 livres. Nous ne faiſons pas entrer dans ce calcul dix millions en argent que les Anglois portèrent de plus que nous n’avons dit ; parce qu’ils étoient deſtinés à payer les dettes que cette nation avoit contractées, ou à former un fonds d’avance pour négocier dans l’intervalle des voyages.