Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 1

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I. Parallèle de l’hiſtoire ancienne & moderne.

L’HISTOIRE ancienne offre un magnifique ſpectacle. Ce tableau continu de grandes révolutions, de mœurs héroïques & d’événemens extraordinaires, deviendra de plus en plus intéreſſant, à meſure qu’il ſera plus rare de trouver quelque choſe qui lui reſſemble. Il eſt paſſé, le tems de la fondation & du renverſement des empires ! Il ne ſe trouvera plus, l’homme devant qui la terre ſe faiſoit ! Les nations, après de longs ébranlemens, après les combats de l’ambition & de la liberté, ſemblent aujourd’hui fixées dans le morne repos de la ſervitude. On combat aujourd’hui avec la foudre, pour la priſe de quelques villes, & pour le caprice de quelques hommes puiſſans : on combattoit autrefois avec l’épée, pour détruire & fonder des royaumes, ou pour venger les droits naturels de l’homme. L’hiſtoire des peuples eſt sèche & petite, ſans que les peuples ſoient plus heureux. Une oppreſſion journalière a ſuccédé aux troubles & aux orages & l’on voit avec peu d’intérêt des eſclaves plus ou moins avilis, s’aſſommer avec leurs chaînes, pour amuſer la fantaiſie de leurs maîtres.

L’Europe, cette partie du globe qui agit le plus ſur toutes les autres, paroît avoir pris une aſſiette ſolide & durable. Ce ſont des ſociétés puiſſantes, éclairées, étendues, jalouſes dans un degré preſque égal. Elles ſe preſſeront les unes les autres ; & au milieu de cette fluctuation continuelle, les unes s’étendront, d’autres ſeront reſſerrées, & la balance penchera alternativement d’un côté & de l’autre, ſans être jamais renversée. Le fanatiſme de religion & l’eſprit de conquête, ces deux cauſes perturbatrices du globe, ne ſont plus ce qu’elles étoient. Le levier ſacré, dont l’extrémité eſt ſur la terre & le point d’appui dans le ciel, eſt rompu ou trés-affoibli. Les ſouverains commencent à s’apercevoir, non pour le bonheur de leurs peuples, qui les touche peu, mais pour leur propre intérêt, que l’objet important eſt de réunir la sûreté & les richeſſes. On entretient de nombreuſes armées, on fortifie nos frontières, & l’on commerce.

Il s’établit en Europe un eſprit de trocs & d’échanges, qui peut donner lieu à de vaſtes ſpéculations dans les têtes des particuliers : mais cet eſprit eſt ami de la tranquilité & de la paix. Une guerre, au milieu des nations commerçantes, eſt un incendie qui les ravage toutes. Le tems n’eſt pas loin, où la ſanction des gouvernemens s’étendra aux engagemens particuliers des ſujets d’un peuple avec les ſujets d’un autre, & où ces banqueroutes, dont les contre-coups ſe font ſentir à des diſtances immenſes, deviendront des conſidérations d’état. Dans ces ſociétés mercantiles, la découverte d’une iſle, l’importation d’une nouvelle denrée, l’invention d’une machine, l’établiſſement d’un comptoir, l’invaſion d’une branche de commerce, la conſtruction d’un port, deviendront les tranſactions les plus importantes ; & les annales des peuples demanderont à être écrites par des commerçans philoſophes, comme elles l’étoient autrefois par des hiſtoriens orateurs.

La découverte d’un nouveau monde pouvoit ſeule fournir des alimens à notre curioſité. Une vaſte terre en friche, l’humanité réduite à la condition animale, des campagnes ſans récoltes, des tréſors ſans poſſeſſeurs, des ſociétés ſans police, des hommes ſans mœurs : combien un pareil ſpectacle n’eût-il pas été plein d’intérêt & d’inſtruction pour un Locke, un Buffon, un Monteſquieu ! Quelle lecture eût été auſſi ſurprenante, auſſi pathétique que le récit de leur voyage ! Mais l’image de la nature brute & ſauvage, eſt déjà défigurée. Il faut ſe hâter d’en raſſembler les traits à demi-effacés, après avoir peint & livré à l’exécration les avides & féroces chrétiens, qu’un malheureux haſard conduiſit d’abord dans cet autre hémiſphère.